Marie-Françoise Balard (1776-1822)
Recueil : L'Amour Maternel (1810) - Poëme En Quatre Chants

Chant Troisième


 

Je vous retrouve enfin, beaux jours de mon enfance,
Jours de paix, de bonheur, de calme et d'innocence:
Je retrouve ces jeux, ce sourire enfantin,
Cette bruyante joie et ce regard serein.
Je vous revois aussi, bosquets, fraîche verdure,
Gazons, qui de vos fleurs composiez ma parure;
Mon coeur à votre aspect tressaille de plaisir;
Sous ces arbres touffus je me sens rajeunir:
Au lever du soleil, assise sous ce hêtre,
J'écoulais du berger la romance champêtre;
Un agneau, qu'à mes soins on avait confié,
Suivait partout mes pas: son front était orné
D'un ruban, qui naguère avait paré ma tête,
À son cou résonnait une riche sonnette
Dont le son argentin faisait bondir mon coeur;
Je crois le voir encor. Dieux ! avec quelle ardeur
Je cherchais l'herbe tendre, et la fleur salutaire
Qui devait remplacer le doux lait de sa mère.
Le soir, nouveaux plaisirs m'appelaient dans les champs.
Quand le soleil dorait de ses rayons mourants
La cime des forêts qui parent nos montagnes,
J'allais joindre en courant mes joyeuses compagnes;
Je leur portais du lait, du pain frais et des fruits,
De mes soins, de mes dons je recevais le prix;
Vrais plaisirs, âge heureux, beaux jours, douce retraite,
Vous n'êtes plus à moi, mais mon coeur vous regrette;
Prés fleuris, si long temps théâtre de mes jeux,
Bosquets, que j'aimais tant, recevez mes adieux !
Que ne puis-je toujours, sous votre ombre si chère,
Loin d'un monde trompeur, sous les yeux d'une mère,
Oublier mes chagrins, dissiper mes ennuis,
Retrouver mes beaux jours et mes paisibles nuits !
Quel coeur assez pervers, ou quelle âme assez pure,
Peut ne point regretter ce temps où la nature
Semble encor de nos sens respecter le repos;
Il n'est point de revers, il n'est point de vrais maux,
Où l'on ne vit jamais la triste Prévoyance,
L'aveugle Ambition, et la froide Prudence:
Tout, dans cet âge heureux, est amour et candeur;
Les Regrets déchirants, et le Remords vengeur,
Ne peuvent aborder ce coeur plein d'innocence:
Aimer Dieu, ses parents, est toute sa science.
La mort n'alarme point cet esprit confiant,
Il sourit au tableau du bonheur qui l'attend:
Et son oeil en idée osant franchir l'espace,
Auprès des chérubins marque déjà sa place.

Tel Phrosine est déjà l'enfant de ton amour.
Cultivé par tes soins, il acquiert chaque jour
Quelques Vertus de plus, et quelques nouveaux charmes;
Tendre mère, jouis désormais sans alarmes.
Zélis approche enfin de ce moment heureux,
Où la tendre Phrosine, au comble de ses voeux,
En elle va trouver une soeur, une amie,
Qui l'aide à supporter le fardeau de la vie;
Phrosine va bientôt déposer dans son sein,
Et sa secrète joie, et son muet chagrin;
Ses peines désormais auront même des charmes,
Un coeur semblable au sien recueillera ses larmes.

