Augustin De Piis (1755-1832)
Recueil: L'Harmonie imitative de la Langue française (1785) - Chant 3

À plus d'un examen ces vers furent soumis ...


 

À plus d'un examen ces vers furent soumis.
Mais, si j'en crois enfin mes sévères amis
J'ai prouvé que ma langue avec art combinée,
Tantôt impérieuse et tantôt dominée,
Par des sons inégaux pouvait également
Rendre l'horreur sensible et peindre l'agrément;
Mais refusant de moi l'exemple et les préceptes,
Sans doute ils soutiendront, ces critiques ineptes,
Que ces termes choisis leur ont semblé muets.
Ils voudront me contraindre, à saisir les effets,
Du bruit de nos métiers, des cris du quadrupède,
Et du son qu'en son sein chaque instrument possède,
Eh ! Bien, je me dévoue à ces nombreux travaux;
J'imiterai par-tout mes antiques rivaux,
Et si quelque succès couronnait mon audace,
À mes contemporains je demande une grace,
C'est que l'envie au moins cesse de me troubler;
Au rang des demi-dieux d'autres pourront voler.

Si de l'artificier fraudant le privilège,
J'entre dans un jardin qu'au même instant j'assiège,
Déja la boîte éclate et l'ardent serpenteau
S'élance en vacillant sur le front d'un ormeau,
Aux loix de Galilée un soleil réfractaire
Tourne autour de son axe au centre du parterre;
Ses rayons divergens décroissent à l'entour
De son disque rougi qui s'éteint sans retour.
La gerbe par des jets de bleuâtres étoiles
De la nuit qui pâlit court ménacer les voiles;
Verticale, elle brille, et n'imaginez pas
Que sa fécondité lui donne le trépas.
Sa tombe est un trésor qu'avec peine elle épuise,
Et semblable à l'oiseau que la fable éternise,
Quand je ne l'attens plus, je la revois encor
Se consumer sans cesse en étincelles d'or.
Est-ce un bouquet brillant que de moi l'on reclame ?
En nappes dans les airs je déroule la flamme,
Et contre Flore en pleurs secouant ses cheveux,
En dépit de ses fers Vulcain vomit ses feux;
Tandis qu'au haut du ciel mainte agile fusée
Jaillit en se jouant de sa prison brisée,
Traîne un sillon dans l'ombre et baissant tôt ou tard,
S'arrête, éclate et meurt dès que son pétard part.

Ici du forgeron fomentant la fournaise,
J'allume avec effort la pétillante braise,
Et mes flasques soufflets péniblement enflés,
Ronflent en chassant l'air dont leurs flancs sont gonflés,
De la terre à mon gré façonnant les entrailles,
Je les confie ensuite à la dent des ténailles,
Et dans le lac dormant dont l'eau fume et frémit
Plongé jusques au bout mon fer rouge gémit.
Là, je suis serrurier; ma rigoureuse lime,
D'un clou d'abord meurtri rive en criant la cime,
Un amas de ressorts et de vis et d'écrous,
Prépare entre mes mains le repos des jaloux;
Je traîne sur ses gonds une grille indolente;
Je range, en longs barreaux, la rampe qui serpente;
Tantôt du taillandier, tantôt du maréchal,
Imitant par des t le travail matinal,
Je soulève un marteau que l'élégant Delille
Précipite en cadence aussi-bien que Virgile;
Et qui tombe, en trois tems, pour dompter le métal,
En frappant mon timpan d'un tintamarre égal.

