Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 20



Au moment où celui qui fait chez nous le jour
descend sur l’horizon, quittant notre hémisphère,
et meurt de toutes parts la lumière du jour,

le ciel, qui prend de lui sa lumière première,
devient resplendissant bientôt et tout à coup,
grâce aux nombreux flambeaux qui n’en répètent qu’un (282).

C’est cet aspect du ciel qui me vint à l’esprit,
quand l’emblème du monde et de ceux qui le mènent
mit fin à son discours, fermant son bec béni ;

car presque au même instant, de tous ces vifs éclats
devenus plus brillants, s’élevèrent des chants
qui se sont envolés de ma faible mémoire.

Ô doux amour sans fin, voilé dans un sourire,
comme tu paraissais embrasé, dans ces flûtes
dont le son ne répond qu’à de saintes pensées !

Puis, lorsque ces joyaux au doux et cher éclat,
dont je vis s’enchâsser la sixième lumière (283),
imposèrent silence aux échos angéliques,

je crus entendre au loin le bruit d’une rivière
dont le flot transparent descend de pierre en pierre,
de sa veine première indiquant l’abondance.

De même que le son prend forme sur le cou
du rebec, ou dans l’air que l’on fait pénétrer
par l’étroit embouchoir de quelque chalumeau,

de même, impatient, ne voulant plus attendre,
ce murmure montait et s’échappait de l’aigle
et sortait de son cou comme d’un tuyau d’orgue.

Par la suite il devint une voix qui sortit
hors de son bec ouvert, sous forme de propos,
tels que les attendait mon coeur, où je les mis :

« L’organe de mon corps qui voit et qui supporte
chez les aigles mortels le soleil (284), me dit-il,
doit être examiné maintenant plus à fond ;

car parmi tant de feux qui forment mon image,
ceux qui font resplendir dans ma tête mon oeil
de tous ces rangs divers sont les plus importants.

Celui qui forme au centre la brillante prunelle
au temps jadis chanta le Saint-Esprit et fit
transporter d’une ville à l’autre l’arche sainte (285) :

il connaît maintenant de son chant le mérite
(pour autant qu’il dépend de son propre vouloir),
puisque la récompense est en proportion.

Parmi les cinq qui font l’arcade de mon cil,
celui qui de mon bec se trouve le plus près
de la perte du fils a consolé la veuve (286) :

il connaît maintenant combien il coûte cher
de n’avoir pas suivi le Christ, puisqu’il a fait
de notre douce vie et de l’autre l’épreuve.

Et celui qui le suit sur la circonférence
dont je viens de parler, fixé sur l’arc qui monte,
a retardé sa mort par un vrai repentir (287) :

il connaît maintenant que le juge éternel
n’a point changé sa loi, quand de justes prières
peuvent faire demain, sur terre, d’aujourd’hui.

L’autre, qui vient après, avec les lois et moi,
voulut bien faire (au vrai, les fruits en sont mauvais)
et devint Grec, pour faire une place au pasteur (288) :

il connaît maintenant que le mal qui provient
de sa bonne action ne lui fait point de tort,
bien que le monde entier en sorte ruiné.

Et celui que tu vois là, sur l’arc qui descend,
est Guillaume, que pleure aujourd’hui le pays
qui ne fait que gémir sous Frédéric et Charles (289):

II connaît maintenant combien un juste roi
est aimé dans le ciel, et il le laisse voir
par tout ce beau semblant qui resplendit en lui.

Et qui pourrait penser, au monde plein d’erreur,
que le Troyen Riphée est ici, dans leur cercle (290),
le dernier de ces cinq heureux et saints éclats ?

il connaît maintenant ce que là-bas le monde
ne put apercevoir de la grâce divine,
bien que son oeil ne puisse arriver jusqu’au fond. »

Et comme dans les airs volent les alouettes
tant que dure leur chant, puis se taisent, contentes
de leurs derniers accords dont elles se délectent,

telle apparut l’image où la joie éternelle
semble se réfléchir, celle dont le désir
peut rendre les objets à soi-même pareils.

Comme j’étais alors, par rapport à mon doute,
de même qu’un cristal pour la couleur qu’il couvre,
l’esprit ne put souffrir l’attente et le silence,

mais poussa de sa bouche un : « Qu’est-ce que tu dis ? »
avec toute la force de son poids, dont je vis
comme un grand tourbillon d’éclairs qui s’allumaient.

Bientôt, tandis que l’oeil devenait plus brillant,
ce symbole béni se mit à me répondre,
pour ne pas me laisser en proie à ma surprise :

« Je vois bien que tu crois les choses que j’ai dites,
parce que j’e les dis, sans en voir le comment,
et, malgré ta croyance, elles restent cachées.

Tu fais comme celui qui connaît une chose
par son nom seulement, sans voir sa quiddité (291),
tant que quelqu’un ne vient pour la lui faire voir.

Regnum coelorum peut souffrir la violence
d’une vive espérance et d’un amour ardent,
qui suffit pour gagner la volonté divine ;

mais non pas comme un homme abattu par un autre,
mais parce qu’elle-même admet d’être vaincue
et, vaincue, elle vainc par sa bénignité (292).

