Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 11



Oh ! qu’il est insensé, l’intérêt des mortels !
De combien de défauts sont pleins les syllogismes (125)
qui leur font battre l’aile et voler près du sol !

L’un exploitait les lois, l’autre les aphorismes,
un troisième courait après le sacerdoce ;
qui prétendait régner par la force ou l’astuce,

qui projetait un vol, qui lançait une affaire,
qui s’épuisait en proie aux plaisirs de la chair
et qui s’abandonnait, enfin, à la paresse,

à cet instant où moi, libre de tous ces soins,
je me voyais là-haut, dans le ciel, accueilli
si glorieusement auprès de Béatrice.

Sitôt que chacun d’eux avait repris sa place
au cercle qu’il avait d’abord abandonné,
il s’arrêtait, plus droit qu’un cierge au chandelier.

Et j’entendis, du sein de la même splendeur,
la voix de tout à l’heure, à l’éclat redoublé,
m’adresser ce discours comme dans un sourire :

« Comme je réfléchis ses rayons en moi-même,
de même, en regardant l’éternelle clarté,
je vois dans ta pensée et j’aperçois sa source.

Tu doutes ; tu voudrais qu’on expliquât pour toi
en langage assez clair pour qu’il soit accessible
à ton entendement, quelle était ma pensée

quand je disais tantôt « que l’on engraisse bien »
et lorsque je disais : « Nul second n’a surgi » (126) ;
et il est important de distinguer d’abord.

La haute Providence, administrant le monde
avec cette sagesse où tout regard créé
s’est perdu bien avant d’arriver jusqu’au fond,

pour que se dirigeât vers l’Époux bien-aimé
plus sûre d’elle-même et à lui plus fidèle
l’épouse de Celui qui l’unit à lui-même (127)

avec son sang béni, dans des cris de douleur,
lui fit mander deux princes, dans le but de l’aider
et de l’accompagner, chacun de son côté.

L’un d’eux fut d’une ardeur tout à fait séraphique ;
la sagesse de l’autre a paru sur la terre
un éclat qui venait du choeur des chérubins (128).

Je dirai de l’un seul, car en parlant de lui,
quel qu’il soit, on a fait de tous les deux l’éloge,
puisque de leurs efforts la fin était la même.

Entre l’eau qui descend du mont qu’avait choisi
le bienheureux Ubald et Topino, s’étale
au pied de la montagne une côte fertile (129)

d’où la chaleur descend, ou le froid, empruntant
la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plus loin
gémissent sous leur joug Gualdo, puis Nocera.

Et c’est sur cette côte, à l’endroit où la pente
a perdu sa raideur, qu’un soleil vint au monde,
comme le nôtre naît parfois des eaux du Gange ;

aussi, voulant parler de l’endroit que je dis,
on ne devrait pas dire Assise, c’est trop peu :
pour être plus exact, il faut dire Orient.

Il n’était pas encor bien loin de son lever,
que déjà tout le monde avait pu contempler
les premiers réconforts de sa grande vertu ;

car, tout jeune, il faisait à son père la guerre
en faveur d’une dame à qui, comme à la mort,
nul n’ouvre avec plaisir la porte de chez lui,

jusqu’au point qu’il voulut l’épouser à la fin,
coram patrem, devant la Cour spirituelle,
et qu’il aima depuis un peu plus chaque jour (130).

Pour elle, veuve encor de son premier Époux (131),
pendant mille et cent ans on l’avait méconnue
et, jusqu’à lui, laissée obscure et négligée.

C’est en vain qu’on a su qu’elle fut impassible
chez le pauvre Amyclas, au son de cette voix
qui faisait cependant trembler tout l’univers (132) ;

c’est en vain qu’elle fut courageuse et constante
et, tandis que pour elle restait en bas Marie,
elle a suivi le Christ jusqu’en haut de la croix (133).

Comme je ne veux pas procéder par énigmes,
dans mon parler diffus il faut que tu comprennes
par ces deux amoureux, François et Pauvreté.

Leurs visages joyeux, leur bonne intelligence,
leur amour admirable et leurs tendres regards
ne produisaient jamais que de saintes pensées,

tellement que Bernard le vénérable ôta
sa chaussure et courut le premier vers la paix,
et trouvait que sa course était encor trop lente.

Ô richesse inconnue, ô féconde bonté !
Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,
voulant suivre l’époux, tant leur plaisait l’épouse (134) !

Lui, le père et le maître, il s’en fut par la suite
errant avec sa femme et sa sainte famille
qui se ceignait déjà de son humble cordon.

Le signe d’un coeur vil ne marquait pas son front,
quoiqu’il ne fût que fils de Pierre Bernardone (135)
et qu’on ne lui montrât qu’un merveilleux mépris ;

mais souverainement ayant fait l’exposé
de son projet austère, il obtint d’Innocent
pour la première fois de son ordre le sceau (136).