Attaquons dans les bois la dryade indignée,
Elle repousse envain ma cruelle coignée;
L'espoir d'un gain honteux m'a bientôt étourdi;
En bucheron hâlé je frappe un coup hardi,
Et par l'explosion de ma bruyante haleine,
Je crois hâter le fer de ma hache inhumaine.
Me préserve le ciel d'entendre nuitamment
Autour de ma maison construire un bâtiment,
C'est, il faut l'avouer, une cacophonie,
Que de peindre, en tout temps dédaigna le génie;
Mais si le dieu des vers jadis se fit maçon,
Je puis à ces détails descendre sans façon.
Voyez ce malheureux suant et presqu'étique
Courbé sur les moilons qu'il pique et qu'il repique,
Cet autre du soleil essuyant le courroux,
De son marteau tenace attaque à petits coups,
D'une pierre en repos l'inébranlable masse;
Sur un tertre de paille, assis, comme par grace,
Cet autre à tour de bras, dès que Phébus a lui,
Au travers d'un gros roc étendu devant lui,
Traîne une longue scie auparavant graissée,
Qui s'avance docile et rebrousse ébréchée,
Si dans la pierre avide, au fer trop à l'étroit,
Il ne fait partager l'eau que lui-même il boit;
Survient-il un sculpteur ? Ce nouveau Praxitele
Exerçant son ciseau sur le marbre rébelle,
Suscite sans pitié des sons si discordans,
Qu'en blessant mon oreille ils agacent mes dents;
À tourner son long col que cette grue est prompte !
Mais comme elle se plaint du fardeau qu'elle monte !

Le cric s'accroche au poids qu'il soulève aisément,
Et triple à chaque tour son triste grincement;
Sans perdre une minute, à me rompre la tête,
Près de son établi ce menuisier s'apprête;
Sur un ais tortueux qu'il applanit bientôt
Il promène en raclant son rapide rabot,
Et dans le trou profond que vient d'ouvrir la vrille,
À grands coups de maillet il presse la cheville :
Près de ces ouvriers voilà, pour mon malheur,
Que le hazard dirige un perfide émouleur,
Qui sur sa meule en feu, par un jeu qui l'amuse,
Aiguise les outils de si près qu'il les use.
Puisse-t-il, entre nous les repasser si bien
Que pour nous étourdir il n'en reste plus rien !

Si pour me ranimer je gagne mes pénates,
Oh ! De quel bruit plus doux, cher Bacchus, tu me flattes !
Rompant son fil d'archal, le champagne élancé
Cherche en l'air à se joindre à son bouchon chassé;
En coulant du goulot d'une oblongue bouteille,
Le bordeaux plus couvert charme aussi mon oreille,
Et ses flots, l'un de l'autre, au passage jaloux
Comblent mon gobelet en doublant leurs gloux-gloux.
On est, quand on a bu, plus propre à la musique,
Et je peindrai les sons que ce bel art m'indique.
Je les réveille enfin ces nombreux instrumens,
Chez l'indolent luthier suspendus et dormans,
Dans les flancs de ceux-ci je vois rentrer éole,
Et les nerfs de ceux-là se tendre à ma parole;
Déja, vers moi par troupe ils semblent accourir;
Je leur donne un moment pour mieux se réunir,
Et pour les ranger tous sur une ligne égale,
Le tambour en roulant, battra la générale.
C'en est fait : s'agit-il de les voir défiler ?
Ils suivront l'ordre exact que j'ai sû leur régler.
En appellant les coups sur leurs plans paralleles
Au dos d'un fier coursier, ces timbales jumelles,
Aux bonds de la baguette, ont produit des tons sourds.

L'airain qui les entoure en murmure toujours,
Fier des sons moëlleux qu'il enfante sans peine
Avec un flegme anglais, le piano se traîne,
Et nargue, fils ingrat, le rude clavecin.
La cymbale après lui froisse un double bassin,
Et, roi des instrumens, le violon sonore,
Vaincu par Viotti , devient plus fier encore.
Le champêtre hautbois et l'éclatant clairon
Auprès du cor ronflant marchent en escadron.
Ou je me trompe fort, ou la longue trompette
Précéde, avec orgueil, l'allégre clarinette;
Et le fifre fidèle à prendre le dessus,
Par force, de ses flancs, fait fuir des sons aigus.
Je vois enfin, je vois la flûte veloutée
Par les lévres de Rault , souvent sollicitée,
De sa langue, accueillir le prompt martelement,
Et l'exhaler soudain comme un roucoulement;
Raclée à tour de bras, la grosse contrebasse
M'électrise à l'envi du serpent que je chasse;
Mais le violoncelle adouci par Duport
À mes nerfs irrités rend leur premier accord.

