Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 18



Argument du Chant 18

Dante et Virgile sont descendus dans le huitième cercle, le cercle de la fourbe, appelé Malebolge (fosses maudites). Il est divisé en dix fossés concentriques creusés sur un plan incliné et aboutissant à un puits large et profond. Des rochers s'élèvent en arc au-dessus de ces fossés et les relient entre eux jusqu'au puits qui les termine. Descendu du dos du monstre Géryon, Dante s'engage avec Virgile sur ce pont naturel, et sous ses arches il va voir circuler successivement les damnés des dix bolges ou fossés.

Dans le premier bolge, les pécheurs marchent ou plutôt ils courent harcelés et fouettés par des démons. Dante reconnaît un citoyen de Bologne, une sorte de fourbe entremetteur qui avait fait marché de sa sœur. Plus loin, au milieu des fourbes qui ont pratiqué la séduction, Jason se fait remarquer par son grand air et sa royale attitude.

Les deux poètes, en suivant toujours le pont de rochets, atteignent le second bolge, hideux cloaque d'immondices où sont plongés les flatteurs.

 


Chant 18

Il est dedans l'Enfer une sombre carrière :
Malebolge est son nom : de couleur fer, en pierre,
Et telle que l'enceinte arrondie à l'entour.

Dans le milieu précis de la plaine livide,
D'un puits large et profond l'œil mesure le vide;
En son lieu j'en dirai la structure et le tour.

L'enceinte qui s'étend du puits, gorge profonde,
Jusqu'au pied de la roche, est, je le disais, ronde,
St dix fossés distincts s'en partagent le fond.

Tels, pour garder les murs des hautes citadelles,
Ces fossés que l'on creuse en grand nombre autour d'elles
Protégeant tous les points et de flanc et de front :

Tels ces gouffres ici caves de même sorte.
Et comme aussi les ponts-levis qui de la porte
Au bord extérieur mènent en s'abaissant :

De même au pied du mur nous offrant une marche,
Sur chaque fosse un pont de rochers, comme une arche,
Montait, et jusqu'au puits allait aboutissant.

C'est là que nous étions, quand du dos de la bête
Vous fûmes brusquement mis à bas : le poète
Marcha, tournant à gauche, et par moi fut suivi.

A main droite, je vis alors larmes nouvelles,
Nouveaux bourreaux, douleurs neuves et plus cruelles,
Dont le premier fossé me parut tout rempli.

Les pécheurs étaient nus au fond de la tranchée :
Une moitié venait vers nous, l'autre cachée
S'avançait avec nous, mais d'un pas plus pressé.

Tel, l'an du jubilé, les Romains, quand la foule
Couvre tout le grand pont et lentement s'écoule,
Cheminent dans un ordre à l'avance fixé :

D'un côté marchent ceux qui s'en vont à Saint-Pierre,
Et ceux qui revenant de dire leur prière
Retournent vers le mont, vont sur un autre rang.

De çà; de là, debout sur les noirâtres berges,
D'affreux démons cornus, avec de grandes verges,
Quand les pécheurs passaient, les fouettaient jusqu'au sang.

Ah ! ces infortunés, comme ils levaient les jambes !
Au premier coup de gaule ils s'enfuyaient ingambes,
Et pas un n'attendait le cadeau d'un second.

Tandis que je marchais à côté de mon maître,
J'en vis un tout à coup que je crus reconnaître :
« J'ai, dis-je, vu cet homme ailleurs qu'en ce bas fond. »

Et je tenais mes yeux fixés sur son visage.
Aussitôt près de moi s'arrête mon doux sage
Et me laisse en arrière aller de quelques pas.

Le flagellé baissait la tête avec contrainte,
Essayant d'éviter mon regard : vaine feinte !
Je lui criai : « Toi là, qui portes le front bas,

Si tes traits ne sont pas trompeurs, spectre d'un homme,
C'est Caccianamico Venedic qu'on te nomme !
Dans ce bassin de fiel quel crime payes-tu ? »

Et le pécheur à moi : « J'aimerais mieux me taire,
Mais je me sens contraint par ta voix pure et claire
Qui me fait souvenir du monde où j'ai vécu.

C'est moi, quoi qu'on ait dit sur cette immonde histoire,
Qui poussai Ghisola, prompte, hélas ! à me croire,
A céder aux désirs du marquis d'Obizzo.

