Marie-Françoise Balard (1776-1822)
Recueil : L'Amour Maternel (1810) - Poëme En Quatre Chants

Chant Quatrième


 

Ô toi qui fais l'honneur, le charme de mes jours,
Approche-toi, ma fille ! objet de mes amours,
Source de mes plaisirs, suis-moi sous cet ombrage,
Et viens jusqu'à sa fin conduire mon ouvrage.

Zélis compte déjà plus de quinze printemps,
Mais ignore le prix de ses charmes naissants,
Et ne sait point encor la grâce séduisante
De sa taille, semblable à la tige élégante
Du lys que les autans ont toujours respecté.
Pour mieux parer son coeur, négligeant sa beauté,
Au prix de ses atours, elle aide l'indigence,
Et, fuyant les dangers d'une molle indolence,
Occupe sa journée à d'utiles travaux.

« Ô toi dont les vertus charment jusqu'à mes maux;
Délices de mes yeux, doux espoir de ma vie,
Cache-toi dans mon sein, mon sort ferait envie !
Quoi ! ce trésor vivrait sur la terre ignoré;
Il vivrait pour moi seule: et ce dépôt sacré,
Dont le ciel confia le sort à ma tendresse,
Victime d'une lâche et cruelle faiblesse,
Se verrait dans mes mains flétrir en son printemps !
Non, ma fille: suis-moi: partons, il en est temps;
Viens, quittons cet asyle obscur et solitaire,
Il ne peut plus suffire à l'orgueil d'une mère. »

Ainsi parla Phrosine, et soudain elle part,
Et jette en les quittant un humide regard
Sur ces lieux, seuls témoins du bonheur de sa fille;
Mais elle va revoir ses amis, sa famille ...

Cependant le soleil ne dore plus les monts,
On croit les voir s'étendre et relever leurs fronts,
Pour recueillir encore un rayon salutaire
De cet astre qui fuit vers un autre hémisphère.
Du sein de l'orient, la Nuit, fille du Ciel,
S'élance, et vient couvrir de son voile immortel
Le désert solitaire et le riant bocage;
Zélis voit s'avancer le terme du voyage.
Dans son impatience elle voudrait franchir
L'espace qui lui reste encore à parcourir;
Un doux frémissement soulève sa poitrine,
Enfin elle aperçoit la dernière colline
S'aplanir sous les pas des coursiers haletants;
Et la grande cité, riche de monuments,
S'élevant dans le sein d'une fertile plaine,
Resserrer dans ses murs les rives de la Seine.

On s'arrête, Phrosine a reconnu le seuil
Où sans doute l'attend le plus touchant accueil;
Elle quitte son char: sa famille empressée
Accourt au-devant d'elle, et, dans ses bras pressée
Le nom de sa Zélis s'échappe avec ses pleurs:
Tendre réunion, je connais tes douceurs,
J'ai revu mes amis après les jours d'absence,
J'ai revu mes foyers, j'ai retrouvé la France ...

Zélis approche enfin, son port noble et décent,
Son abord gracieux, son sourire charmant,
Enchantent tous les yeux, et Phrosine en silence
A de seize ans d'exil reçu la récompense:
Chaque instant lui ménage un triomphe nouveau.
Les talents cultivés dans le fond du hameau,
Enfants de la retraite, étonnent à la ville:
Et du chantre des bois sa voix pure et facile,
Dont l'art n'altéra point l'éclat et la fraîcheur,
Semble avoir emprunté le charme séducteur.