Honneur soit en passant, à la harpe élégante
Qui conservant toujours une forme imposante,
Plus d'une fois sans doute, en de royales mains,
Depuis son origine, a charmé les humains.
À l'approche d'Inner , sensible, elle s'accorde,
Et si ses doigts légers, errants de corde en corde,
Daignent faire l'essai de son expression,
Que de sons vont survivre à la vibration !
Auprès de la beauté, plaintive mandoline,
Sers l'amant patelin lorsque le jour décline;
Que le cistre trop sourd, bourdonnant à l'écart,
Respecte la guittarre aux ordres de Guichard :
Tandis qu'en sautillant une touche subtile
Interroge à tâtons le tympanon docile.
Qui te méconnaîtrait, jovial tambourin ?
Du gentil galoubé tu guides le refrein,
Et quand sous l'oranger, la provençale agile
S'élance dans les airs, émule de Camille,
Tu marques la cadence à ses pieds délicats;
Le gazon se relève, et l'on cherche ses pas.
Peste soit du fausset de l'âcre cornemuse,
Qui meurt lorsque l'haleine à ses voeux se refuse !

Nos modernes sylvains la fêtent dans les bois,
Mais le seul Pourceaugnac peut sauter à sa voix.
Substitut portatif de la cloche en retraite,
À force de ressorts, la cresselle aigrelette
Court le mercredi-saint relancer dans ses draps
Le gros chanoine Evrard ivre du lundi-gras.
Dieux ! Quel charivari ! Les castagnettes claquent,
La guimbarde frémit entre les dents qui craquent,
Et tout près du triangle à contre-temps frappé,
La vielle en grinçant flatte un peuple dupé.
Mais je n'ai vu passer ni les cloches, ni l'orgue,
Il faut céder sans doute à leur pieuse morgue,
Pour les chercher moi-même à l'église je cours,
Provoquons ces bourdons qui dorment dans les tours,
À leurs cables grossiers je saurai me suspendre,
Et puis regagner terre, et puis vous faire entendre
Sur les bords du métal prompt à vous étourdir;
Les battants balancés tomber et rebondir,
Si la tâche est trop forte et que mes bras débiles
Abandonnent en l'air les cloches immobiles;
Sous leurs voûtes d'airain, le vent doit, engouffré,
Même après leur repos, murmurer concentré.

Mais quels savans accords et quelle mélodie
Réveillent tout-à-coup mon oreille engourdie !
Balbâtre ou charpentier , d'un geste impérieux
Maîtrisent le clavier d'un orgue harmonieux;
Du temple qui résonne ils ébranlent la voûte,
On croirait que du ciel ils ont trouvé la route,
Et que les airs sacrés, échappés de leurs mains,
Montent, comme un parfum, jusqu'au trône des saints.
Ainsi des instrumens ou bénis ou profanes
J'ai tâché d'imiter les différens organes,
J'oubliais le sifflet qui n'a point oublié
De heurter par son vent mon front humilié,
Exécrable instrument, qui te donna la vie ?
On ne le sait que trop : sans doute que l'envie
Pressant un jour le col de ses nombreux serpens,
Concentra dans ton sein leurs sombres siflemens,
Depuis, tout fut en proie à ta rage insensée;
Et l'on t'a vu, sans cesse, au théâtre, au lycée,
Non content d'être encor le signal des filoux,
Rallier contre un seul, mille écrivains jaloux.
J'entends derrière moi l'écho qui se désole,
Ce que l'ombre est au corps, il l'est à la parole,
Invisible habitant ou d'un mur ou d'un bois,
Il décroît tour à tour, jusqu'à cinq à six fois,
Il retrace à l'oreille une imparfaite image
Des bruits de la nature ou des sons du langage,
Et pour les répéter, il perd si peu d'instans,
Qu'on croit, quand il répond, parler en même temps.

Lecteur, laisse en beaux vers l'ingénieux Ovide
Prodiguer le mensonge à ton esprit avide,
Je prétends sur l'écho te révéler sans fard
Des secrets qu'à coup sûr tu n'as lus nulle part;
Peins toi le premier soir du premier jour du monde,
Où le globe, plongé dans une paix profonde,
Sous les rayons de l'astre, émule du soleil,
S'argente aux yeux d'Adam qui résiste au sommeil;
Il veut fuir, mais en vain; quelque part qu'il s'arrête,
À la faible clarté que la lune lui prête,
Sur la terre et dans l'air il voit les animaux
Chancelans tour-à-tour céder tous au repos,
Et lui-même, au milieu d'une forêt discrète
Il écoute, étonné, la nature muette.
Tourmenté malgré lui d'un souci curieux,
Il lève en soupirant ses deux mains vers les cieux;

