Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Harmonies poétiques et religieuses (1830) - Livre premier

Bénédiction de Dieu dans la solitude



D'où me vient, ô mon Dieu ! cette paix qui m'inonde ?

D'où me vient cette foi dont mon coeur surabonde ?
A moi qui tout à l'heure incertain, agité,
Et sur les flots du doute à tout vent ballotté,
Cherchais le bien, le vrai, dans les rêves des sages,
Et la paix dans des coeurs retentissants d'orages.
A peine sur mon front quelques jours ont glissé,
Il me semble qu'un siècle et qu'un monde ont passé;
Et que, séparé d'eux par un abîme immense,
Un nouvel homme en moi renaît et recommence.

Ah ! c'est que j'ai quitté pour la paix du désert
La foule où toute paix se corrompt ou se perd;
C'est que j'ai retrouvé dans mon vallon champêtre ,
Les soupirs de ma source et l'ombre de mon hêtre,
Et ces monts, bleus piliers d'un cintre éblouissant,
Et mon ciel étoilé d'où l'extase descend !
C'est que l'âme de l'homme est une onde limpide
Dont l'azur se ternit à tout vent qui la ride,
Mais qui, dès qu'un moment le vent s'est endormi,
Repolit la surface où le ciel a frémi;
C'est que d'un toit de chaume une faible fumée,
Un peu d'herbe le soir par le pâtre allumée,
Suffit pour obscurcir tout le ciel d'un vallon
Et dérober le jour au plus pur horizon !
Qu'un vent vienne à souffler du soir ou de l'aurore,
Le nuage flottant s'entrouvre et s'évapore;
L'ombre sur les gazons, se séparant du jour,
Rend à tous les objets leur teinte et leur contour;
Le rayon du soleil, comme une onde éthérée,
Rejaillit de la terre à sa source azurée;
L'horizon resplendit de joie et de clarté,
Et ne se souvient plus d'un peu d'obscurité !
Ah ! loin de ces cités où les bruits de la terre
Étouffent les échos de l'âme solitaire,
Que faut-il, ô mon Dieu ! pour nous rendre ta foi ?
Un jour dans le silence écoulé devant toi,
Regarder et sentir, et respirer, et vivre;
Vivre, non de ce bruit dont l'orgueil nous enivre,
Mais de ce pain du jour qui nourrit sobrement,
De travail, de prière et de contentement;
Se laisser emporter par le flux des journées
Vers cette grande mer où roulent nos années,
Comme sur l'Océan la vague au doux roulis,
Berçant du jour au soir une algue dans ses plis,
Porte et couche à la fin au sable de la rive
Ce qui n'a point de rame, et qui pourtant arrive :
Notre âme ainsi vers Dieu gravite dans son cours,
Pour le coeur plein de lui que manque-t-il aux jours ?

Voici le gai matin qui sort humide et pâle
Des flottantes vapeurs de l'aube orientale,
Le jour s'éveille avec les zéphyrs assoupis,
La brise qui soulève ou couche les épis,
Avec les pleurs sereins de la tiède rosée
Remontant perle à perle où la nuit l'a puisée,
Avec le cri du coq et le chant des oiseaux,
Avec les bêlements prolongés des troupeaux,
Avec le bruit des eaux dans le moulin rustique,
Les accords de l'airain dans la chapelle antique,
La voix du laboureur ou de l'enfant joyeux
Sollicitant le pas du boeuf laborieux.

Mon coeur à ce réveil du jour que Dieu renvoie,
Vers un ciel qui sourit s'élève sur sa joie,
Et de ces dons nouveaux rendant grâce au Seigneur,
Murmure en s'éveillant son hymne intérieur;
Demande un jour de paix, de bonheur, d'innocence,
Un jour qui pèse entier dans la sainte balance,
Quand la main qui les pèse à ses poids infinis
Retranchera du temps ceux qu'il n'a pas bénis !
Puis viennent à leur tour les soins de la journée,
L'herbe à tondre du pré, la gerbe moissonnée
A coucher sur les chars, avant que, descendu,
Le nuage encor loin que l'éclair a fendu
Ne vienne enfler l'épi des gouttes de sa pluie,
Ou de ses blonds tuyaux ternir l'or qui s'essuie;
Les fruits tombés de l'arbre à relever; l'essaim
Débordant de la ruche à rappeler soudain,
La branche à soulager du fardeau qui l'accable,
Ou la source égarée à chercher sous le sable;
Puis le pauvre qui vient tendre à vide sa main
Où tombe au nom de Dieu son obole ou son pain;
La veuve qui demande, aux coeurs exempts d'alarmes,
Cette aumône du coeur, une larme à ses larmes,
L'ignorant un conseil que l'espoir embellit,
L'orphelin du travail et le malade un lit;
Puis sous l'arbre, à midi, dont l'ombre les rassemble,
Maîtres et serviteurs qui consultent ensemble
Sur le ciel qui se couvre ou le vent qui fraîchit,
Sur le nuage épais que la grêle blanchit,
Les rameaux tout noircis par la dent des chenilles
Ou la ronce aux cent bras qui trompe les faucilles;
Puis montent des enfants à qui, seule au milieu,
La mère de famille apprend le nom de Dieu,
Enseigne à murmurer les mots dans son symbole,
A fixer sous leurs doigts le nombre et la parole,
A filer les toisons du lin ou des brebis,
Et du fil de leur veille à tisser leurs habits.