Chaque éloge à Zélis, chaque brillant suffrage,
À l'amour de sa mère est un nouvel hommage;
Tel contemple au matin l'astre majestueux
Roulant dans l'horizon son disque lumineux,
Qui bénit en son coeur cette source féconde,
D'où découla l'amour, la lumière et le monde.
Jouis, Phrosine, encore un moment, un seul jour;
Peut-être cet objet de ton unique amour,
Dès demain, dès ce soir, au trépas condamnée,
Comme la fleur des champs tombera moissonnée.
Dieu ! reculez encor ce terrible moment ...
Une fièvre brûlante, un délire effrayant,
Menacent de Zélis l'existence si chère;
Mais où sont donc tes pleurs ? oh, malheureuse mère !
Eh quoi ! pas une larme ? Une morne stupeur,
Un oeil farouche et sec, est-ce là la douleur ?
Qu'as-tu fait de ce coeur si sensible et si tendre ?
N'appréhendes-tu rien ? et te faut-il attendre,
Pour pousser un soupir, que le froid de la mort
Soit venu sans retour déterminer ton sort,
Phrosine ? Mais d'où naît le transport qui t'agite ?
Où portes-tu tes pas ? quelle frayeur subite
S'empare de tes sens ? ... Elle échappe, elle fuit,
Et, s'arrachant des bras de l'époux qui la suit,
Loin du lit de sa fille elle court éperdue;
Des pleurs, des pleurs de sang obscurcissent sa vue;
Elle tombe à genoux, et parmi ses sanglots
Elle laisse échapper péniblement ces mots:

« Sous mes maux, Dieu puissant, je sens que je succombe:
« Dispose de mes jours, daigne m'ouvrir la tombe,
« Mais sauve ma Zélis: ô mère des douleurs !
« Espoir des malheureux, prends pitié de mes pleurs !
« Porte aux pieds de ton fils ma peine et ma détresse;
« Si je n'ai tes vertus, j'ai toute ta tendresse,
« Mais je n'ai point, hélas ! ton noble dévoûment;
« Prends ma vie, ô mon Dieu, mais sauve mon enfant !
« Je ne murmure point, mon père, je t'implore,
« Je respecte tes lois, je gémis, je t'adore ...
« Je dépose à tes pieds et ce coeur déchiré,
« Et cet amour brûlant dont tu l'as pénétré.
« Oui, je sens s'adoucir mon amère souffrance;
« Dieu ! tu m'as commandé de garder l'espérance:
« Eh bien, Seigneur ! j'espère, et crois à ta bonté,
« Et je mets en toi seul toute ma sûreté. »

Un rayon consolant, une force divine,
Sont venus ranimer les esprits de Phrosine;
Ses pleurs ne coulent plus; une douce chaleur
A passé dans son sang et pénétré son coeur;
Elle se lève enfin, va rejoindre sa fille,
Console son époux, rassure sa famille;
Et, foi te de sa foi, source de ses vertus,
Espère en l'Éternel, attend, et ne craint plus »

La fièvre cependant, active et dévorante,
Redouble ses efforts, et, d'une voix touchante,
Zélis adresse au ciel les voeux les plus ardents
Pour la paix, le bonheur de ses tendres parents,
Âge heureux, où la mort cache sa faux cruelle
Sous le rameau sacré de la palme immortelle !
Âge heureux, où le coeur dans sa simplicité
A cru sans examen, et n'a jamais douté !
Détracteur de la foi, coeur dur, esprit rebelle,
Accours, viens avec moi voir mourir le fidelle:
Le tombeau n'est pour toi qu'un gouffre dévorant,
Il est pour lui, du ciel le portique brillant;
Rien en toi ne survit à l'impure matière,
Tandis que, secouant une indigne poussière,
Son âme triomphante atteint l'éternité,
Et s'asseoit au banquet de l'immortalité.
Zélis déjà ravie au séjour de lumière,
N'a plus ni souvenir, ni regret de la terre.

Mais que Phrosine est loin de ce calme parfait !
Elle espère, elle craint, murmure, se soumet,
S'alarme sans motifs, sans sujet se rassure;
Tantôt se réjouit, s'afflige sans mesure ...
Tel le vaisseau battu par les vents orageux,
Est plongé dans l'abîme ou lancé vers les cieux.

Loin de la ralentir, l'affreuse incertitude
Semble encore ajouter à sa sollicitude;
Déjà la nuit dix fois a chassé le soleil,
Et Phrosine n'a pu retrouver le sommeil:
Il n'ose appesantir son humide paupière,
Et suspendre un instant les doux soins d'une mère.
Immobile, au chevet de ce lit de douleur,
L'oeil fixé sur sa fille, et priant dans son coeur,
Le reste des humains semble perdu pour elle;
Ainsi, l'humble pêcheur ne voit que sa nacelle
Exposée au péril, quand d'immenses vaisseaux
Sont avec leurs trésors engloutis sous les flots.

