Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 07



Argument du Chant 07

Au seuil du quatrième cercle, Dante est arrêté par Plutus, démon de l'avarice et gardien de ce séjour. Le monstre s'apaise à la voix de Virgile, et Dante s'avance dans le cercle. L'enceinte est occupée, moitié par les avares, moitié par les prodigues. Ils poussent devant eux d'énormes poids de tout l'effort de leur poitrine, courant à la rencontre les uns des autres, s'entre-heurtant et se reprochant le vice contraire qui les sépare. En présence des tourments de ces âmes que la richesse a perdues, Virgile dépeint à Dante les vicissitudes de la Fortune.

Ils passent au cinquième cercle et arrivent au bord des eaux stagnantes du Styx, où sont plongées les ombres de ceux qui se sont livrés à la colère ou à la paresse. Les colériques, tout nus dans le marais fétide, luttent ensemble et s'entre-déchirent. Les paresseux, plongés dans la vase, soupirent une plainte étouffée. Les deux poètes arrivent au pied d'une tour.

 


Chant 07

« Holà, pape Satan ! holà ! » Rauque et sauvage,
Ainsi cria la voix de Plutus ; mais le sage,
Mon guide, cette source immense de savoir,

Me rassura, disant : « Que la peur ne t'égare !
Descendons le rocher, car ce démon avare
Ne peut nous arrêter, si grand soit son pouvoir. »

Puis tourné vers le monstre à la gueule enflammée :
« Loup maudit, » lui dit-il, « tiens ta rage enfermée,
Qu'elle te rentre au corps et t'étouffe ! Tais-toi !

Car si nous descendons au gouffre expiatoire,
On l'a voulu là-haut, où l'Ange de victoire
Ecrasa les esprits parjures à leur foi. »

Comme on voit par le vent une voile gonflée
Sur son mât fracassé tomber tout enroulée,
Tel je vis à ces mots choir le monstre infernal.

Au quatrième cercle ainsi nous descendîmes,
Enfoncés plus avant dans les plaintifs abîmes
Qui de notre univers engouffrent tout le mal.

Ah ! Justice de Dieu ! Quelles mains vengeresses
Ont amassé ces maux et toutes ces tristesses ?
Que nos fautes ainsi puissent nous déchirer !

Tels, au gouffre où Charybde ameute ses colères,
Les flots contre les flots heurtés en sens contraires,
Tels je vis les damnés ici se rencontrer.

La foule plus qu'ailleurs me paraissait nombreuse.
De deux côtés venait cette gent malheureuse,
Gémissant et poussant devant soi des blocs lourds.

Ils se heurtaient ensemble au bout de la carrière,
Et puis se retournaient brusquement en arrière,
Criant : —« Pourquoi jeter ? »—« Pourquoi garder toujours ? »

Et sans cesse ils allaient et revenaient sans cesse
D'un point à l'autre point de ce lieu de détresse,
Toujours se renvoyant l'injurieux refrain.

Au milieu de leur cercle ils arrivaient à peine,
Qu'ils couraient se choquer à la joute prochaine ;
Et moi qui me sentais le cœur triste et chagrin :

— « Maître, fis-je, quelle est cette race profane ?
Ont-ils tous été clercs et porté la soutane
Ceux que je vois à gauche et qui sont tonsurés ? »

Virgile répondit : « Ils furent sur la terre,
Myopes d'intelligence et de fol caractère,
Dans l'emploi de leurs biens toujours immodérés.

Leur voix bien assez haut nous le crie, il me semble,
Quand aux deux points du cercle arrivés tous ensemble,
Leurs péchés opposés les tournent séparés.

Ces têtes que tu vois de cheveux dépouillées,
Ce sont clercs, cardinaux, papes, âmes souillées
Qu'asservit l'avarice à ses désirs outrés. »

Je repartis : « Parmi tous ces damnés, mon maître,
Il en est quelques-uns que je devrais connaître
Et que j'ai vus plongés dans ce vice odieux. »

— « Tu l'espères en vain, » me dit-il ; « l'infamie
Qui les avait couverts pendant leur triste vie ;
Répand sur eux son ombre et les voile à nos yeux.

