Marie-Françoise Balard (1776-1822)
Recueil : L'Amour Maternel (1810) - Poëme En Quatre Chants

Chant Deuxième


 

Mortel infortuné ! qui murmures sans cesse
Sur les maux attachés à l'humaine faiblesse,
Et loin de rendre grâce à l'immortel Auteur
Qui sous la froide argile a su placer un coeur;
De ce don précieux méconnaissant l'usage,
Dégrades de ton Dieu le plus parfait ouvrage,
Tu ne vois dans l'hymen qu'un joug dur et pesant;
Abjure-le, crois-moi, ce triste égarement !
Ce bonheur qu'on te peint n'est point une chimère...

J'en atteste ton coeur, heureuse et tendre mère !
Dis-moi, quelque désir te presse-t-il encor ?
Faut-il de vains honneurs, faut-il des monceaux d'or,
Pour charmer tes regards ? Ton âme ambitieuse
De l'éclat d'un grand nom serait-elle envieuse ?
Non;ce berceau contient ce qui peut te charmer:
Voilà le seul trésor que tu puisses aimer...

Et toi, mortel sensible, amant, époux fidèle,
À quel ravissement cette scène nouvelle
Vient-elle de livrer ton esprit et ton coeur !...
Tu le connais enfin ce suprême bonheur,
Ce sentiment sacré, présent d'un Dieu propice
Auprès duquel l'amour n'est qu'un faible caprice;
Ose enfin contempler ce nouvel avenir,
Qu'à tes regards charmés un enfant vient offrir;
Les plaisirs sur tes sens ont perdu leur empire,
Le monde n'a plus rien qui puisse te séduire;
Tu redoutais jadis les pénibles travaux,
Ta fille les commande, il n'est plus de repos;
À ton coeur généreux aucun effort ne coûte,
C'est elle qui de fleurs va parsemer ta route;
C'est elle qui, pour prix de tes soins vigilants,
Te promet des plaisirs sans cesse renaissants.
Ainsi le voyageur surpris par la nuit sombre,
Près de lui, loin de lui, ne distingue dans l'ombre
Ni les bocages frais ni les riants vallons:
Il va d'un pied craintif foulant les verts gazons,
Et lorsque sous ses pas mille fleurs sont écloses,
Il craint un précipice où fleurissent les roses.
Mais quand le jour naissant vient éclairer enfin
Les fertiles coteaux qui bordent son chemin,
De ses vaines frayeurs son esprit se dégage;
Il sent croître sa force et doubler son courage;
Promène autour de lui ses regards satisfaits,
S'enfonce hardiment dans les vastes forêts,
Jouit de sa surprise, et, charmé, ne redoute
Que de trouver trop tôt le terme de sa route.
C'est ainsi que souvent une funeste erreur,
À nos yeux fascinés dérobe le bonheur.

Phrosine à son époux tend une main tremblante,
Il la saisit, la presse, et d'une voix touchante,
Ils bénissent tous deux l'enfant de leur amour;
Ils l'embrassent tous deux et cette fleur d'un jour,
Dans leurs bras suspendue et de pleurs arrosée...
Tendres épanchements ? Ô ! céleste rosée,
Des outrages du temps puissiez-vous garantir
Ce frêle rejeton qu'un souffle peut flétrir !

Cependant du sommeil les pavots salutaires
De l'heureuse Phrosine effleurent les paupières;
Ce mélange inouï de plaisir, de douleur,
Vient d'épuiser son corps sans fatiguer son coeur;
Ses sens sont assoupis, mais son âme encor veille,
Au bruit le plus léger elle prête l'oreille;
Frappé d'un seul objet, son esprit vigilant
Même au sein du repos protège son enfant»