Tant d'amour, tant de soins auront leur récompense:
La crainte sans retour le cède à l'espérance;
Le délire a cessé, la fièvre a disparu,
Sur ce livide front les lis ont reparu;
Zélis retrouve enfin la parole et la vie,
Et déjà dans les bras de sa mère ravie,
Lui paie en un instant un siècle de douleurs.
Phrosine la contemple et l'inonde de pleurs;
Les cieux se sont ouverts, un bonheur sans mélange
Lui vient d'être apporté sur les ailes d'un ange.

Respectez leur silence, amis, parents, époux;
Soleil, cache tes feux: zéphirs, apaisez-vous,
Gardez-vous de troubler ces moments de délire ...
Et toi, faible crayon, oses-tu les décrire ?

Zélis a recouvré sa première fraîcheur,
Et la tendre Phrosine est rendue au bonheur.
Dans ses premiers transports en secret elle apprête,
Pour célébrer ce jour, une brillante fête;
Les plus touchants plaisirs de la maternité
Sont tracés sur la toile avec fidélité.

Zelis pleure, et sourit à ce touchant hommage;
Une vive rougeur colore son visage;
Elle voudrait pouvoir éviter tous les yeux,
Et ne peut se soustraire aux regards curieux.

Cependant une aimable et bruyante jeunesse,
En ce lieu réunie, autour d'elle s'empresse;
Tous les coeurs à l'envi lui demandent des fers.
Parmi les voeux secrets qui lui furent offerts,
Phrosine a distingué de sa plus tendre amie
L'unique rejeton; sur sa physionomie
Se décèle déjà le trouble de ses sens ...
Peut-être ignore-t-il encor ses feux naissants;
Charles ( c'était son nom ), prudent, modeste et sage,
Dès long-temps possesseur d'un immense héritage,
A su se garantir des dangereux travers
Que le monde à ses yeux a si souvent offerts.

Le voilà cet époux que Phrosine désire,
Que pour Zélis son coeur en secret vient d'élire;
À ce projet si cher puisse-t-elle applaudir !
Elle veut la guider et non pas l'asservir.

Charles le lendemain cependant se présente;
Il aime, et s'est levé dès l'aurore naissante;
Pour un coeur bien épris le réveil est si doux !
Il a dans le sommeil rêvé le nom d'époux;
L'image de Zélis l'a bercé dans ses songes.
Prestiges séduisants ! agréables mensonges !
L'homme vous doit souvent ses plus parfaits plaisirs;
Que ne lui laissez-vous, plus que des souvenirs !

Charles revoit Zélis, et Zélis ose à peine
Fixer sur lui ses yeux: une crainte soudaine,
Un trouble, un embarras jusqu'alors inconnu,
S'empare de ses sens; et son coeur ingénu
S'étonne de trouver dans cet état pénible
Une douceur secrète, un charme irrésistible ...
Mais Phrosine l'observe, et son oeil vigilant
A déjà pénétré ce secret important.

C'est elle qui découvre à Zelis interdite
Le nouveau sentiment qui la trouble et l'agite;
Et, loin de les combattre, elle approuve des feux
Qui doivent couronner le plus cher de ses voeux.
Ô charme d'un lien pur, chaste et légitime !
Ô touchante union, amour noble et sublime,
Torrent inépuisable où le coeur altéré
Boit sans cesse, et toujours est de soif dévoré;
Trésor de volupté, félicité suprême
Qu'un dieu puissant à l'homme a découvert lui-même,
Comme un faible avant-goût des plaisirs immortels
Qui l'attendent au sein des parvis éternels !
Qu'il meurt en paix celui qui sut aimer et plaire,
Il a goûté lui seul tous les biens de la terre.