Bologne a plus d'un fils ici qui souffre et pleure.
Ce gouffre en est si plein, que, peut-être, à cette heure,
Moins de bouches, depuis la Savène au Réno,

Parlent en écorchant le si dans leur langage.
De ma véracité faut-il un témoignage ?
Rappelle à ton esprit combien l'or nous est cher. »

Il me parlait encor, quand un démon s'élance,
Et lui cinglant les reins d'un coup de fouet : « Avance,
Rufien, on ne vend plus de femmes en Enfer ! »

Le damné s'éloigna : je rejoignis mon guide.
Après quelques instants d'une marche rapide,
Un roc s'offrit à nous qui s'élevait du bord.

Sur ce pont escarpé qu'aisément nous gravîmes.
Nous tournâmes à droite au-dessus des abîmes,
Laissant derrière nous cette enceinte de mort.

Quand nous fûmes au point où la roche sauvage
Fait voûte aux fustigés pour leur donner passage,
Mon maître dit : « Arrête, et regarde-les tous,

Ces autres condamnés dont la peine est semblable
Et dont tu n'as pu voir encor le front coupable,
Parce qu'ils avançaient du même sens que nous ! »

Et du vieux pont alors nous regardons la file
Qui de l'autre côté vient vers nous et défile
Et que sanglent aussi les noirs fustigateurs.

Le bon maître, sans même attendre ma demande,
Me dit : « Vois arriver cette ombre, la plus grande,
Qui passe, le front haut, en dévorant ses pleurs.

Quel air de roi demeure empreint sur son visage !
C'est Jason : sa prudence égale à son courage
Ravit la Toison d'Or à Colchos autrefois.

Il passa par Lemnos après la nuit impie
Où, les femmes de l'île unissant leur furie,
Les hommes furent tous massacrés à la fois.

Par sa feinte et ses soins et sa tendre éloquence,
De la jeune Hypsiphile il trompa l'innocence,
Comme elle avait trompé la rage de ses sœurs,

Il l'abandonna là seule et près d'être mère.
Ce péché le condamne à cette peine amère,
Et Médée est vengée aussi de ses douleurs.

Qui trompe comme lui, comme lui marche et souffre.
Mais nous avons assez regardé dans ce gouffre,
Et tu sais maintenant les péchés qu'il contient.

Nous arrivions au point où notre route étroite
Avec le second bord s'entrecroise, et s'emboîte
Sur un deuxième pont qu'elle épaule et soutient.

Et voici que j'entends de la fosse prochaine
Geindre et souffler du nez toute une foule humaine
Qui se frappe du poing, se tord et se débat.

Sur les noires parois s'est durcie et collée
Une épaisse vapeur montant de la vallée,
Qui repousse à la fois la vue et l'odorat.

Le gouffre est si profond que, pour voir dans l'abîme,
Il faut escalader le pont jusqu'à la cime,
Au point où le rocher s'élève plus altier.

J'y parvins, et, penché sur la fosse profonde,
Je vis des gens couchés dans un fumier immonde
Qui semblait le privé de l'univers entier.

Et, tandis que mes yeux plongeaient dans ces souillures,
J'aperçus un damné le front si plein d'ordures,
Qu'on ne pouvait savoir s'il était clerc ou non.

Il cria : « Dans la fange où le flatteur se vautre,
Pourquoi me regarder, moi, plutôt que tout autre ? »
— « C'est, lui dis-je, que si mon souvenir est bon,

Je t'ai vu des cheveux moins mouillés sur la nuque.
N'es-tu pas Alexis Interminel de Lucque ?
Voilà pourquoi sur toi mon regard s'attachait. »

A ces mots se frappant la tête, l'ombre crie :
« C'est là que m'a plongé l'ignoble flatterie,
Qui jamais sur ma langue autrefois ne séchait. »

Mon guide intervenant alors : « Porte ta vue,
Dit-il, un peu plus loin dans la sombre étendue,
Et reconnais, là-bas, dans le hideux contour,

Les traits de cette fille immonde, échevelée,
Qui se déchire avec sa griffe maculée,
S'accroupissant et puis se dressant tour à tour.

C'est la fille Thaïs, la courtisane infâme,
Répondant au galant qui disait : Chère femme !
Ton amour est-il grand ? — Il est prodigieux !

Mais, viens ! n'avons-nous pas rassasié nos yeux ? »

 


Dante

 

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