Mais déjà la nature active et prévoyante,
Fait jaillir de son sein une source abondante;
Par un nouveau bienfait, pendant ce long sommeil
Son lait s'épure, coule, et presse son réveil;
Phrosine va nourrir celte fille si chère,
Une seconde fois Phrosine sera mère...
Elle n'a point conçu le projet odieux
D'éloigner un instant son enfant de ses yeux:
Elle hâte, il est vrai, la marche des années,
Les roses de son teint seront plus tôt fanées,
Et ce sein arrondi va perdre, en quelques jours,
Sa forme séduisante et ses moelleux contours:
Vaine réflexion ! faiblesse passagère !
Non, vous ne pouvez rien sur le coeur d'une mère.
Eh quoi ! pour des attraits qu'un instant peut flétrir
J'éloignerais ma fille ! ah ! mille fois mourir,
Plutôt que de céder une si douce place !...
Moi je m'exposerais à l'affreuse disgrâce
De rester étrangère au coeur de mon enfant;
Je deviendrai pour elle un objet effrayant,
Elle repousserait mes soins et ma tendresse,
Et me déroberait sa première caresse...
Je verrais appeler du doux nom qui m'est dû,
Un être mercenaire à mon orgueil vendu !...

Tu n'as point éprouvé cette angoisse cruelle,
Ma tendre mère ! ô loi, dont l'amitié fidelle,
En tout temps, en tous lieux, voulut suivre mes pas !
Il n'est point de séjour, il n'est point de climats,
Où mon amour pour toi n'eût répandu des charmes.
Ah ! lorsque sur ton sein je versais tant de larmes,
Et que tes pleurs venaient se mêler à mes pleurs,
Je sentais s'adoucir mes amères douleurs;
Ta tendresse, tes soins, et ta douce présence,
Dans mon coeur déchiré ranimaient l'espérance;
Près de toi j'oubliais les caprices du sort,
Et quand tes bras s'ouvraient, je me croyais au port
D'où je pouvais braver la fureur des orages.
Terribles souvenirs ! déchirantes images !
Fuyez ! je l'ai perdu ce bien si précieux.
Ô ma mère ! mes yeux ont vu fermer tes yeux.
La tombe s'est ouverte, a dévoré sa proie.
Là sont ensevelis mon bonheur et ma joie !
Plus de doux entretiens, plus de soins consolants;
Partout la solitude et les regrets cuisants.
Je ne le sentais pas quand j'avais une amie.
Mon sort était son sort, ma vie était sa vie.
Ce n'était que pour moi qu'elle tenait au jour,
Et son dernier soupir fut Un soupir d'amour.
J'étais à ses genoux, sa main froide et livide,
Bénissait son enfant, et mon regard avide
Attendait de sa bouche un mot consolateur;
Je priais, je pleurais, j'adorais le Seigneur,
Je mettais à ses pieds mon coeur et ma misère
Et je lui demandais, ou la mort, ou ma mère:
Ô regrets éternels, amour, voeux superflus !
Je vois encor le jour, et ma mère n'est plus.

Mais faut-il éclairer d'une torche funèbre,
Le séjour du bonheur que ma muse célèbre ?
De ces lieux fortunés fuyez, sombres cyprès !
Jusqu'au fonds de mon coeur rentrez, tristes regrets !
De grâce, laissez-moi peindre un jour sans nuage,
Respectez du bonheur le rapide passage;
Sur un fragile appui sans cesse chancelant,
Il ne règne qu'un jour, ne brille qu'un instant.

Mais que dis-je ? où m'égare un coupable délire ?
Ai-je donc tout perdu ? ma fille, ô mon Elmire !
Pardonne, je suis mère, et j'ai pu murmurer !
Mon esprit à ce point devait-il s'égarer ?
Déjà ton jeune coeur, sensible à ma tendresse,
Vole vers moi, me rend caresse pour caresse;
Ils ne sont point perdus, mes beaux jours, mes plaisirs,
Elmire embellira jusqu'à mes souvenirs;
Ma mère dort en paix dans la nuit éternelle,
Mais ma fille est pour moi ce que je fus pour elle.