L'hymen de ces amants va bientôt s'accomplir.
Aux coeurs qu'un même instinct se plaît à réunir,
L'aveugle Ambition fut toujours étrangère;
Et, méprisant ces biens qu'adore le vulgaire,
Leur unique désir est de goûter en paix
L'ineffable douceur de s'aimer à jamais.

On a fixé le jour; l'aurore matinale
Doit voir le lendemain la pompe nuptiale;
Bientôt cet heureux couple, à l'autel du Seigneur,
Se verra commander l'amour et le bonheur.

Ce jour commence à luire, et Phrosine en silence
Va placer le bouquet, symbole d'innocence,
Sur le front virginal de la jeune Zelis;
Un voile d'un blanc pur couvre de ses longs plis
Sa blonde chevelure et sa taille élégante.
Sous ce noble appareil, confuse, palpitante,
L'esprit préoccupé d'un douteux avenir,
L'oeil humide, et laissant échapper un soupir,
Elle vient se jeter aux genoux de sa mère:
« Bénissez votre enfant, daignez. . . -Fille trop chère,
« Oui ... oui ... je te bénis ! » Et soudain les sanglots
Et les embrassements interrompent ces mots ...

Charles paraît, on part, et Phrosine tremblante
Accompagne et soutient sa fille chancelante,
Jusqu'au pied de l'autel qui reçoit leurs serments.
Allez, jeunes époux, et que vos descendants,
Vertueux comme vous, charment votre vieillesse ...

Au milieu des transports et des cris d'allégresse,
On revient sous le toit antique et révéré,
Qu'une suite d'aïeux ont toujours illustré;
C'est-là que désormais au sein de sa patrie,
Entre un fils de sou choix, une fille chérie,
Et de leur tendre hymen les gages précieux,
Phrosine va couler des jours délicieux.
Telles sont des mortels les nobles destinées,
Leur tendresse s'accroît par le cours des années,
Ce feu sacré survit aux ravages du temps:
Le tendre tourtereau n'est père qu'un printemps,
Le monstre des forêts à ses fils fait la guerre,
Dans le vaste océan, dans les airs, sur la terre,
Tout ce qui n'est point homme, à peine quelques jours
Protège et reconnaît le fruit de ses amours.
Lorsqu'à jamais soumise au lien qui l'engage,
De la bonté du ciel, noble et touchante image,
La mère ne connaît de bonheur, de plaisirs,
Que de leur consacrer ses soins et ses loisirs;
Rien ne peut ralentir sa tendre vigilance,
Ni veilles, ni tourments, ne lassent sa constance;
Et lorsque vient enfin l'âge, l'instant heureux,
Où le flambeau d'hymen s'allume aussi pour eux,
Aux enfants de ses fils consacrant sa vieillesse !
Elle redouble encor de soins et de tendresse,
Mais elle ne sait plus commander et punir;
À leurs caprices même on la voit compatir:
C'est dans ce tendre coeur, modèle d'indulgence,
Qu'est déposé l'aveu des fautes de l'enfance;
Cherchant à prévenir un juste châtiment,
Près d'un père irrité son amour les défend;
On dirait que, toujours partageant leur disgrâce,
C'est pour elle surtout qu'elle demande grâce.
Mais sur ces cheveux blancs, la Mort au bras de fer
Vient promener sa faux; et le dernier hiver
S'écoule et disparaît pour l'aïeule chérie;
Près de son lit de mort sa famille attendrie,
Empruntant les secours d'un art trop incertain
Tâche de prolonger ces jours près de leur fin;
Mais, repoussant un soin qu'elle juge inutile,
Phrosine à leurs regrets oppose un oeil tranquille.
Sa carrière est finie, un dieu de paix l'attend,
De son corps fatigué son coeur se détachant,
Vole déjà vers lui: sur sa fille éperdue
Pour la dernière fois elle jette la vue,
Voit ses larmes couler, console sa douleur,
Lui peint cet avenir d'amour et de bonheur,
Ce séjour éternel de calme et d'innocence;
L'assure que sa mort n'est qu'une courte absence,
Lui parle de l'instant qui doit les réunir,
Et de son dernier jour laisse un long souvenir.

 

 


Marie-Françoise Balard

 

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