Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 18



Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul
de sa propre pensée, et moi, je savourais
la mienne, en tempérant l’amer avec le doux (254),

quand la dame soudain, qui me menait vers Dieu,
dit : « Laisse ce souci ! Souviens-toi que je suis
aux côtés de Celui qui redresse les torts ! »

Lors je me retournai vers cette tendre voix
qui fait tout mon confort ; et je renonce à dire
quel saint amour je vis se baigner dans ses yeux ;

tant parce que je crains de ne savoir le dire,
que parce que l’esprit ne peut se retourner
en lui-même aussi loin, s’il n’est pas secouru.

Tout ce que je pourrai répéter sur ce point,
c’est qu’en la regardant je me sentais le coeur
tout à fait délivré de tout autre désir,

car l’éternel "bonheur dont les rayons tombaient
sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beaux yeux
je trouvais le bonheur de son aspect second (255).

M’accablant de l’éclat de son brillant sourire,
elle me dit ensuite : « Écoute et toi :
le Paradis n’est pas dans mes yeux seulement ! »

Et comme parmi nous on reconnaît parfois
l’amour par le regard, s’il est assez puissant
pour que l’esprit entier soit par lui transporté,

dans le scintillement de la sainte splendeur (256)
que je cherchais des yeux, je connus le désir
qu’elle avait de finir l’entretien commencé.

Puis elle dit ainsi : « Dans ce cinquième seuil
de l’arbre qui reçoit de haut en bas la vie (257),
donne toujours des fruits et ne perd pas ses feuilles,

on voit d’heureux esprits qui furent sur la terre,
avant d’aller au ciel, parmi les plus illustres
et qui feraient l’orgueil de chacune des Muses (258).

Examine avec moi les bras de cette croix :
ceux que je vais nommer produiront, de leur place,
des éclairs comme ceux qui traversent les nues. »

Je vis une splendeur s’allumer sur la croix,
aussitôt qu’elle eut dit le nom de Josué ;
et le dire et le faire arrivaient à la fois.

Au nom que j’entendis du fameux Macchabée
je vis qu’un autre éclat se mit à tournoyer,
et la joie emportait cette étrange toupie.

Ainsi pour Charlemagne et pour Roland ensuite
mon regard attentif en reconnut deux autres,
comme l’oeil du chasseur suit le vol du faucon.

Et sur la même croix Guillaume et Rainouard
s’offrirent au regard, l’un à côté de l’autre,
et le duc Godefroi près de Robert Guiscard (259).

Puis, allant se mêler à toutes ces lumières,
l’âme qui jusqu’alors m’avait parlé montra
quelle place elle avait dans le céleste choeur.

Alors je me tournai du côté de ma droite,
pour lire mon devoir dicté par Béatrice,
dans un mot qu’elle eût dit ou dans un mouvement,

et je vis dans ses yeux une telle liesse,
une telle clarté, que sa beauté semblait
plus grande que jamais et que son air dernier.

Et comme en ressentant, parmi les bonnes oeuvres,
que le plaisir s’augmente, un homme réalise
que sa vertu progresse et gagne tous les jours,

je me suis aperçu que ma rotation
suivait un plus grand arc, avec le ciel ensemble,
rien qu’à voir ce miracle encor plus éclatant (260).

Et comme en un instant le teint blanc d’une femme
peut changer de couleur, sitôt que de la honte
l’accablante couleur s’efface de ses joues,

de même dans mes yeux, quand je me retournai,
je reçus la candeur de l’astre tempéré,
sixième à m’accueillir dans son intérieur.

Dans l’astre jovial j’ai contemplé comment
tout le scintillement de l’amour y régnant
formait sous mes regards certaines de nos lettres.

Comme un envol d’oiseaux quittant les bords d’un fleuve
s’en va joyeusement chercher sa nourriture,
en dessinant un cercle ou quelque autre figure,

telles, dans leurs splendeurs, les saintes créatures
chantaient en voletant et formaient d’elles-mêmes
la figure d’un D, puis d’un I, puis d’un L.

Elles partaient d’abord sur le rythme du chant,
et quand un caractère avait été tracé,
s’arrêtaient un instant et gardaient le silence.

Divine Pégasée (261), où le poète trouve
la gloire qui le fait vivre éternellement
et fait vivre par toi royaumes et cités,

verse-moi ton savoir, pour que je puisse peindre
les dessins qu’on y fait, tels que je les ai vus,
et que tout ton pouvoir se montre dans mes vers !

Ainsi donc, cinq fois sept voyelles et consonnes
s’esquissaient sous mes yeux, et je les observais
au fur et à mesure, en les voyant paraître.

D’abord Diligite justitiam étaient
les premiers verbe et nom de toute leur peinture ;
qui judicatis terrant en furent les derniers (262).

Puis toutes ces clartés se rangèrent sur l’M
du dernier de ces mots, tant que de Jupiter
l’argent me paraissait constellé de points d’or.

Et je vis arriver d’autres clartés encore
à l’endroit du sommet de l’M et s’y poser
tout en chantant, je crois, le Bien qui les appelle.