Qui pourrait calculer le nombre de douceurs
Dont l'éternel a mis le germe dans nos coeurs ?
Tandis qu'à la fortune immolant la nature,
Et cachant sous l'éclat d'une riche parure
Un sein qu'un art cruel tarit avec effort,
La femme ambitieuse ose braver la mort
Plutôt que de risquer, par quelques jours d'absence,
Les biens et les honneurs promis à sa présence;
Sous le chaume paisible, au sein de ses enfants,
Louise en son hameau voit se glisser le temps:
Elle vieillit sans crainte, elle aime sans mesure,
Par instinct, non par choix, elle suit la nature,
Ses jours coulent sans peine, elle voit sans regrets
Se faner sa fraîcheur, s'envoler ses attraits.
Les remords déchirants ne troublent point sa vie;
Elle fut toujours tendre et toujours plus chérie;
Elle a rempli sa tâche; elle voit, sans frémir,
La tombe sous ses pas, déjà prête à s'ouvrir;
Son âme simple et pure attend sa récompense,
Et s'endort doucement au sein de l'espérance.

Mais n'est-ce qu'au village et dans la paix des champs
Que je puis te trouver, noble objet de mes chants ?
Faut-il sous les haillons chercher la tendre mère ?
Le sentiment vit-il au sein de la misère ?
Non; le besoin émousse et resserre le coeur.
Il n'est point de tendresse, il n'est point de bonheur,
Quand toujours l'avenir est un objet d'alarmes.
La nature a perdu son pouvoir et ses charmes
Pour l'être malheureux qui soupire, languit,
Calcule ses douleurs du fond de son réduit,
Et voit autour de lui sa famille affamée,
Lui demander en pleurs, le prix de sa journée...
Il la cède à regret... Ô comble de pitié !
Je le vois de son pain réserver la moitié...
Le lendemain peut-être, ou le vent, ou l'orage,
Arrêteront le cours de son pénible ouvrage...
Alors, que deviendront sa femme, ses enfants ?
Ainsi ces chers objets, pour nos coeurs si touchants,
Ces doux noms et de fils, et d'époux, et de père,
Des trois quarts des humains irritent la misère.
Mais détournons nos yeux de ces tristes tableaux;
Et, loin des faux plaisirs, et plus loin des vrais maux,
Cherchons le seul bonheur que mon âme imagine.
Viens égayer mes chants, viens, aimable Phrosine;
Mais quel est cet enfant échappé de tes bras,
Qui fuit, revient, accourt, et s'attache à tes pas ?
Est-ce là ta Zélis si tendrement aimée ?
Oui, je la reconnais, et tes yeux l'ont nommée.
C'est elle; mais ô ciel ! quel heureux changement !
Tant de charmes sont-ils l'ouvrage d'un moment ?
De tes soins assidus, partout je vois la trace.
Ce sourire si fin, ce regard, cette grâce,
Tout dit de ton amour l'infatigable ardeur,
Et jusque dans ses yeux je retrouve ton coeur.

C'est ainsi que la mère ingénieuse et tendre,
Obtient tout, et jamais n'a l'air de rien prétendre:
L'enfant veut être aimé, la nature en son coeur
Lui fait de l'amour seul composer le bonheur.
Que faut-il opposer à son impatience ?
S'il souffre, s'il gémît, qui calme sa souffrance ?
Ah ! c'est l'oeil de sa mère; il trouve sur son sein
Le remède à son mal, l'oubli de son chagrin;
Ainsi le papillon, qu'une main curieuse
Ravit quelques instants à la rose amoureuse,
Va retrouver la vie et de nouveaux amours,
Dans le sein parfumé qui protège ses jours.

Ô vous, dont la prudence et la pitié sévère
Prive un fils expirant, des secours de sa mère,
Savez-vous à quel point vous aigrissez ses maux ?
En vain vous reposez sur de moelleux carreaux.

Ses membres fatigués, et sa tête brûlante;
Il a perdu sa mère, et sa main défaillante
Se refuse à vos soins, repousse vos secours.
Ah ! n'empoisonnez pas le dernier de ses jours !
Ah ! rendez-lui sa mère ! il trouvera près d'elle
Pour supporter ses maux une force nouvelle.
Peut-être ses secours vont-ils changer son sort,
Peut-être sa présence éloignera la mort ?
Un instinct bienfaisant et l'éclairé et la guide;
Elle lit dans ses yeux, et sur ce front livide,
Des désirs, des besoins, échappés à votre oeil,
Et de soins consolants entoure son Cercueil.

