Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 27



Argument du Chant 27

Ulysse s'éloigne; une autre ombre du même bolge s'avance en gémissant, emprisonnée également dans une flamme. C'est le fameux comte Guido de Montefeltro. Il interroge Dante sur le sort de la Romagne, sa patrie, et lui fait le récit de ses fautes qu'il expie si cruellement dans le bolge des mauvais conseillers.

 


Chant 27

La flamme, à ce moment, se dressant immobile,
Achevait de parler, sans que mon doux Virgile
La retînt davantage, et de nous s'éloignait,

Quand une autre à son tour derrière elle venue,
Vers sa pointe nous fit tous deux tourner la vue ;
Un son vague et confus vers nous s'en exhalait.

Ainsi que ce taureau du tyran de Sicile,
(Dieu juste !) où le premier fut enfermé Pérille,
Qui du monstre brûlant fut l'exécrable auteur :

La voix du patient mugissait si terrible
Dans les flancs du taureau, que l'airain insensible
Semblait être vivant et percé de douleur.

Ainsi, ne trouvant pas de passage et d'issue,
La misérable voix dans le feu contenue
Avec le bruit du feu se confondait d'abord.

Mais enfin, se frayant un chemin, la pauvre âme
Pousse un son qui s'exhale au travers de la flamme ;
Sa langue fait vibrer la cime qui se tord ;

J'entende alors ces mots : « C'est toi que je supplie,
Qui parlais à l'instant la langue d'Italie,
Qui disais : Va, c'est bien, je sais tout maintenant !

Quoique j'arrive tard, pour moi, par complaisance
Arrête, et cause encor sans trop de répugnance ;
Vois, je m'arrête bien, et je brûle pourtant.

Ne fais-tu que de choir au monde sans lumière,
O citoyen venu de cette douce terre
D'où moi je traîne ici tous mes péchés passés ?

A-t-on, dis-moi, la paix ou la guerre en Romagne ?
Car je suis né tout près d'Urbain, dans la montagne
D'où le Tibre jaillit et coule à flots pressés. »

J'écoutais attentif en inclinant la tête,
Quand plus près, me poussant du coude, le poète
Me dit : « Parle-lui, toi, c'est un esprit latin. »

La réponse déjà sur le bout de la langue,
Je commence aussitôt en ces mots ma harangue :
— « O pauvre esprit caché dessous ce feu lutin,

Au cœur de ses tyrans ta Romagne n'est guère,
Et n'a jamais été sans un germe de guerre,
Mais on n'y lutte pas ouvertement encor.

Comme depuis longtemps Ravenne est gouvernée,
L'aigle de Polenta la couve emprisonnée
Et jusqu'à Cervia pousse un fatal essor.

Le pays qui soutint déjà la longue épreuve
Et dont le sol encor du sang français s'abreuve,
Aux griffes du lion vert demeure enfermé.

Le chien de Verrucchio, le vieux dogue son père,
Qui traitèrent si mal Montagna dans la guerre
Ensanglantent leurs dents dans l'antre accoutumé.

La cité du Lamone et celle du Santerne
Ont pour chef le lion à la blanche caverne
Qui change de parti de l'hiver à l'été ;

Et la ville où court l'eau du Savio, Césène,
Comme elle est située entre montagne et plaine,
Vit aussi sans tyran comme sans liberté.

A ton tour à présent, conte-nous ton histoire,
Si tu veux dans le monde une longue mémoire !
Parle, et sois amical à qui le fut pour toi ! »

La flamme comme avant gronde ; sa pointe aiguë
De çà, de là, dans l'air lentement se remue,
Et puis avec effort souffle ces mots vers moi :

— « Si je croyais répondre en ce lieu de misère
A quelque esprit qui dût retourner sur la terre,
Cette flamme à l'instant resterait en repos.