Ce n'est point seulement au sein de la douleur
Que des fruits de l'hymen on goûte la douceur;
Des plaisirs les plus vifs ils sont aussi la source:
C'est en vain que le temps, dans sa rapide course,
Effleure tes attraits, accumule tes ans;
Sur le front de Zélis les roses du printemps,
À tes regards surpris, étalent tous leurs charmes,
Phrosine, et dans tes yeux je vois de douces larmes.
À ton esprit alors seulement vient s'offrir
De tes premiers beaux jours un léger souvenir:
Tu rappelles ce temps, où, brillante, adorée,
D'une nombreuse cour à toute heure entourée,
Tu voyais vingt amants brûler des mêmes feux;
Mais quel faible tableau ! ta fille est sous tes yeux,
Quand tu mets tes attraits, les siens, en parallèle,
C'est pour te répéter, elle est cent fois plus belle.
Mais pour la préserver d'un peu de vanité,
Ton coeur pur et loyal cache la vérité.
Si tu peins les appas qu'une beauté rassemble,
Ton esprit aie soin de former un ensemble
Où tu n'empruntes rien du visage parfait,
Dont ton âme ravie admire chaque trait.
Si tu vantes l'esprit, ce don de la nature
Qui ne doit rien à l'art, et brille sans culture,
Tu le peins comme un bien dangereux, sans appas,
Si la saine raison ne le dirige pas. . .
Gardons-nous d'étouffer sa voix noble et sévère;
Les moments consacrés à la gloire éphémère,
De fixer les regards d'un monde corrupteur,
Sont autant de beaux jours perdus pour le bonheur.

C'est ainsi qu'une douce et tendre prévoyance
Sait des pièges trompeurs garantir l'innocence. . .
Heureux, cent fois heureux, l'enfant chéri du ciel
Qui courbe un humble front sous le joug maternel,
Et, dans la volonté d'une mère adorée,
Croit toujours voir de Dieu la volonté sacrée !
À ce pur sentiment, qui ne manqua jamais,
Doit vivre sans remords, et doit mourir en paix.

Zélis, à ces leçons toujours plus attentive,
Bénit à chaque instant le frein qui la captive,
Son esprit ingénu ne sait point discourir;
Elle sait mieux encore, elle sait obéir,
Et, pénétrant déjà les motifs d'une mère,
Ses ordres à ses yeux n'offrent rien de sévère.
Prudente en ses efforts, et modeste en ses voeux,
Dédaignant du savoir l'étalage pompeux,
Bien loin de surcharger sa naissante mémoire,
Des hauts faits consignés aux fastes de l'histoire;
Phrosine l'entretient des paisibles vertus
Qu'on admire toujours, quoiqu'on n'en parle plus;
Elle ignore les noms de Brutus, de Scévole,
Les crimes couronnés au sein du Capitole;
La licence effrénée, et les plaisirs honteux
D'un peuple de brigands, tous mis au rang des dieux;
Et jamais une bouche impie et téméraire,
De rapine, de viol, d'inceste et d'adultère,
N'épouvanta ce coeur si modeste et si pur.
Son esprit vierge encor ne conçoit rien d'impur;
Le sentiment sacré qui guida son enfance,
A su lui conserver toute son innocence,
Et, sous le voile épais de l'austère pudeur,
Dérobe à ses regards un monde corrupteur.
C'est ainsi que le roc, sous sa voûte profonde,
D'une source naissante aime à protéger l'onde;
Et, tant que dans ses flancs son cours est arrêté,
Conserve de ses eaux toute la pureté;
Mais si la main du Temps, découvrant son asyle,
Arrache de son lit la Naïade tranquille;
Si ses flots argentés, s'échappant en ruisseaux,
Loin du sein maternel vont promener leurs eaux,
On ne reconnaît plus cette onde salutaire
Où se désaltérait la naïve bergère.
Vingt torrents déchaînés unissant leurs efforts,
D'un liquide fangeux viennent souiller ses bords:
Son murmure si doux n'est plus qu'une voix sombre.
Et l'arbre hospitalier qui lui prêta son ombre,
Par ses flots destructeurs à son tour entraîné,
Porte en d'autres climats son tronc déraciné,
Et semble avec regret quitter le beau rivage
Qu'il rafraîchit long-temps de son épais feuillage.
Ah ! du sein maternel ne l'écarté jamais,
Zélis ! et tes beaux jours dans une douce paix,
Semblables à la source ignorée et tranquille,
Sans trouble couleront dans cet auguste asyle.

