Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 32



Argument du Chant 32

Cercle des traîtres, le neuvième et dernier. Les ombres des traîtres grelottent au milieu d'un lac glacé. Dante et son guide passent d'abord par la Caïne, première zone du cercle, celle des traîtres envers leurs parents; différentes ombres y attirent leur attention. Puis, marchant toujours sur le lac glacé, ils arrivent à l’Antenora, la zone des traîtres à leur patrie. Dante heurte du pied un damné qui a honte de dire son nom : une fois reconnu, il signale au poète plusieurs de ses compagnons. Tout à coup deux pécheurs apparaissent sortant la tête d'un même trou. L'un dévore le crâne de l'autre. Le poète demande à l'ombre forcenée le motif de sa rage.

 


Chant 32

Si j'avais l'âpre son, le vers rauque et sonore
Qui conviendrait au puits qu'il faut décrire encore,
Triste puits qui soutient tous les cercles sur soi,

Je voudrais exprimer ici jusqu'à l'écorce
Le suc de mes pensers. N'ayant pas cette force,
Au moment de parler, je me sens quelque effroi.

Peindre l'extrême Enfer et le centre du monde,
Ce n'est pas un vain jeu de vulgaire faconde,
Ni l'œuvre que bégaie une langue au berceau.

Mais vous qui secondiez, ô Muses souveraines,
Amphion construisant les murailles thébaines,
Faites qu'au moins mes vers approchent du tableau !

O damnés entre tous parmi les créatures,
Habitants de ces lieux d'indicibles tortures,
Que n'étiez-vous brebis ou chèvres, malheureux !

Quand nous fûmes venus plus bas dans la carrière
Sous les pieds du géant dans le puits sans lumière,
Comme sur les hauts murs je reportais mes yeux,

J'ouïs qu'on me disait : « Ah ! regarde où tu passes !
Prends garde d'écraser en marchant sur ces glaces
Les misérables fronts de frères harassés. »

Je me tourne, et je vois sons mes pieds étalée,
Une nappe d'eau morte, un lac d'eau si gelée
Qu'on eût dit d'un miroir mieux que de flots glacés.

En Autriche, jamais le Danube en sa course,
Jamais le Tanaïs, sous le ciel froid de l'Ourse,
N'ont le voile hivernal qui s'était formé là,

Et l'on eût pu laisser sur la croûte de glace,
Sans même que le bord craquât à la surface,
Tomber le Tabernik ou la Pietra Pana.

Telles on voit au temps où l'humble paysanne
Glane aux champs et la nuit rêve encore qu'elle glane,
La tête hors de l'eau grenouilles coasser :

Ainsi le front livide, empourpré de vergogne,
Faisant claquer leurs dents comme becs de cigogne,
Je vis dans le glacier des ombres se dresser.

Leurs têtes se penchaient en avant ; leurs visages
Offraient de leurs tourments de poignants témoignages :
Sur les lèvres le froid, la douleur dans les yeux r

Quand je les eus d'abord toutes considérées,
Regardant à mes pieds, j'en vis deux si serrées
Qu'elles avaient mêlé tout à fait leurs cheveux.

« Vous qui vous étreignez, dites-moi qui vous êtes ? »
M'écriai-je. En arrière ils penchèrent leurs têtes
Et levèrent sur moi des regards étonnés.

Mais les pleurs contenus dans leur paupière humide
Débordent, et le froid gelant leur flot liquide
Les condense et resserre encore les damnés.

Un crampon ne joint pas si fort deux bois ensemble.
Alors, tels deux béliers que la fureur rassemble,
De rage transportés se heurtent les pécheurs.

Un autre à qui le froid avait mangé l'oreille,
Le front baissé, me dit : « Pourquoi, car c'est merveille,
Te mirer si longtemps dans ce lac de douleurs ?

Tu veux savoir qui sont ces deux pécheurs ? La plaine
Où le Bisenzio coule fut leur domaine.
Le prince Albert, leur père, y vit le jour aussi.

Ils sont d'un même sein. Dans toute la Caïne
Tu chercherais en vain une ombre florentine
Ou toute autre ayant mieux mérité d'être ici ;

Moins coupable est ce fils qu'Artus, frappant d'avance.
Ombre et corps à la fois perça d'un coup de lance.
Moins criminel Foccace et cet autre maudit,

Cette ombre dont la tête intercepte ma vue,
Sous le nom de Sassol Mascheroni connue.
Toscan ! — tu l'es, je crois, — ce nom seul te suffit,

Quant à moi, pour ne pas prolonger davantage,
J'eus le nom de Pazzi-Camicion en partage ;
Carlin viendra bientôt m'exempter de rougir. »

Lors je vis des esprits par milliers dans la glace
Tout violets de froid; ce souvenir vivace
Devant un gué gelé me fait encore frémir.