Entre-heurtés ainsi dans la nuit éternelle,
Ils se réveilleront dans leur tombe mortelle,
Ceux-ci les cheveux ras, ceux-là le poing fermé.

Amasser, prodiguer, c'est l'un ou l'autre vice
Qui les priva du Ciel pour courir cette lice.
Ce qu'elle a de poignant ne peut être exprimé.

Or, mon fils, tu peux voir le vide et la poussière
Des biens qui sont commis à la Fortune altière
Et que l'homme mortel poursuit mal à propos.

On pourrait rassembler l'or dont la terre est pleine;
En vain ! à ces esprits harassés, hors d'haleine,
Il ne donnerait pas un instant de repos. »

— « Maître, » lui dis-je, « un mot encore : Quelle est-elle
Cette Fortune avare et qui tient sous son aile
Les richesses, les biens du monde tout entier ? »

— « Oh, » s'écria Virgile, « aveugles créatures,
L'ignorance vous perd en des routes obscures !
Entends donc ma parole et reste au vrai sentier.

Celui qui contient tout et que rien ne surpasse,
Donna leur guide aux cieux qu'il lançait dans l'espace,
Et les fit tour à tour l'un pour l'autre briller,

En leur distribuant une égale lumière :
Ainsi sur les splendeurs et les biens de la terre,
Une main conductrice eut charge de veiller,

Quand le temps est venu, c'est elle qui les mène,
Malgré tous les efforts de la prudence humaine,
D'un peuple à l'autre peuple et d'un sang dans un sang.

Une race languit, l'autre règne superbe
Suivant qu'elle a voulu ; comme un serpent sous l'herbe
Elle se cache, esprit invisible et puissant.

Votre savoir n'a point de défense contre elle :
Elle pourvoit, décide, elle est reine immortelle
Et de son règne au Ciel elle poursuit le cours.

Ses révolutions n'ont ni trêve ni cesse ;
C'est la nécessité divine qui la presse,
La force de courir et de changer toujours.

Telle est cette Fortune insultée et honnie
Même alors que sa main devrait être bénie,
Et que maudit l'ingrat comblé par sa faveur.

Mais elle est bienheureuse et sourde à ces injures,
Et sereine au milieu des pures créatures
Elle roule sa sphère en paix dans son bonheur.

Maintenant descendons à plus grande infortune.
Nous ne pouvons tarder : déjà l'une après l'une
Chaque lumière au ciel commence à s'obscurcir. »

Nous coupâmes alors le cercle à l'autre rive,
Où les flots bouillonnants d'une source d'eau vive
Dans un ruisseau tombaient et le faisaient grossir.

Sombre et noire semblait la couleur de ces ondes ;
Et nous, suivant le cours de leurs vagues immondes,
Dans un autre chemin descendions tous les deux.

Parvenu jusqu'au pied d'une plage livide,
Le ruisseau qui s'endort forme un marais fétide :
Styx est le nom qu'on donne à cet étang hideux.

Je m'arrêtai saisi par- un spectacle étrange
Je vis des malheureux plongés dans cette fange
Qui combattaient tout nus et les yeux tout ardents;

Des pieds, des poings, des fronts se frappant avec rage
Et lambeaux par lambeaux dans leur lutte sauvage
Entre eux se déchirant le corps avec les dents.

Mon bon maître me dit : « Mon fils, tu vois les âmes
De ceux que la colère a brûlés de ses flammes.
Ce n'est pas tout : je tiens à te faire savoir

Que sous cette onde encor soupire une autre race;
Elle fait bouillonner les flots à la surface,
Partout autour de nous comme tu peux le voir.

Fichés dans le limon, entends ces pécheurs dire :
 « Air doux et gai soleil, rien ne nous fit sourire :
Nous portions dedans nous une lourde vapeur.

Maintenant nous pleurons au fond de ces eaux sombres.»
En sons entrecoupés ces paresseuses ombres
Coassent lentement leur hymne de douleur.

Ainsi, suivant le bord des ondes limoneuses,
Les regards attachés sur ces âmes fangeuses,
Du fétide marais nous achevions le tour :

Et parvînmes enfin jusqu'au pied d'une tour.

 


Dante

 

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