Tous les jours s’augmentait une foule de pauvres
derrière celui-ci, dont la vie admirable
dit la gloire du Ciel encor mieux que la sienne.

Honorius, au nom de l’Esprit éternel,
pour la seconde fois mit alors la couronne
aux saintes volontés de cet archimandrite (137).

Et lorsque, stimulé par la soif du martyre,
il eut, sous les regards de l’orgueilleux Soudan,
prêché le nom du Christ et de ceux qui suivirent (138),

et qu’ayant rencontré cette gent trop rétive
à la conversion, plutôt que d’y rester
il vint cueillir le fruit des plants italiens,

sur un âpre rocher entre l’Âme et le Tibre
il prit de Jésus-Christ son ultime stigmate,
dont il porta deux ans l’empreinte sur son corps (139).

Quand il plut à Celui qui l’avait distingué
de l’appeler en haut, pour cette récompense
qu’il a su mériter par son humilité,

à ses frères, qui sont ses droits héritiers,
il a recommandé le soin de son épouse,
ordonnant qu’on l’aimât avec fidélité ;

et puis de son giron cette âme radieuse
accepta de partir, rentrant dans son royaume ;
et il ne voulut pas, pour son corps, d’autre bière.

Tu vois, par lui, quel fut cet autre (140) qui l’aida
à mener dignement la barque de saint Pierre
flottant en haute mer vers le refuge élu.

Et ce fut ce dernier qui fut mon patriarche ;
et celui qui le suit, comme il l’a commandé,
comme tu peux comprendre, a bien chargé sa nef.

Son troupeau, cependant, de nouvelles pâtures
est devenu friand, et ne peut s’empêcher
d’aller s’éparpillant sur des chemins divers ;

et plus de ce troupeau les brebis vagabondent,
s’écartant du sentier qui leur était tracé,
plus elles rentreront sans lait à leur bercail.

II en existe encor qui, craignant le danger,
se collent au berger, mais elles sont si rares
qu’un bout de drap suffit pour tailler leurs manteaux.

Ores, si mes propos ne sont pas trop fumeux,
si tu m’as écouté bien attentivement
et si tu te souviens de tout ce que je t’ai dit,

tu dois voir tes désirs satisfaits en partie ;
car tu sais où la plante est en train de casser
et quel était le sens de ma correction :

« Que l’on engraisse bien, à moins qu’on ne s’égare. »

 

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125 - Les raisonnements, les principes dont ils tiennent compte dans leur vie de tous les jours.

126 - Ce sont les deux passages du premier discours de saint Thomas, que nous venons de signaler, et que Dante voudrait se faire expliquer maintenant. Saint Thomas répondra d’abord, le long de tout ce chant, à la première question.

127 - pour que l’Église, épouse du Christ, suive mieux la route du Seigneur.

128 - Le premier est saint François et le second, saint Dominique. C’est saint Thomas, qui avait été dominicain, qui fera l’éloge du premier ; plus loin, ce sera saint Bonaventure, franciscain, qui prononcera celui de saint Dominique. Cependant, à la fin de ces deux éloges, on fait la critique de la décadence monastique et des moeurs corrompues des moines : et c’est alors son propre ordre que chacun des orateurs critiquera, par souci de délicatesse sans doute.

129 - La colline d’Assise, assise entre le Topino et le Chiascio : cette dernière rivière prend sa naissance dans la montagne de Gubbio, où saint Ubald Baldassini fut évêque de 1129 à 1160. Les villes citées plus loin entourent Assise ; mais il n’est pas clair si l’on doit entendre par « joug » la position de Gualdo et de Nocera au milieu de montagnes inhospitalières, ou leur situation politique.

130 - Ainsi qu’il est expliqué plus loin, cette dame que François aima tant s’appelait Pauvreté.

131 - Jésus-Christ.

132 - Amyclas, pauvre pêcheur dont parlait Lucain, dormait tranquillement, la porte ouverte, durant les guerres civiles, et n’ayant rien à perdre, il ne se troubla nullement lorsqu’il vit César entrer à l’improviste dans sa cabane.

133 - Parce que le Christ est sorti nu de ce monde ; peut-être aussi parce que la pauvreté, en tant que vertu recherchée et souhaitée, avait disparu avec lui.

134 - Ce sont là les premiers disciples de saint François : Bernard de Quintavalle, qui donna tous ses biens pauvres en 1209 ; Gilles, qui mourut en 1273 ; Sylvestre prêtre à Assise, qui se distingua d’abord par son amour de l’argent, mais qui se repentit par la suite et suivit les pas du saint.

135 - Pierre Bernardoni, son père, était simple marchand

136 - Ou, pour mieux dire, la première approbation, fut que verbale, et qui date de 1210.

137 - La seconde approbation de la règle franciscaine fut accordée en 1223 par le pape Honorius III.

138 - Pendant une mission qu’il accomplit en 1219.

139 - Les stigmates de saint François apparurent pendant son séjour sur le Mont-Verna, en 1224.

140 - Saint Dominique.

 


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