Comme nous avancions tous les deux assez vite
Vers le centre profond où l'univers gravite.
Tandis que je tremblais dans l'éternelle nuit,

Il arriva, — hasard ou volontaire outrage !
— Qu'en marchant au milieu des têtes, au visage
Mon pied vint à heurter quelqu'un de ce circuit.

— « Pourquoi me foules-tu ? dit-il, versant des larmes;
A m'outrager ainsi peux-tu trouver des charmes ?
Viens-tu venger encor Mont Aperti sur moi ? »

— « Daigne m'attendre ici, dis-je alors à mon maître,
Que j'éclaircisse un doute où me jette ce traître ;
Ensuite je courrai, s'il le faut, avec toi. »

Il s'arrête aussitôt parlant à l'ombre blême
Qui grommelait encor quelque horrible blasphème :
 « Toi qui grognes ainsi, ton nom, esprit impur ? »

— Toi-même, quel es-tu, fit-il, qui dans ta rage
Viens dans l'Antenora me frapper au visage,
Si fort, que d'un vivant le coup m'eût semblé dur ?

— « Je suis vivant, lui dis-je, et si c'est ton envie,
Je pourrai te citer, de peur qu'on ne t'oublie,
Parmi les autres noms qu'ici j'ai recueillis. »

— « C'est l'oubli que je veux au contraire en partage !
Va-t'en, sans m'affliger ni parler davantage !
Tes appeaux pour ce lac ont été mal choisis. ».

Par la peau de la nuque alors je prends mon homme :
— « Il faudrait bien pourtant dire comme on te nomme,
Si tu tiens à garder un seul de tes cheveux. »

— « Non ! tu ne sauras pas qui je suis, dit le traître,
Et tu ne parviendras jamais à me connaître ;
Écorche, écrase-moi sous tes pieds, si tu veux ! »

Déjà je rassemblais dans ma main menaçante
Les cheveux du coupable, et l'ombre frémissante
Aboyait comme un chien, les yeux tout renversés,

Quand un autre cria : « Quelle est donc cette fièvre,
Bocca ? Claquer des dents, grelotter de la lèvre,
Si tu ne hurles pas, ce n'est donc pas assez ? »

— « Bien ! je n'ai plus besoin qu'à moi tu te révèles;
A ta honte je puis porter de tes nouvelles,
Dis-je alors, et conter ton sort, méchant félon ! »

— « Va donc, répliqua-t-il, et, libre à toi ! raconte.
Mais, si tu peux sortir, emporte aussi le compte
De qui fut si pressé de révéler mon nom.

Il pleure ici l'argent qu'il reçut de la France.
J'ai vu, pourras-tu dire, au séjour de souffrance
Où gèlent les pécheurs, Buso de Duéra.

Si l'on te demandait les noms de quelques autres,
Regarde à tes côtés : Beccarie est des nôtres,
Un perfide qu'à mort Florence condamna.

Jean de Soldanieri gît plus bas : il doit être
Auprès de Ganellon et de Tribaldel, traître
Qui livra Faenza de nuit comme un larron ».

Nous étions déjà loin : tout à coup je m'arrête.
Deux pécheurs dans un trou sortaient chacun la tête.
L'une recouvrait l'autre ainsi qu'un chaperon :

Et, comme un affamé sur le pain qu'on lui jette,
Celui qui dominait s'acharnait sur la tête
De l'autre, et le mordait de la nuque au cerveau.

Tel Tydée autrefois, pour assouvir sa rage,
De Mena lippe mort dévorait le visage,
Tel, des os et des chairs se gorgeait ce bourreau.

— « Toi qui fais éclater de façon si brutale
Ta haine sur celui dont ta dent se régale,
Dis-moi pourquoi ? criai-je, et je jure, en retour,

Si juste est la fureur qui contre lui t'anime,
Vous connaissant tous deux, sachant quel fut son crime,
De te venger encore au terrestre séjour,

Si ma langue ne sèche, en revoyant le jour ! »

 


Dante

 

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