Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 06



Argument du Chant 06

Arrivée au troisième cercle, où sont punis les gourmands. Le monstre Cerbère est commis à leur garde ; il les assourdit de ses aboiements, les harcèle et les mord. En même temps sur les ombres pécheresses tombe une pluie éternelle mêlée de grêle et de neige. Dante rencontre parmi les damnés un Florentin fameux par sa gourmandise, et l'interroge sur l'issue des discordes intestines qui déchirent Florence.

 


Chant 06

Lorsque que j'eus recouvré mes sens et ma pensée
Que ces deux malheureux avaient bouleversée,
Et repris mes esprits confus et contristés,

Tout à l'entour de moi, par devant, par derrière,
Partout où je portais mes yeux dans la carrière,
C'étaient nouveaux tourments et nouveaux tourmentés.

Nous étions au milieu de la troisième orbite;
La pluie y tombe à flots, froide, lourde, maudite,
Tombant toujours la même et pour l'éternité.

Une grêle serrée, une eau neigeuse et sale,
Traversent l'air obscur de l'enceinte infernale ;
Le sol qui les reçoit en est tout infecté.

Cerbère, la cruelle et monstrueuse bête,
Aboie, et l'aboiement sort de sa triple tête,
Contre les malheureux plongés dans cet Enfer.

L'œil en feu, la crinière immonde et tout sanglante,
Ayant peine à porter sa gorge pantelante,
Il va les déchirant de ses griffes de fer.

Eux hurlent sous la pluie, et, pour toute allégeance,
Ils présentent un flanc, puis l'autre à la souffrance.
Les malheureux pécheurs bien souvent se tournaient !

Quand Cerbère nous vit entrer au sombre asile,
Il nous montra ses crocs menaçants, le reptile !
De rage et de fureur tous ses membres tremblaient.

Mais mon guide aussitôt, d'un mouvement rapide,
Se baisse, et remplissant ses mains de terre humide,
En jette une poignée au dragon affamé.

Tel un chien, si d'abord famélique il aboie,
Aussitôt qu'en ses crocs il a tenu sa proie,
Se tait et la dévore immobile et calmé;

Ainsi fut apaisé le monstre abominable,
Et je n'entendis plus cette voix effroyable,
Qui glace tant les morts qu'ils voudraient être sourds.

Nous passions en foulant les ombres palpitantes,
Images des vivants et qu'on dirait vivantes ;
La pluie à flots pesants tombait, tombait toujours,

Et ces pauvres esprits restaient gisant par terre.
Un seul se souleva sur son lit de misère,
En nous voyant passer et devant lui venir.

— « O toi que l'on conduit dans cet Enfer terrible,
Reconnais-moi, » dit-il, « s'il est encor possible :
Même temps nous a vus, toi vivre et moi mourir. »

Moi je lui répondis : « Ton angoisse peut-être
Altère ton visage et te fait méconnaître ;
Je ne me souviens pas de t'avoir vu vivant.

Qui donc es-tu, pécheur ? dis-nous quel fut ton vice ?
Quel crime t'a jeté dans un pareil supplice ?
S'il n'est le plus cruel, c'est le plus rebutant. »

Il me dit : « Dans la vie où fleurit l'espérance
J'habitais ton pays natal, cette Florence
Au sein gonflé d'envie et déjà consumé.

Vous me donniez le nom de Ciacco, nom infâme,
La vile gourmandise a dégradé mon âme ;
Pour elle tu me vois sous la pluie abîmé.

Et je ne suis pas seul malheureux et coupable :
Pour semblable péché subit peine semblable
Chacun de ces damnés. » Il cessa de parler,

Et moi je répondis : « O Ciacco, ta détresse
Me fait venir aux yeux des larmes de tristesse.
Mais Florence ? sais-tu, peux-tu me révéler

Quand elle finira cette guerre intestine ?
« De ces déchirements quelle est donc l'origine ?
N’est-il pas un seul juste parmi ces insensés ? »

Il répondit : « Après une longue querelle,
Ils en viendront au sang, à la lutte mortelle;
Par les enfants du bois les Noirs seront chassés.

Mais après trois soleils, reprenant l'avantage,
Les proscrits chasseront la faction sauvage
Par tel qui maintenant louvoie entre les deux.

Longtemps ils lèveront leur tête triomphante ;
« Leur domination sera dure et pesante ;
« Leur haine sera sourde aux vaincus malheureux;

Deux justes sont restés ; mais leurs voix sont perdues ;
L’avarice et l'Envie ensemble confondues
Ont jeté dans les cœurs leurs brandons pour toujours. »

Ici l’ombre se tut. Je lui dis : « Ton langage
M’émeut, mais parle-moi, de grâce, davantage,
Et prolonge un moment ces instructifs discours.

Farinata, Mosca, Rusticucci, tant d'autres,
De douceur et de paix intelligents apôtres,
Arrigha, Tegghaio, ces hommes vertueux,

Où donc sont-ils ? Dis-moi quelle est leur destinée ?
Leur vie a-t-elle été punie ou pardonnée ?
Souffrent-ils dans l'Enfer ? Au Ciel sont-ils heureux ? »

« ― Ils ont porté le poids d'autres péchés damnables ;
Tu les verras parmi les âmes plus coupables,
Si tu descends plus bas dans cet Enfer maudit.

Mais quand tu reverras la lumière chérie,
Rappelle ma mémoire aux hommes, je t'en prie :
Ne m’interroge plus maintenant; j'ai tout dit. »

Lors il tourna sur moi comme un regard suprême,
Puis inclinant son front courbé sous l'anathème,
Dans l’amas des esprits je le vis se plonger.

« Ils ne se lèveront d'ici, » dit le poète,
« Que lorsque sonnera la divine trompette,
Quand le puissant vengeur viendra pour les juger.

Chacun retrouvera sa triste sépulture,
Et reprenant sa chair et sa pâle figure,
Entendra ce qui doit à jamais retentir. »

Ainsi nous traversions à pas lents cette fange,
Ces ombres, cette pluie, indicible mélange,
En devisant un peu de la vie à venir.

« Maître, » disais-je, « après la sentence suprême,
Leur souffrance, dis-moi, sera-t-elle la même ?
Verront-ils s'adoucir ou croître leur malheur ?

Et lui : « Rappelle-toi la doctrine du Maître
De la perfection plus se rapproche un être,
Plus il doit ressentir la joie et la douleur.

Il est vrai que toujours à la race maudite
Cette perfection de l'être est interdite;
Mais ils sont plus complets sous la chair et le sang. »

En conversant ainsi dans la sombre atmosphère,
Nous achevions le tour de la troisième sphère,
Et nous venions au point où la route descend ;

Là se tenait Plutus, l'ennemi tout-puissant.

 


Dante

 

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