Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 29



Argument du Chant 29

Les deux poètes arrivent à la cime du pont qui domine le dernier des dix bolges du cercle de la Fourbe. Assaillis par des plaintes déchirantes, ils descendent jusqu'au bord du bolge et découvrent des âmes gisant et se traînant, rongées d'ulcères, dévorées par la lèpre. Cette lèpre, alliage impur de leur chair, rappelle leur crime. Ce sont les alchimistes et les faussaires. Deux de ces damnés, Griffolino d'Arezzo et Capocchio, attirent l'attention de Dante.

 


Chant 29

Ces blessures, ce sang, cette foule éperdue
M'avaient comme égaré, comme enivré la vue.
Je voulais soulager mes yeux de pleurs brûlés,

Mais Virgile me dit : « Qu'est-ce donc qui t'arrête ?
Et pourquoi contempler si longtemps, ô poète !
Ces misérables corps saignants et mutilés ?

Tu n'as pas fait cela dans les autres abîmes.
Espères-tu compter le nombre des victimes ?
La fosse a, songes-y, vingt-deux milles de tour.

La lune est sous nos pieds; l'heure fuit, le temps presse,
Et nous avons encor, — ménage ta tristesse
— Bien autre chose à voir dans l'infernal séjour. »

— « Si ton œil vigilant, cher maître, avait pris garde,
Répondis-je, au motif qui fait que je regarde,
Peut-être m'aurais-tu permis un temps d'arrêt. »

Mais déjà s'éloignait Virgile, et par derrière
J'allais lui répondant dans la triste carrière,
Et j'ajoutai ces mots : « Au fond du val secret

Où mes yeux s'absorbaient, j'ai pensé reconnaître
Un esprit de mon sang qui pleurait, ô doux maître !
Les péchés qu'en ce gouffre il faut payer si cher. »

— « Laisse-le, cet esprit, me repartit le sage ;
N'attendris pas sur lui tes pensers davantage.
Songe à me suivre; et lui, qu'il reste en son Enfer !

Je l'ai vu tout à l'heure au pied de ce puits sombre
Te montrant, et du doigt te menaçant dans l'ombre,
Et j'entendis quelqu'un qui l'appelait Géri.

Mais dans ce moment-là, celui qui sur la terre
Gouverna Hautefort, fixait ton âme entière ;
Tu n'as regardé là qu'après qu'il fut parti. »

— « O maître, le poignard là-haut trancha sa vie,
Et nous avons laissé cette mort impunie,
Nous n'avons pas vengé l'affront de notre sang.

Voilà ce qui l'indigne et qui fait qu'en silence,
A ma vue, il s'éloigne, et cette circonstance
Émeut en sa faveur mon cœur compatissant. »

Tandis que nous parlions, nous touchions à la cime
Du roc qui donnait jour sur le dernier abîme ;
J'en aurais vu le fond sans la nuit qui régnait.

Arrivés au-dessus de cette enceinte extrême,
Cloître de Hale bolge, où déjà pâle et blême
La foule des reclus vaguement se montrait,

Nous fûmes assaillis par des voix déchirantes
Qui me perçaient le cœur de leurs flèches poignantes ;
Je tenais assourdi ma tête dans mes mains.

Si l'on réunissait tout ce qui souffre et saigne
Dans la Marenne impure, en Toscane, en Sardaigne,
Pendant la canicule et ses soleils malsains,

On ferait un concert moins terrible à l'oreille.
Une odeur s'exhalait de ce gouffre, pareille
A celle qui s'épand de membres gangrenés.

Enfin, en descendant à gauche, je m'approche
Tout au bord.au déclin de cette longue roche.
Alors, plus clairement, à mes yeux consternés

Se découvre le gouffre où la grande justice,
Ministre du Très-Haut, dispense leur supplice
Aux faussaires parqués là pour l'éternité.

Egine offrit jadis un tableau moins funeste,
Quand tous ses habitants succombaient sous la peste,
Quand d'un poison mortel l'air était infecté,

Quand, jusqu'à l'humble ver, dans l'île désolée
Tout périssait, et que la terre dépeuplée
(Les poètes du moins l'assurent dans leurs vers)

Vit des hommes naissant Hors d'une fourmilière ;
Plus hideux, ces esprits au fond de la carrière
Languissaient par monceaux, couchés en tas divers.

