Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 21



Argument du Chant 21

Cinquième bolge : autres fourbes, fripons et prévaricateurs. Ils sont plongés dans une poix bouillante, des troupes de démons les surveillent du bord et repoussent à coups de fourche au fond de l'ardent bitume les malheureux qui essaient de remonter à la surface. En voyant approcher Dante et Virgile, ces démons se précipitent sur eux en fureur; Virgile les apaise. Le chef de la troupe noire apprend alors aux voyageurs que le pont de rochers est brisé un peu plus loin et ne peut plus leur servir de passage. Il leur indique un détour qu'ils devront suivre, et leur donne une escorte.

 


Chant 21

Ainsi, de pont en pont, il va, moi sur sa trace,
Tenant d'autres propos encor, mais que je passe,
Et d'une arche nouvelle atteignant le sommet,

Nous arrêtons nos pas pour voir une autre enceinte.
Gouffre de Malebolge où s'exhale autre plainte,
Et je vis un fossé plus noir qu'une forêt.

Comme à Venise, au temps du givre et de la glace,
Bout, dans les arsenaux, la résine tenace
Qui sert à radouber les bois avariés

Pour les rendre à la mer. L'un refait son navire
A neuf; on voit un autre avec la poix l'enduire
Et calfater ses flancs que la vague a rayés.

La scie est à la proue, à la poupe la hache ;
Là des rames, ici des câbles qu'on rattache ;
On recoud la misaine et le mât d'artimon.

Telle, par l'art divin, dans ce bas-fond s'allume
Et bout, sans feu visible, un fleuve de bitume;
Engluant les deux bords de son épais limon.

Je voyais bien la poix, mais rien qu'à la surface.
Et le flot bouillonnant qui s'élève et s'efface,
Qui se gonfle écumant et retombe soudain.

Tandis que dans le fond, l'œil fixe, je regarde.
Mon guide s'écriant: « Prends garde à toi, prends garde ! »
De l'endroit où j'étais me tire par la main.

Je me tourne aussitôt comme un homme à qui tarde
De connaître d'où vient le danger, qui regarde.
Et d'un subit effroi se sentant défaillir,

N'attend pas d'avoir vu pour faire sa retraite.
Et je vis un démon, noir des pieds à la tête,
En arrière de nous par le pont accourir

Dieu ! quel terrible aspect, quel féroce visage !
De quel air il venait menaçant, plein de rage,
L'aile ouverte et dressé sur ses pieds vigoureux !

Les jambes d'un pécheur, comme un cep à deux branches,
 Chargeaient sa large épaule et lui battaient les hanches ;
Il tenait par le nerf les pieds du malheureux.

Arrivé près de nous. « Voici, prenez-le vite,
Griffes du Malebolge ! un mort de sainte Zite,
Plongez-le dans la poix ; que je retourne encor

En pêcher au pays où le diable est si riche !
Là, hormis Bonturo, personne qui ne triche ;
D'un non on fait un oui là-bas pour un peu d'or. »

Et dans le fond du gouffre il jette l'ombre humaine,
Et retourne. Jamais mâtin brisant sa chaîne
Aux trousses d'un voleur n'ai vu courir ainsi.

Le damné s'abîma, puis releva la tête.
Mais les démons couverts par le pont : « Malebête !
On ne peut invoquer la sainte Image ici.

Ce n'est pas dans les eaux du Serchio qu'on te baigne.
Et si tu ne veux pas qu'on te gratte la teigne,
Il ne faut pas ainsi mettre la tête à l'air.

Et de cent coups de fourche ils harponnent l'infâme,
Disant : « C'est à couvert qu'on danse ici, chère âme !
Il faut se bien cacher pour voler en Enfer. »

Ainsi les marmitons, ces vassaux de cuisine,
A grands coups de fourchette au fond de la bassine
Repoussent le bouilli qui cherche à surnager.

Mon bon maître me dit : « Prends garde qu'on te sache
Si près, et cherche vite un abri qui te cache.
Un de ces rochers-là pourra te protéger.

Si je dois, moi, subir de leur part quelque outrage,
Ne t'inquiète pas ; car je connais leur rage.
J'ai déjà; tu le sais, bravé ces furieux. »

Il dit, et jusqu'au bout du pont poursuit sa marche ;
Mais quand il arriva près de la sixième arche,
Il lui fallut s'armer d'un front bien courageux.