Pour la quinzième fois, Phrosine du printemps
A déjà contemplé les charmes renaissants,
Depuis que sa Zélis a reçu la lumière:
Jusque-là possédant son âme toute entière,
Dirigeant à son gré ses moindres sentiments,
Dieu n'avait altéré le calme de ses sens;
Mais voici le moment où, dans cette âme tendre,
Le cri des passions viendra se faire entendre. . .
Eh ! comment la soustraire à leur joug séduisant;
Faudra-t-il étouffer dans ce coeur innocent
Le germe de ce feu, seul trésor des vrais sages ?
Et quoique le printemps soit fécond en orages,
Demandons-nous au ciel des éternels hivers ?
La frayeur de la mort, la crainte des revers,
Ferme-t-elle au guerrier le chemin de la gloire ?
Où donc est le trophée, et quelle est la victoire
Qui ne coûtèrent point et du sang et des pleurs ?
Souvent la douleur même a son prix, ses douceurs:
Qui sut beaucoup souffrir, jouit beaucoup sans doute,
La sensibilité, du bonheur est la route;
Quel plaisir peut valoir, pour un coeur généreux,
La douceur de gémir sur un sort rigoureux ?
Ah ! garde tes trésors, ta jeunesse, tes charmes,
Ta gloire, tes honneurs, et laisse-moi mes larmes !
Cependant les vertus ont même leurs erreurs,
Et la pitié souvent peut égarer nos coeurs.
Redoutons ces excès: que la raison sévère
Prête à tous nos penchants son flambeau salutaire;
Examinons la cause, en partageant les maux,
Sachons les soulager et les plaindre à propos,
Et ne confondons pas le malheur et le crime,
L'audacieux coupable et la triste victime.
Il est un autre écueil non moins à redouter:
Tendre mère, avec soin il le faut éviter. . .
Loin de multiplier aux regards de ta fille
Les tableaux déchirants dont le monde fourmille;
Au lieu d'exagérer la triste vérité,
Pour mieux développer sa sensibilité,
Ne lui fais point des pleurs une pénible étude,
Et de la bienfaisance une froide habitude.

Dans le réduit obscur où le pauvre honteux
Dérobe sa misère aux regards curieux,
Et gémit sur le sort de sa triste famille,
Phrosine quelquefois accompagne sa fille;
Et, long-temps attendu, ce jour si désiré
Est au coeur de Zélis plus cher et plus sacré;
Avec timidité je la vois qui s'avance,
Elle respire à peine et garde le silence,
Jette un triste regard sur ces murs dépouillés,
Et sur elle soudain baissant ses yeux mouillés,
Contemple en rougissant sa parure légère,
Et confuse se presse à côté de sa mère;
Cependant elle avance, et son oeil suppliant
Semble implorer un don, en offrant un présent.

Enfin vient le moment où cette âme si pure,
Exempte de remords et de toute souillure,
Doit offrir à son Dieu le serment solennel
De vivre et de mourir fidèle à son autel.

Modeste en ses vertus, humble en son innocence,
Couvrant son jeune front du sac de pénitence,
Zélis croit ne pouvoir payer trop chèrement
Le bonheur d'être admise au divin sacrement;
Elle scrute son coeur, confesse sa faiblesse,
Et, dans le sentiment d'une morne tristesse,
Contre un mal ignoré voulant se prémunir,
Avant d'avoir péché, connaît le repentir...

Il ne faut point tonner contre cette âme tendre;
Plutôt contre elle-même on. cherche à la défendre:
L'image de la mort de son divin sauveur,
L'anime et la remplit d'une sainte ferveur;
Elle inonde la croix de ses larmes amères,
Et voudrait de son sang payer tant de misères.

La cloche du hameau retentit dans les airs,(4)
Le soleil plus brillant éclaire l'univers,
Et l'ange du printemps, couronné de feuillage,
Ranime des oiseaux le gracieux ramage:
Les chênes décrépits, les antiques ormeaux;
Cachent leur vétusté sous de jeunes rameaux;
Les enfants, couronnés de guirlandes légères,
D'un bras respectueux soutiennent leurs vieux pères,
Et redisent en choeur, dans ce jour solennel,
L'antique Alléluia du pieux Israël.