L'un gisait sur le ventre, un autre pâle et hâve
S'appuyait sur le dos de son voisin de cave.
Un troisième rampait dans le triste chemin.

Et nous deux, pas à pas, nous allions en silence,
Regardant, écoutant cette foule en souffrance
Se soulevant à peine en s'aidant de la main.

Deux ombres s'appuyaient dos à dos tout entières,
Comme l'une sur l'autre on chauffe deux tourtières
Et d'une lèpre immonde étalaient la hideur.

Jamais valet qu'attend son maître, ou qui maugrée,
Empressé de finir sa pénible soirée,
N'a fait courir l'étrille avec autant d'ardeur

Que chacun des lépreux promenant sans relâche
Les ongles dans sa chair, s'épuisant à la tâche,
Sans adoucir l'ulcère et son âpre cuisson.

De ses ongles chacun s'écorche et se travaille,
Comme avec un couteau l'on fait sauter l'écaillé
Du scare épais ou bien d'un autre grand poisson.

— « O toi qui de ta peau défais ainsi les mailles,
Changeant à chaque instant tes deux mains en tenailles,
Fit mon maître, adressant la parole à l'un d'eux.

Dis, et puisse à jamais ton ongle te suffire
Pour ce triste labeur qu'exige ton martyre !
Quelque esprit d'Italie habite-t-il ces lieux ? »

— « Nous sommes tous les deux fils de cette contrée,
Répondit en pleurant l'ombre défigurée.
Toi-même, quel es-tu, qui m'as interrogé ? »

Mon maître dit : « Cet homme est une âme vivante ;
Avec lui, je descends dans les lieux d'épouvante,
Je lui montre l'Enfer, comme on m'en a chargé. »

Les deux ombres alors tressaillant étonnées,
Rompant l'appui commun, vers moi se sont tournées
Avec d'autres esprits qui l'avaient entendu.

Mon maître s'approchant : « Va, si c'est ton envie,
Me dit-il, parle-leur suivant ta fantaisie. »
Je parlai sur-le-champ, comme il l'avait voulu.

— « Que votre souvenir vive et jamais ne meure
Sur la terre où l'homme a sa première demeure !
Qu'il se conserve intact sous des soleils nombreux !

Quels noms, quelle patrie aviez-vous dans le monde ?
Dites ! sans que l'horreur d'un châtiment immonde
Vous fasse redouter de céder à mes vœux. »

— « Moi, je suis d'Arezzo, dit l'une de ces âmes.
Et le Siennois Albert me fit jeter aux flammes,
Brûlé pour un péché, pour un autre damné.

Un jour, je me vantai, — c'était un badinage
— De voler dans les airs; et ce prince peu sage
Voulut, dans son désir follement obstiné,

Savoir de moi cet art, science sans égale;
Et, comme je ne pus de lui faire un Dédale,
Un juge complaisant au bûcher m'a livré.

Et pour avoir sur terre exercé l'alchimie,
Au dernier des dix vais où la fourbe est punie
L'infaillible Minos m'a depuis enterré. »

Lors je dis au poète : « Est-il sur terre humaine
Un pays tel que Sienne, une race aussi vaine ?
Non certes, le Français n'est pas si vaniteux ! »

L'autre lépreux m'entend et dit : « Il est un homme
Que tu dois excepter : Stricca, simple, économe,
Et qui ne fit jamais aucuns dépens coûteux.

Et Nicolas aussi, cet homme sobre et sage
Qui du riche girofle a découvert l'usage
Aux jardins d'Orient où l'épice fleurit.

Fais une exception pour la bande si digne
Où Caccia dissipa ses grands bois et sa vigne,
Où l'Abbagliato dépensa tant d'esprit.

Si tu tiens à savoir qui parle de la sorte
Et contre les Siennois te prête ainsi main-forte,
Vois-moi, fixe sur moi tes regards un moment.

Reconnais Capocchio, dont je suis l'ombre triste !
J'ai faussé les métaux, étant bon alchimiste.
Tu dois t'en souvenir, si c'est bien toi vraiment,

J'ai singé la nature assez adroitement. »

 


Dante

 

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