Amour ! sublime Amour qui composes ma vie !
Que ne puis-je te peindre an gré de mon envie ?
Mais ce n'est point assez de mes faibles écrits,
Il faut par un exemple appuyer mes récits.

L'hymen d'un roi puissant fixait les destinées;
De myrte, d'olivier, les Grâces couronnées,
Par des jeux solennels célébraient ce beau jour,
Où le monde étonné dut la paix à l'Amour.

Tandis que la Discorde horrible et frémissante,
Voit s'éteindre en ses mains sa torche pâlissante;
Lutèce relevant son front majestueux,
À descendre en ses murs semble inviter les dieux;
La Seine, de ses flots a calmé le murmure;
Et de roseaux"p1us frais ornant leur chevelure,
Les filles de Doris, par leurs touchants accords,
Du fleuve glorieux font retentir les bords:
Jusqu'aux champs nébuleux qu'arrose la Tamise,
Zéphir va soupirer le doux nom de Louise;
Et bravant les fureurs de faîtière Albion,
L'écho répète au loin: Vive Napoléon.

Cependant les beaux-arts pleins d'un noble délire,
De prodiges nouveaux étonnent leur empire;
L'illustre ambassadeur du César des Germains,
Pour mieux les employer à ses nobles desseins
Dirige leurs efforts, et la troupe savante
Prépare au couple auguste une fête brillante.

Dans un jardin paré des trésors du printemps,
Une main délicate a, par des soins touchants,
Reproduit aux regards de Louise attendrie,
Les sites enchanteurs de sa douce patrie;
Ici l'on voit au pied des fertiles coteaux,(2)
La Vienne promenant le crystal de ses eaux;
Plus loin, la croix gothique, et l'humble presbytère,
Où dans son vieux pasteur le berger trouve un père;
Voilà le chêne antique, et le banc de gazon,
Où se réunissaient, au temps de la moisson,
Les vassaux enrichis des bienfaits de Louise,
Mais quel est ce rivage ? ô touchante surprise !
Ce sont les prés fleuris qui de ses premiers ans
Virent la gaîté pure et les jeux innocents;
Ces beaux lieux que jadis enchantait sa présence,
Lui semblent aujourd'hui gémir de son absence.
Louise, à cet aspect, le coeur gros de soupirs,
Se livre toute entière à ces doux souvenirs:
Elle oublie un instant sa gloire, sa puissance,
Et croit se voir encore aux jours de son enfance.

Une salle élégante, ouvrage d'un moment,
Et des plaisirs d'un jour fragile monument,
Appelle dans son sein la jeunesse folâtre;
Des jeux de Therpsicore, une foule idolâtre,
Inonde de ses flots les lambris somptueux,
Et de mille instruments le son mélodieux
A disposé les coeurs à la plus douce joie;
Bientôt dans tous les yeux le plaisir se déploie:
Du plus charmant des arts les Grâces et Cypris
Paraissent tour à tour se disputer le prix;
Chaque mère en secret le décerne à sa fille,
Ne voit de tant d'attraits que ceux dont elle brille,
Et pense dans l'excès de ce commun bonheur,
Que chacun a pour elle et ses yeux et son coeur.

Parmi cet heureux groupe on distingue, on admire
Pauline d'Aremberg... (3) son gracieux sourire
Annonce qu'elle est mère, et ses regards touchants
En dévoilant son âme, ont nommé ses enfants.
Mais quels cris déchirants... des flammes dévorantes
Embrasent de ces murs les tentures flottantes;
Rien ne peut arrêter leur cours impétueux,
Et bientôt à travers un océan de feux,
Frémissant de terreur, tout cherche dans la fuite
Un salut incertain.... chacun se précipite,
Se mêle dans la foule, et sous ses pas pressés
Écrase ses amis à ses pieds renversés.