De labeur en labeur l'heure à l'heure enchaînée
Vous porte sans secousse au bout de la journée,
Le jour plein et léger tombe, et voilà le soir :
Sur le tronc d'un vieux orme au seuil on vient s'asseoir;
On voit passer des chars d'herbe verte et traînante,
Dont la main des glaneurs suit la roue odorante;
On voit le chevrier qui ramène des bois
Ses chèvres dont les pis s'allongent sous leur poids,
Le mendiant, chargé des dons de la vallée,
Rentrer le col pliant sous sa besace enflée;
On regarde descendre avec un oeil d'amour,
Sous les monts, dans les mers, l'astre poudreux du jour;
Et selon que son disque en se noyant dans l'ombre,
Creuse une ornière d'or ou laisse un sillon sombre,
On sait si dans le ciel l'aurore de demain
Doit ramener un jour nébuleux ou serein,
Comme à l'oeil du chrétien le soir pur d'une vie
Présage un jour plus beau dont la mort est suivie;
On entend l'angélus tinter, et d'un saint bruit
Convoquer les esprits qui bénissent la nuit.
Tout avec l'horizon s'obscurcit; l'âme est noire,
Le souvenir des morts revient dans la mémoire;
On songe à ces amis dont l'oeil ne doit plus voir,
Dans le jour éternel, de matin ni de soir;
On sonde avec tristesse au fond de sa pensée
La place vide encor que leur mort a laissée,
Et pour combler un peu l'abîme douloureux,
On y jette un soupir, une larme pour eux !

Enfin quand sur nos fronts l'étoile des nuits tremble,
On remonte au foyer, on cause, on lit ensemble
Un de ces testaments sublimes, immortels,
Que des morts vertueux ont légués aux mortels,
Sur les âges lointains phares qu'on aime à suivre,
Homère, Fénelon, et surtout ce grand livre
Où les secrets du ciel et de l'humanité
Sont écrits en deux mots : Espoir et Charité !
Et quelquefois, enfin, pour enchanter nos veilles,
D'une chaste harmonie enivrant nos oreilles,
Nous répétons les vers de ces hommes divins
Qui, dérobant des sons aux luths des séraphins,
Ornent la vérité de nombre et de mesure,
Et parlent par image ainsi que la nature.

Mais le sommeil, doux fruit des jours laborieux,
Avant l'heure tardive appesantit nos yeux;
Comme aux jours de Rachel, la prière rustique
Rassemble devant Dieu la tribu domestique,
Et pour que son encens soit plus pur et plus doux,
C'est la voix d'un enfant qui l'élève pour tous.
Cette voix virginale et qu'attendrit encore
La présence du Dieu qu'à genoux elle implore,
Invoque sur les nuits sa bénédiction;
On murmure un des chants des harpes de Sion,
On y répond en choeur; et la voix de la mère,
Douce et tendre et l'accent mâle et grave du père,
Et celui des vieillards que les ans ont baissé,
Et celui des pasteurs que les champs ont cassé,
Bourdonnant sourdement la parole divine,
Forment avec les sons de la voix enfantine
Un contraste de trouble et de sérénité,
Comme une heure de paix dans un jour agité;
Et l'on croirait, aux sons de cette voix qui change,
Entendre des mortels interroger un ange.

Ainsi coule la vie en paisibles soleils :
Quelle foi peut manquer à des moments pareils ?
Qu'importe ce vain flux d'opinions mortelles
Se brisant l'une l'autre en vagues éternelles,
Et ne répandant rien sur l'écueil de la nuit
Que leur brillante écume, et de l'air et du bruit !
La vie est courte et pleine et suffit à la vie;
De ces soins innocents l'âme heureuse et remplie
Ne doute pas du Dieu qu'elle porte avec soi;
C'est sous d'humbles vertus qu'il a caché sa foi;
Un regard en sait plus que les veilles des sages;
Un beau soir qui s'endort dans son lit de nuages,
Une nuit découvrant dans son immensité
L'infini qui rayonne, et l'espace habité,
Un matin qui s'éveille étincelant de joie,
Ce poids léger du temps que le travail emploie,
Ce doux repos du coeur qui suit un saint soupir,
Ces troubles que d'un mot ton nom vient assoupir,
Mon Dieu, donnent à l'âme ignorante et docile
Plus de foi dans un jour qu'il n'est besoin pour mille;
Plus de miel qu'il n'en tient dans la coupe du sort,
Plus d'espoir qu'il n'en faut pour embellir la mort.

Conserve-nous, mon Dieu, ces jours de ta promesse,
Ces labeurs, ces doux soins, cette innocente ivresse
D'un coeur qui flotte en paix sur les vagues du temps,
Comme l'aigle endormi sur l'aile des autans,
Comme un navire en mer qui ne voit qu'une étoile,
Mais où le nautonier chante en paix sous sa voile !
Conserve-nous ces coeurs et ces heures de miel,
Et nous croirons en toi, comme l'oiseau du ciel,
Sans emprunter aux mots leur stérile évidence,
En sentant le printemps croit à ta providence;
Comme le soir doré d'un jour pur et serein
S'endort dans l'espérance et croit au lendemain;
Comme un juste mourant et fier de son supplice
Espère dans la mort et croit à ta justice;
Comme la vertu croit à l'immortalité,
Comme l'oeil croit au jour, l'âme à la vérité.

 


Alphonse de Lamartine

 

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