Mais puisque nul jamais, de la fosse où nous sommes,
Ne peut, si l'on dit vrai, remonter chez les hommes,
Je ne crains pas l'opprobre, et te réponds ces mots :

Soldat, puis cordelier, j'ai cru que le cilice
Du Ciel pour mes péchés fléchirait la justice ;
Je n'aurais pas été trompé dans mon espoir,

N'eût été le grand Prêtre, à qui mal en arrive !
Et qui me fit encor tomber en récidive.
Comme et pourquoi, je vais te le faire savoir.

Dans le temps que vivant j'habitais sur la terre,
Le corps de chair et d'os que me donna ma mère,
Je me comportais moins en lion qu'en renard.

Par les chemins couverts et la ruse profonde
Je marchais, et mon nom jusqu'aux deux bouts du monde
Retentissait, si loin j'avais poussé mon art.

Mais lorsque je me vis arriver à cet âge
Où chacun des humains, si l'homme était plus sage,
Devrait carguer sa voile et baisser pavillon,

Je pris tous mes joyeux filets en répugnance ;
Je confessai mes torts, et je fis pénitence ;
Ah ! malheureux ! et j'eusse obtenu mon pardon.

Le pape alors faisait une guerre cruelle,
Non pas contre le Juif, ni contre l'Infidèle ;
Ses ennemis étaient au palais de Latran,

Chrétiens, et pas un d'eux, transfuge sacrilège,
D'Acre, au profit des Turcs, n'avait refait le siège
Ou porté son commerce au pays du soudan.

Sans que rien le retînt, ordres saints, rang suprême,
Et sans considérer davantage en moi-même
Ce cordon qui ceignait un maigre pénitent,

Pareil à Constantin qui, frappé de la peste,
Prit avis de Sylvestre au mont de Saint-Oreste,
Ce pontife me fit venir, me consultant,

Comme un maître docteur, sur sa cruelle fièvre,
Et demandant conseil ; mais je retins ma lèvre :
La sienne dans le vin paraissait s'inspirer;

Il insista : « Tu peux parler en confiance ;
Apprends-moi seulement, et je t'absous d'avance,
Comment de Palestrine on pourra s'emparer.

J'ouvre et ferme le Ciel selon que bon me semble ;
Tu le sais, dans ma main j'ai les deux clefs ensemble
Que mon prédécesseur n'a pas su conserver. »

Avec ces arguments il me fit violence ;
Le pire me parut de garder le silence :
— « Père, si tu consens, lui dis-je, à me laver

De la faute où pour toi je vais tomber, écoute :
Beaucoup promettre et peu tenir, sans aucun doute,
Sur ton trône, voilà ce qui te rendra fort. »

François, après ma mort, vint pour chercher mon âme;
Mais un noir chérubin à son tour me réclame
Disant : « Point ne l'emporte, et ne me fais pas tort.

C'est parmi mes damnés qu'il mérite une place,
Pour le perfide avis reçu par Boniface ;
Depuis ce moment-là je le tiens aux cheveux.

Nul ne peut être absous à moins de repentance ;
Or, le péché va mal avec la pénitence :
On ne peut dans son cœur les unir tous les deux.

Quelle douleur ! je crois encore que j'en tremble,
Quand le démon me prit en disant :
 « Que t'en semble ? Tu ne me savais pas si bon logicien. »

On me porte à Minos : le juge redoutable
Tord huit fois sur ses reins sa queue épouvantable,
La mord dans un transport de rage, et dit : « C'est bien !

Ce perfide est de ceux qu'il faut que le feu cache !
C'est pourquoi tu me vois sons ce brûlant panache,
Pourquoi je vais pleurant, de flammes revêtu. »

Quand elle eut achevé son triste récit, l'âme
S'éloigne en gémissant dans le sein de la flamme,
En faisant ondoyer son long croissant pointu.

Alors Virgile et moi, poursuivant notre marche,
Nous suivîmes le roc jusqu'à la prochaine arche
Qui recouvre la fosse où gisent tourmentés

Ceux qui sèment le schisme au milieu des cités.

 


Dante

 

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