Et puis, comme du choc des tisons embrasés
jaillit un jet brillant d’étincelles sans nombre
d’où le niais prétend tirer des pronostics,

plus de mille splendeurs parurent en sortir
et remonter qui plus, qui moins, selon le sort
que leur a réservé le soleil qui les brûle.

Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,
je vis représenter sur le fond de ces flammes
la tête d’un grand aigle à partir de son cou (263).

Celui qui peint là-haut n’a jamais eu de maître ;
c’est lui son propre maître, et c’est en lui qu’il trouve
la force où tous les corps ont découvert leur forme.

Les autres bienheureux, qui paraissaient d’abord
vouloir faire de l’M une sorte de lis,
presque sans se mouvoir complétaient cette image (264).

Astre béni, combien et quelles pierreries
m’ont alors démontré que l’humaine justice
est un effet du ciel où tu resplendissais !

À cette Intelligence où prennent leur principe
ta vie et ta vertu, je demande d’où vient,
pour souiller ton éclat, cette épaisse fumée,

afin qu’une autre fois elle s’irrite enfin
de ce que l’on achète et l’on vende en ce temple (265)
qu’ont bâti le miracle et le sang des martyrs.

Vous, soldats glorieux du ciel que je contemple,
priez toujours pour ceux qui restent sur la terre,
tout à fait égarés, par l’exemple mauvais !

L’on faisait autrefois la guerre avec l’épée ;
on la fait maintenant en privant son prochain
du pain que notre Père a prévu pour chacun.

Mais toi, qui n’as jamais écrit que pour biffer (266),
pense que Pierre et Paul, qui sont morts pour la vigne
détruite par tes soins, sont encore vivants !

Sans doute te dis-tu : « J’aime d’un tel amour
celui qui voulut vivre autrefois au désert
et qui dans une danse a trouvé le martyre (267),

que je n’ai nul souci du pêcheur ni de Paul. »

 

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254 - Ce qu’il y avait d’agréable dans son discours, et ce qu’il m’annonçait de terrible.

255 - Le reflet que l’on voyait dans son regard, de l’aspect de Dieu qu’elle contemplait.

256 - Celle de Cacciaguida.

257 - Le Paradis est comparé à un arbre, qui tiendrait ses racines dans la terre, mais qui reçoit son aliment par le haut, à partir de l’Empyrée.

258 - Sans doute faut-il entendre : l’orgueil de n’importe quel poète. Les actions des personnages qui suivent, et l’effet, sont propres de la Muse épique ; et d’ailleurs la piu. part d’entre eux descendent directement des chansons de geste.

259 - Guillaume au Court Nez, héros de la Chanson de Guillaume et de tout le cycle d’Orange ; Rainouard, qui appartient au même cycle, est surtout le héros du poème du Montage Rainouard ; Godefroy de Bouillon fut le premier roi de Jérusalem ; Robert Guiscard fut le fondateur du royaume normand de Naples et de Sicile.

260 - Rien qu’à voir augmenter la beauté de Béatrice, Dante se rend compte qu’il est en train de passer à un ciel plus haut. C’est le sixième, celui de Jupiter, où font leur séjour les âmes de ceux qui se sont distingués par leur justice et par leur piété.

261 - Épithète des Muses en général.

262 - « Aimez la justice, vous qui jugez la terre » : c’est le début du Livre de la Sagesse.

263 - II faut partir, pour comprendre ces changements à vue, de l’image de l’M tel qu’on le faisait dans la calligraphie gothique, les deux jambages extérieurs arrondis, à peu de chose près comme un ω grec renversé. Lorsque des lumières viennent s’ajouter au sommet de la lettre, en prolongement du jambage médian, l’image ressemble à la fleur de lis héraldique ; mais c’est là une phase qui ne dure pas, car les mouvements des lumières transforment cette figure en celle d’un aigle, dont les deux jambages extérieurs de l’M représentent les ailes, et les lumières ajoutées au sommet forment le cou et la tête

264 - Le symbolisme de ce passage de l’M à la fleur de lis et de celle-ci à l’aigle ne semble pas difficile à pénétrer. La lettre représente sans doute l’idée de Monarchie : pour un esprit du Moyen Age, il ne pouvait s’agir que de la Monarchie universelle. Elle passe par la fleur de lis, mais sans s’arrêter : signe que ce n’est pas pour le roi de France que Dieu réserve cette monarchie, mais pour l’aigle impériale.

265 - Église, qui trafique avec les biens de ce monde.

266 - On considère que c’est une allusion à Jean XXII, pape de 1316 à 1334, qui avait annulé beaucoup de bénéfices accordés par son prédécesseur, Clément V. Cette interprétation peut paraître douteuse : s’il en est ainsi, Jean XXII biffe, mais n’écrit pas. Peut-être Dante ne visait-il pas un pape déterminé, mais le successeur de Pierre, qui modifie ses décisions, afin de pouvoir favoriser le plus offrant.

267 - Saint Jean-Baptiste, dont l’image figurait sur la monnaie de Florence : le pape n’aimait donc pas le saint, mais les florins.

 


Dante

 

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