L'heure approche, et Zélis vient joindre ses compagnes,
Ainsi qu'on vit jadis du sein de ces campagnes,
Qui des fils de David nourrissaient les troupeaux,
Planer sur le sommet des fertiles coteaux,
Ce céleste envoyé, cet ange de lumière,
Venant pour annoncer au pâtre solitaire
Que le fils du vrai Dieu, que le Verbe immortel,
A, pour sauver la terre, abandonné le ciel ...
Telle apparaît Zélis ... Les filles du-village,
Pour entrer dans le temple, attendaient son passage;
Elle leur tend la main, sourit avec douceur,
Et marche leur égale à l'autel du Seigneur.
Allez, coeurs innocents, allez, douces colombes,
Mais arrêtez vos pas sur ces rustiques tombes,
Où vos nombreux aïeux, reposent sans honneurs:
Fléchissez les genoux, et versez quelques pleurs
Sur l'asyle sacré qui recèle leur cendre;
Songez qu'un jour près d'eux il vous faudra descendre;
Songez que votre place est marquée en ce lieu,
Ensuite allez en paix recevoir votre Dieu.

L'airain a retenti de l'heure désirée;
Elle touche le seuil de la porte sacrée:
Les sons harmonieux de l'orgue aux longs accens,(5)
Le saint autel voilé d'un nuage d'encens,
Les fleurs dont l'innocence orna le sanctuaire,
Et de mille flambeaux l'éclatante lumière,
Pénètrent tous les coeurs de respect et d'amour;
Tout dit du Dieu vivant le glorieux séjour:
Le prêtre est à l'autel, le tabernacle s'ouvre,
L'Esprit Saint apparaît, et l'agneau se découvre.
Plongé dans un profond et long recueillement,
Le fidèle, à ses pieds se prosterne tremblant;
Mais qui dira jamais de la vierge innocente
La douce émotion et la ferveur touchante:
Couverte d'un long voile, emblème respecté,
De sa pudeur modeste et de sa pureté,
Le passé, le présent, ne sont plus rien pour elle,
Elle va conquérir une vie immortelle ...

Enfin elle se lève, approche lentement,
Et reçoit à genoux l'auguste sacrement.
Dans cette âme sans tache et d'amour éperdue,
Avec le Dieu vivant la grâce est descendue;
Zélis lève les yeux, pousse un profond soupir,
Croit voir le ciel ouvert, et désire mourir.

Ô toi qu'enorgueillit ton nom, ta fausse gloire,
Qui prétends une place au temple de mémoire;
Toi qui, pour reculer les bornes du savoir,
Aux malheureux mortels êtes jusqu'à l'espoir,
Condamnes ses vertus, et, philosophe impie,
Pour illustrer tes jours empoisonnes sa vie;
Toi qui traites d'erreur, de folle illusion,
Cet objet éternel de consolation,
Un jour, un jour viendra que ton âme insensible
Convoitera le sort de cette âme paisible !
Quand le temps et la mort approcheront de toi,
Ton coeur épouvanté demandera la Foi;
Et, malgré la lueur de vingt lampes funèbres,
Ton oeil n'apercevra que d'épaisses ténèbres ...
Ton esprit corrompu repoussera l'espoir,
Et dans ta dernière heure, un sombre désespoir,
Augmentant les horreurs d'une lente agonie,
Te fera détester une coupable vie.

 

Notes:

(4) La cloche du hameau retentit dans les airs,
Le soleil plus brillant éclaire l'univers,
Et l'ange du printemps, couronné de feuillage,
Ranime des oiseaux le gracieux ramage.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

On doit remarquer que dans ce morceau-ci et dans plusieurs
autres, j'ai fait tous mes efforts pour imiter quelques
passages de M. de Châteaubriant: heureuse si j'ai réussi à
faire passer dans mes vers une étincelle de son génie, et
une légère nuance de ce coloris religieux et mélancolique,
qui répand tant de charmes sur le Génie du Christianisme !


(5) Les sons harmonieux de l'orgue aux longs accens,
Le saint autel voilé d'un nuage d'encens.

Malgré que je doive redouter toute comparaison, je n'ai pu
résister au désir d'imiter ces deux vers de M. de
Millevoie, dans son poëme de l'Amour Maternel:

La majesté du lieu, l'orgue et ses longs accens,
Ces parfums solennels, ces nuages d'encens.

 

 


Marie-Françoise Balard

 

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