Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Paradis - Chant 24



« Ô compagnie élue à cette grande cène
de l’Agneau sacro-saint qui vous nourrit si bien
que tous vos appétits se voient toujours comblés !

Si la grâce de Dieu veut que cet homme goûte
les miettes qui pourront tomber de votre table,
avant que la mort mette à son âge une fin,

voyez l’immense amour qui le pousse ! Offrez-lui,
vous qui buvez toujours à la source elle-même,
d’où vient ce qu’il attend, la goutte de rosée ! »

Ainsi dit Béatrice ; et ces âmes heureuses
tournaient comme le globe autour des pôles fixes,
brillant d’un feu plus vif que ne font les comètes.

Comme une horloge marche au moyen des rouages
qui tournent de façon que, lorsqu’on les regarde,
l’une semble au repos, l’autre paraît voler,

ces caroles, dansant chacune à sa manière,
laissaient voir le degré de leur propre richesse,
selon que leur allure était plus vive ou lente.

De celle où je crus voir les plus grandes beautés
se détacha soudain un feu si bienheureux,
que nul ne laissait voir un éclat aussi vif.

Il tourna par trois fois autour de Béatrice,
au rythme de son chant, qui semblait si divin,
nue mon esprit n’a pas le moyen de le dire ;

ma plume saute donc, sans rien vouloir écrire,
puisque la langue et même l’imagination,
pour rendre de tels plis, sont des couleurs trop crues.

« Ô ma très sainte soeur, qui si dévotement
me le viens demander, l’ardeur de ton amour
me fait me détacher de ma belle guirlande. »

Cette flamme bénite, après s’être arrêtée,
dirigea du côté de ma dame l’haleine
qui prononçait les mots que je viens de citer.

« Ô lumière sans fin, dit-elle, du grand homme
à qui notre Seigneur a confié les clefs
du suprême bonheur qu’il offrit à la terre (334),

examine à ton gré celui-ci, sur des points
simples ou délicats, concernant cette foi
qui te faisait marcher sur la face des eaux !

S’il aime bien, s’il croit et s’il espère bien (335),
tu ne l’ignores pas, car ton regard se pose
au point où tout objet se trouve figuré.

Mais comme ce royaume acquiert ses citoyens
par la foi véritable, il convient qu’on lui donne
ici l’occasion de parler à sa gloire. »

Comme un bachelier se prépare en silence,
attendant que le maître termine l’exposé,
sinon pour le trancher, pour discuter ses termes (336),

tel je me munissais de toutes les raisons,
pendant qu’elle parlait, pour soutenir au mieux
une pareille thèse, et devant un tel maître.

« Parle donc, bon chrétien, dis-moi ce que tu sais :
qu’est-ce donc que la foi ? » Moi, je levai la tête,
pour mieux voir la clarté qui me soufflait ces mots.

Puis je me retournai vers Béatrice ; et elle
fit signe promptement de laisser s’épancher
vers le dehors le flot des sources du dedans.

« La grâce qu’on me fait, dis-je alors, de pouvoir
ainsi me confesser au plus grand primipile (337),
m’incite à formuler clairement ma pensée. »

Je poursuivis : « Mon père, ainsi qu’avait écrit
le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé
qui mit Rome, avec toi, sur le chemin du bien (338),

la foi, c’est l’argument des choses invisibles
et la substance aussi des choses espérées :
si je l’ai bien compris, c’est là sa quiddité. » (339)

Alors je l’entendis : « Ce que tu dis est vrai,
si tu sais dire aussi, pourquoi l’a-t-il placée
parmi les arguments et parmi les substances. »

Je repris aussitôt : « Les mystères profonds
qui me montrent ici leur face véritable
restent si bien cachés aux regards de là-bas,

que leur seule existence est la foi qu’on en a
et dans laquelle on met notre suprême espoir :
et c’est par là qu’elle a l’aspect d’une substance.

Comme il faut, d’autre part, syllogiser sur elle
nS qu’on puisse produire une preuve à l’appui,
s, je acquiert de ce fait un aspect d’argument. »

j’entendis qu’il disait : « Si tout ce qu’on apprend
l’école, sur terre, était ainsi compris,
verrait sans emploi tout l’esprit des sophistes. »

Ce furent là les mots de cet esprit ardent ;
ensuite il ajouta : « Nous avons déjà vu
le poids de la monnaie, ainsi que son aloi ;

mais dis-moi maintenant si tu l’as dans ta bourse. »
Je dis : « Oui, je l’ai bien, si ronde et si brillante,
que son coin ne fait pas le moindre objet de doute. »

La profonde splendeur qui brillait devant moi
dit ensuite ces mots : « Ce joyau précieux,
qui fait le fondement de toutes les vertus.