Comme on voit quand un pauvre au seuil de quelque riche
S'arrête suppliant, les chiens hors de leur niche
S'élancer pleins de rage et le mordre aux talons;

Tel de dessous le pont tous ces démons sortirent,
Et sur lui, menaçants, griffe et fourche brandirent
Mais lui de leur crier : « Ne soyez pas félons !

Avant qu'aucun de vous sur ses crocs ne m'embroche,
Que l'un de vous ici pour m'écouter s'approche.
Puis, s'il veut, qu'il me pende à son harpon aigu.

« Vas-y, Malacoda ! cria toute la troupe.
Et l'un d'eux sur-le-champ se détacha du groupe
Et vint droit à mon maître en disant : « Que veux-tu ?

— « Crois-tu, Malacoda, lui dit alors mon maître,
Que tu m'aurais pu voir dans ce gouffre paraître
Sain et sauf au milieu de vos fers meurtriers

Sans le vouloir divin, sans le destin propice ?
Laisse-moi m'avancer ! Le Ciel, puissant complice,
Veut que je guide un homme en ces âpres sentiers.

Son arrogance expire à ces mots du poète,
Sa fourche à ses pieds tombe, et détournant la tête :
« Nous ne pouvons, dit-il aux autres, le toucher. »

Et le poète à moi : « Désormais hors d'atteinte,
Du roc où tu te tiens blotti parais sans crainte ;
Viens, sans danger, de moi tu peux te rapprocher. »

Moi, sans tarder, j'accours, mais cependant je tremble.
Les démons en avant se portaient tous ensemble ;
Je crus qu'ils tiendraient mal ce qu'ils avaient promis.

Ainsi les régiments, quand Caprone fut prise,
Malgré tous les traités, craignaient quelque surprise
En sortant au milieu du flot des ennemis.

Je me tenais le corps collé contre mon guide,
Sans détacher mes yeux de la bande homicide,
Dont l'attitude et l'air me semblaient peu sereins.

Ils agitaient leurs crocs ; un démon de la troupe
Dit aux autres : « Faut-il lui chatouiller la croupe ? »
Et tous de lui répondre : « Oui, larde-lui les reins ! »

Mais, par bonheur, le chef qui parlait à mon guide,
Au démon en arrêt fait un signe rapide
Et lui dit : « Doucement, doucement, Scarmiglion ! »

Puis s'adressant à nous : « En avant par cette arche
Vous ne pourrez, dit-il, poursuivre votre marche,
Car le sixième pont a croulé dans le fond.

Et s'il vous plaît plus loin de pousser le voyage,
Prenez par cette côte : auprès un roc sauvage
S'élève, et de chemin ce roc vous servira.

Hier cinq heures plus tard que cette heure où nous sommes
Soixante-six ans joints à douze siècles d'hommes
Avaient passé, depuis que ce pont-ci croula.

Je dirige là-bas des guerriers de ma suite
Pour voir si nul damné ne sort de la marmite.
Allez de compagnie et ne craignez rien d'eux.

« En avant ! cria-t-il alors à ses apôtres,
Alichin, Cagnazzo, Calcabrine et les autres !
Et que Barbariccia soit le chef de dix preux !

Allons, Libicocco, Draguignaz ! qu'on se suive !
Viens, Ciriatte aux bons crocs ! Toi, Grafficane, arrive !
Marche après Farfarelle, ardent Rubicanté !

Parcourez les contours du lac gluant et sombre,
Et que ces voyageurs avec vous sans encombre
Arrivent jusqu'au pont sur l'abîme jeté ! »

— « Ciel ! m'écriai-je alors, quelle affreuse cohorte !
Maître, je t'en conjure, allons seuls, sans escorte.
Si tu sais le chemin, qu'en avons-nous besoin ?

Es-tu moins avisé que tu l'es de coutume ?
Regarde-les grincer des dents ; leur bouche écume,
Et leurs yeux enflammés nous menacent de loin. »

Le sage répondit : « Sans raison ton cœur tremble.
Va, laisse-les grincer les dents, si bon leur semble:
C'est contre les damnés qui sont dans le bouillon.

À gauche alors tourna la cohorte farouche,
Chacun faisant claquer sa langue dans sa bouche,
Comme un signe compris du chef, et le démon

S'était fait, en marchant, de son c... un clairon.

 


Dante

 

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