Pauline, dans l'horreur d'une double épouvante,
Entoure de ses bras sa fille palpitante,
L'entraîne... Elle est déjà sur le seuil désiré...
Tout à coup à leurs pieds un débris embrasé
Roulant avec fracas, les heurte et les sépare.
Un généreux mortel... (Ah ! dirai-je un barbare !)
Secourt l'aimable enfant, l'emporte dans ses bras
Loin de ce lieu d'horreur précipite ses pas;
Elle est en sûreté, mais Pauline, elle ignore
Que cet objet si cher, respire, existe encore.
D'autres mains, d'autres soins, l'ont sauvée à son tour,
Pauline est déjà loin de cet affreux séjour;
Mais sa fille ... grand dieu ! qu'est-elle devenue ?
La malheureuse mère, égarée, éperdue,
Court, appelle à grands cris; une froide sueur
Inonde tout son corps et pénètre son coeur;
Elle croit que du sein de la fournaise ardente
Partent les cris plaintifs de sa fille expirante.
Elle écoute, et son âme abusant ses esprits
Lui fait entendre encor ces lamentables cris:
C'en est fait, elle part adieu, grandeurs, famille,
Amis, époux, jeunesse, elle cherche sa fille;
Et, se plongeant vivante en ce gouffre brûlant,
Expire, et disparaît dans le feu dévorant.

Ah ! reviens un instant, ombre chère et sacrée !
Pauline, lève-toi ! parais, mère adorée !
Contemple dans ce jour d'amertume et de deuil
Louise, de ses pleurs arrosant ton cercueil:
Vois son auguste époux, honorant ta mémoire
Par de nobles regrets ajouter à ta gloire;
Écoute les sanglots d'un époux éperdu,
Redemandant au ciel le bien qu'il a perdu:
Écoute les soupirs de ta triste famille:
Viens, viens calmer surtout les douleurs à ta fille !
Hélas ! quoiqu'innocente, elle maudit le jour,
S'accuse de ta mort; et, victime à son tour,
Du délire sacré qui causa sa misère,
Revendique la tombe où repose sa mère.

 

Notes:

(2) Ici l'on voit au pied des fertiles coteaux
La Vienne promenant le crystal de ses eaux.

La Vienne, petite rivière qui se jette dans le Danube, sous les
murs de Vienne.

(Voyez la Géographie de Mentelle, vol. II, page 302)

(3) Parmi cet heureux groupe on distingue, on admire
Pauline d'Aremberg. . .

 Pauline, princesse de Schwartzemberg, fille du sénateur
d'Aremberg. Voici l'extrait des détails insérés dans le
Moniteur du 3 juillet 1810, et d'après lesquels l'Auteur a
composé son épisode.

« La fête du prince de Schwartzemberg a eu lieu avant-hier.
LL. MM. II. et RR. y ont assisté: elles sont arrivées à
dix heures: le jardin était illuminé avec beaucoup de
goût; il offrait différentes vues des pays que
l'Impératrice chérissait pendant son enfance. . .