Des cils la première âme ainsi que la cinquième (293)
viennent de t’étonner, car tu ne pensais pas
les voir orner ainsi la région des anges.

Mais ils n’ont point laissé leurs corps, comme tu crois,
païens, mais bien chrétiens, et croyant fermement
aux pieds martyrisés ou promis au martyre (294).

L’une, de cet enfer où l’âme ne se rend
jamais à ses devoirs, vint retrouver sa chair,
récompense accordée à la foi d’un vivant (295):

à la foi d’un vivant qui, de tout son pouvoir,
sollicita de Dieu qu’il fût ressuscité,
afin qu’on pût ainsi corriger son vouloir.

Cet esprit glorieux dont il est question
retourna dans sa chair et n’y resta que peu,
assez pour croire en lui, qui le pouvait sauver,

et sa foi s’embrasa dans les puissantes flammes
de l’amour vrai, si fort, qu’à sa seconde mort
il méritait déjà de s’unir à nos joies.

L’autre (296), par un effet de la grâce qui sourd
d’une source profonde et telle que jamais
l’oeil mortel n’en a pu considérer le fond,

sur terre consacra son coeur à la justice ;
et puis, de grâce en grâce, il vint à voir en Dieu
cette rédemption qui devait arriver.

Cela fit qu’il y crut et ne put tolérer
davantage l’horreur du vilain paganisme,
et blâma tant qu’il put le peuple perverti.

Lors il fut baptisé par les trois belles dames (297)
qu’on te montra tantôt, près de la roue à droite,
plus de mille ans avant qu’existât le baptême.

Prédestination, ô comme ta racine
est loin de se montrer à nos pauvres regards,
qui ne voient qu’un aspect de la cause première !

Et vous aussi, mortels, soyez plus circonspects
dans votre jugement : car nous, qui voyons Dieu,
nous ignorons encor qui sont tous les élus.

L’ignorance, pourtant, nous est bien agréable,
puisque notre bonheur est fait de cette joie,
de vouloir nous aussi ce que Dieu même veut. »

C’est de cette façon que la divine image,
afin de rendre clair mon regard empêché,
venait de m’apporter le suave remède.

Et comme un bon joueur de guitare accompagne
la voix du bon chanteur du bruissement des cordes,
en faisant que son chant donne plus d’agrément,

ainsi je me souviens que pendant qu’il parlait
j’apercevais la double et heureuse lumière,
comme le clignement simultané des yeux,

accompagner ces mots de son jeu d’étincelles.

 

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282 - Le soleil étant la source unique de la lumière, la lune et les étoiles étaient considérées comme possédant seulement une lumière réfléchie.

283 - Le ciel de Jupiter, qui est le sixième.

284 - Le soleil.

285 - David.

286 - L’empereur Trajan. Sur la tradition du jugement en faveur de la pauvre veuve, et sur la légende de son entrée au paradis, cf. Purgatoire, note 104.

287 - Ezéchias, roi de Judas ; Isaïe lui ayant prophétisé la fin de ses jours, il obtint, par ses dévotes prières, un délai de quinze ans.

288 - L’empereur Constantin, qui transféra la capitale de l’Empire à la ville qui porta depuis son nom : Dante suppose qu’il partit de Rome à cause de la donation qu’il avait faite, aux papes, de cette ville.

289 - Guillaume II le Bon, roi de Naples (1166-1189). Son royaume échut plus tard à Charles II d’Anjou, roi de Naples (cf. la note 277) et à Frédéric II d’Aragon, roi de Sicile (cf. la note 278), qui furent loin d’imiter ses vertus.

290 - Ce qui semble avoir sauvé Riphée de l’oubli et de la damnation, c’est la présentation qu’en fait Virgile, Énéide II, 426, où il apparaît comme « le plus juste des Troyens celui qui aime le plus l’équité » . Son rôle dans la légende antique est assez effacé ; Dante l’a choisi pour personnage sans doute pour pouvoir discuter le problème de là rédemption des gentils.

291 - L’essence d’une chose, ce qui fait qu’elle existe et qu’elle est ce qu’elle est.

292 - Le royaume des cieux se laisse vaincre et conquérir par l’amour, mais c’est parce que sa bénignité accepte d’être vaincue.

293 - Trajan et Riphée, qui furent tous les deux païens.

294 - Les pieds du Christ, qui étaient déjà martyrisés du temps de Trajan, mais qui n’étaient que voués au martyre à l’époque où vivait Riphée.

295 - Comme il a été dit, Trajan fut sauvé par les prières de saint Grégoire le Grand, qui obtint de Dieu que Trajan fût ressuscité, juste le temps qu’il fallut pour recevoir le baptême.

296 - Riphée.

297 - Les trois vertus théologales. Le problème de savoir si les gentils ont pu se sauver a souvent préoccupé les théologiens ; voir à titre d’exemple l’ouvrage du célèbre L.E. Du Pin, De la Nécessité de la Foi en Jésus-Christ pour être sauvé, où l’on examine si les payens ou les philosophes qui ont eu connoissance d’un Dieu et qui ont moralement bien vécu, ont pu être sauvés sans avoir la foi en Jésus-Christ, Paris 1701.

 


Dante

 

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