" ô mon maître, dit-il, quel est donc ce silence ? "
Silence ! Dit l'écho, qui prend alors naissance.
Que fait le premier homme à ce bruit étranger ?
(on ignorait encor la peur et le danger)
Il visite avec soin la forêt toute entière,
" ah ! Pauvre Adam, dit-il, c'est à toi de te taire;
Quel autre que ton Dieu peut répondre à ta voix ? "
Ta voix ! Reprend l'écho renouvellant ses droits.
Adam s'occupe encor d'une recherche vaine,
Mais le sommeil surprend sa paupière incertaine,
Ève doit au matin s'offrir à ses desirs,
Et l'écho plus discret taira leurs deux soupirs.
Du simple et du badin combinant l'avantage,
Je vais des animaux copier le langage,
Et ce nouveau travail n'est rien moins qu'un jouet :
Hérissant sa crinière et balançant son fouet,
Le monarque des bois, soit qu'on passe ou qu'on entre,
Par des rugissemens fait retentir son antre;
Le léopard farouche et le tigre irrité
Frémissent en chorus près de sa majesté;
Et ce vieux loup à jeun, dont les forces chancellent,
Heurle dans l'ombre épaisse où ses yeux étincellent;

Envain dans sa tanière a-t-on muselé l'ours ?
Soyez sûr que l'ingrat qui s'en souvient toujours,
Même quand sur deux pieds il trépigne en cadence,
Gronde et garde une dent à son maître de danse.
Mais d'un crayon rapide esquissons le cheval,
Ah ! Virgile ! Pardonne à ton jeune rival !
Je voudrais t'égaler quand ton pégase agile,
Traversant l'hexamètre au galop du dactyle,
Dans un vaste circuit de terreins labourés,
Quatre à quatre en courant marquait ses pas ferrés.
Sur les gazons fleuris que le taureau bondisse !
Auprès de sa génisse, amoureux, qu'il mugisse !
Je vais encor ici mettant Virgile à neuf,
Faire au bout d'un vers lourd tomber le pesant boeuf,
Et forcer l'agnelet d'essayer sa voix grèle
Au milieu des moutons qui bèlent pêle-mêle.
Entendez-vous plus loin le timide chevreau
Murmurer quand il broute et ronger l'arbrisseau ?
Ravi par un barbare à sa mère qui meugle,
Le veau prêt à mourir verse des pleurs et beugle.
Soufrez qu'Aliboron clopinant, ricanant,
Et bravant le bâton d'un maître chagrinant,
Ouvre une large bouche et s'évertue à braire,
(le bon Jean l'admettait dans la fable légère)
Mais quel vil animal allonge son grouin ?
Ah ! C'en est trop, recule, et vas grogner plus loin,
Toi que doivent chasser, par un dégoût semblable,
Les français de leurs vers, et les juifs de leur table.
Chez l'avare Crésus, au combat du taureau,
Et sur les boulevards qui bordent Saint-Malo,
J'entends, comme Cerbère, aboyer le boul-dogue,
Mais du petit barbet la voix est bien moins rogue;
Et quand chez Pénélope Ulysse de retour,
Sourit au vieux témoin de son fidèle amour,
Au devant du guerrier le chien s'élance, il jappe
Et léche, avec transport, son manteau qu'il attrape.
Le chat près du barbet vient de se mettre à point,
Et de les séparer je n'entreprendrai point;
De Rominagrobis qui grommèle et qui jure,
Caressez prudemment l'ondoyante fourure,
Le fourbe étend sa griffe et roule de gros yeux;
Chassez sur le pallier cet amant furieux,
De degrés en degrés qu'il poursuive sa belle,
Et la nuit, s'il le veut, qu'il s'en aille avec elle,
Dans son feu violent miaulant à loisir,
Publier sur les toîts son douloureux plaisir.
Que le singe unissant la malice à l'audace,
Fasse en grinçant des dents grimace sur grimace,
Et devant l'homme enfin, fier de lui ressembler,
S'enroue, en s'indignant, de ne pouvoir parler.

 

 


Augustin de Piis

 

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