Le prince, suivant l'usage suivi à Paris, avait fait
construire en planches une salle de bal, ornée de
peintures, de gazes, de mousselines et autres étoffes
légères; cette salle offrait un très-beau coup-d'oeil. La
Reine de Naples a ouvert le bal avec le prince Estherazi;
et le Vice Roi avec la princesse Pauline de Schwartzemberg,
femme du frère aîné de l'Ambassadeur. Après les quadrilles,
on a dansé une écossaise, pendant la quelle LL. MM. se
sont levées pour faire le tour du cercle, et parler aux
dames. L'Impératrice était déjà retournée à son fauteuil,
et l'Empereur se trouvait à l'autre extrémité de la salle,
et venait de passer auprès de la princesse Pauline de
Schwartzemberg, qui lui avait présenté les princesses ses
filles, lorsque la flamme d'une bougie atteignit les
draperies d'une croisée. Le comte Dumanoir, chambellan de
l'Empereur, et plusieurs officiers qui se trouvaient près
de lui, voulurent arracher les rideaux; mais la flamme
gagna plus haut. On prévint sur-le-champ l'Empereur, qui
n'eut que le temps d'aller auprès du fauteuil de
l'Impératrice, et qui fut aussitôt entouré par
l'Ambassadeur et les officiers de la légation
autrichienne, qui l'engagèrent à sortir. Le feu se
propageait avec la rapidité de l'éclair, et S. M. se retira
au petit pas avec l'Impératrice, recommandant le calme afin
de prévenir tout désordre. Les issues de la salle étaient
heureusement très-spacieuses, et la foule put aisément
s'écouler et se répandre dans le jardin. Mais beaucoup de
mères perdirent du temps en cherchant leurs filles, dont
elles avaient été séparées par l'écossaise, et beaucoup de
jeunes personnes, en cherchant à se réunir à leur mère. La
rapidité de l'incendie fut telle, que la reine de Naples,
qui marchait à la suite de l'Empereur, étant tombée, ne fut
sauvée que par la présence d'esprit du grand-duc de
Wurtzbourg. Le jardin, fort vaste et très-bien éclairé, a
offert, pendant, une demi-heure, le spectacle de pères et
mères appelant leurs femmes, leurs époux et leurs enfants;
et qui, au moment où ils se retrouvaient, s'embrassaient
avec transport, comme si une longue absence les eût
séparés.

« L'Empereur et l'Impératrice montèrent en voiture à la
porte du jardin. Lorsque l'Empereur eut rejoint ses
équipages de campagne qui l'attendaient aux Champs-Elysées,
et y eut remis l'Impératrice, il revint chez le prince de
Schwartzemberg avec un aide-de-camp.

« La princesse Pauline' de Schwartzemberg était restée une
des dernières dans la salle du bal: elle tenait une de ses
filles par la main. Un débris embrasé fit tomber cette
jeune personne, qu'un homme, qui se trouvait près d'elle,
releva, et porta hors de la salle: elle fut elle-même
entraînée dans le jardin. Ne voyant plus sa fille, elle
courait partout, l'appelant à grands cris. Elle rencontra
le Roi de Westphalie qui chercha à la calmer; elle
s'adressa de même au prince Borghèse et au comte Regnanlt.
Api es un quart-d'heure de recherches, poussée par
l'héroïsme de l'amour maternel, elle rentra dans la salle
enflammée; et, depuis ce moment, on ne sut plus ce qu'elle
était devenue.

« Le prince Joseph de Schwartzemberg passa la nuit à
chercher sa femme, qui ne se trouva ni chez son frère
l'Ambassadeur, ni chez madame de Metternich. Il doutait
encore de son malheur, lorsqu'au point du jour on trouva
dans les débris de la salle un corps défiguré, que le
docteur Gall crut reconnaître pour celui de la princesse
Pauline de Schwartzemberg. Il ne resta plus de doute,
lorsqu'on reconnut ses bijoux et le chiffre de ses enfants
qu'elle portail à son cou.

« La princesse Pauline de Schwartzemberg était fille du
sénateur d'Aremberg: elle était mère de huit enfants, et
grosse de quatre mois. Elle était aussi distinguée par les
grâces de sa personne, que par les qualités de son esprit
et de son coeur. L'acte de dévouement, qui lui a coûté la
vie, prouve combien elle est digne de regrets, car la mort
était évidente; les flammes sortaient en tourbillon; une
mère seule était capable d'affronter un tel danger.

« L'Empereur s'est retiré à trois heures du matin. Il a
envoyé plusieurs fois, pendant le reste de la nuit, pour
s'informer du sort de la princesse Pauline de
Schwartzemberg, qui était encore incertain. Ce n'est qu'à
cinq heures du, matin qu'on lui a rendu compte de sa mort.
S. M., qui avait une estime particulière pour cette
princesse, l'a vivement regrettée.

« S. M. l'Impératrice a montré le plus grand calme pendant
cette soirée. Lorsque ce matin à son réveil elle a appris
la mort de la princesse de Schwartzemberg, elle a répandu
beaucoup de larmes. »

 

 


Marie-Françoise Balard

 

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