comment t’est-il venu ? » Je dis : « Du Saint-Esprit
la copieuse ondée, autrefois épanchée
au-dessus des nouveaux et des vieux parchemins (340),

est le seul syllogisme où je l’ai vu prouver,
mais si pertinemment, que, par rapport à lui,
les démonstrations me paraîtraient obtuses. »

Puis j’entendis : « Le texte ancien et le nouveau
qui t’ont fait arriver à ces conclusions,
pourquoi donc les tiens-tu pour parole divine ? »

« La preuve, dis-je alors, qui m’a fait voir le vrai
est la suite des faits, pour lesquels la nature
n'a pas chauffé le fer ni frappé sur l’enclume. » (341)

Il me fut demandé : « Mais dis-moi, qui t’assure
que ces faits ont eu lieu ? Car ce qui les confirme,
n’est-ce pas justement ce qu’il faudrait prouver ? »

« Si tout le monde vint, dis-je, au christianisme
sans miracle, ce fait en est un en lui-même,
et tel que tout le reste est moins que le centième (342) ;

car toi-même, tu vins bien pauvre et affamé
au champ, quand tu voulus semer la bonne plante
qui, vigne en d’autres temps, est ronce maintenant. »

Après ces mots derniers, l’illustre et sainte cour
fit retentir la sphère en chantant : « Louons Dieu ! »
avec les doux accords qu’on ne sait que là-haut.

Ce saint homme pourtant, qui m’avait entraîné
avec son examen, sautant de branche en branche,
au point de m’approcher des feuilles les plus hautes,

reprit presque aussitôt : « La grâce qui se plaît
à meubler ton esprit t’a fait ouvrir la bouche
de la seule façon qui convient, jusqu’ici,

et je suis bien d’accord avec ce qu’il en sort ;
mais il faut maintenant dire ce que tu crois,
et d’où cette croyance arriva jusqu’à toi. »

« Ô mon saint père, esprit qui peux voir maintenant
ce que tu crus jadis si fort, que tu vainquis,
courant vers le tombeau, des pieds beaucoup plus jeunes,

commençai-je, tu veux que je te manifeste,
ici même, le fond de ma propre croyance,
et demandes aussi quelle en fut la raison.

Vois ce que je réponds : Je crois en un seul Dieu,
seul, éternel, qui met les cieux en mouvement,
par l’amour et l’espoir, sans être mû lui-même.

À la preuve physique et la métaphysique
de cette foi (343) j’ajoute aussi les arguments
puisés dans tout le vrai qui coule à flots d’ici,

par la voix de Moïse et celle des prophètes,
les Psaumes, l’Évangile et par vous, écrivains
que le feu de l’Esprit avait alimentés.

Je crois à la Personne éternelle et triplée ;
je crois que son essence est une et triple, en sorte
qu’on peut dire qu’elle est et sont en même temps.

Le mystère divin de sa condition
que je commente ici, le texte évangélique
l’a mis dans mon esprit à plus d’une reprise.

Telle fut l’étincelle et tel fut le principe
qui s’est épanoui dans une vive flamme
et qui scintille en moi comme une étoile au ciel. »

Comme le maître écoute un rapport qui lui plaît
et, quand le serviteur s’est tu, vient l’embrasser,
montrant qu’il est content de la bonne nouvelle,

ainsi, me bénissant au milieu de son chant,
trois fois vint m’entourer la flamme apostolique
qui m’avait fait parler, sitôt que je me tus,

tant il eut de plaisir à m’avoir entendu.

 

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334 - Saint Pierre.

335 - Il possède les trois vertus théologales, foi, espérance et charité. C’est 6ur ces trois points que le poète sera interrogé, dans les chants qui suivent. L’importance que l’on donne à cet examen n’est pas sans une signification précise : déjà dans De Monarchia, III, Dante avait proposé ces trois vertus comme préparation à la jouissance de l’aspect divin, qui est la finalité unique de la béatitude céleste.

336 - Lors de la soutenance d’une thèse, le maître l’exposait ou formulait ; il appartenait au candidat de la discuter ; et le plus souvent c’était le maître lui-même qui la tranchait, ou décidait.

337 - Le primipile était le porte-enseigne des légions romaines ; il avait le privilège de lancer au combat le premier javelot.

338 - Saint Paul : allusion à son Épître aux Hébreux, d’où sont tirés les éléments de l’exposé qui suit.

339 - Cf. plus haut, note 120.

340 - L’Ancien et le Nouveau Testament.

341 - Les faits qui dépassent les possibilités de la nature, les miracles.

342 - Cet argument semble avoir été pris à la Somme contre les Gentils de saint Thomas d’Aquin.

343 - Le poète ne répète pas ces arguments, qui sont exposés au commencement de la Somme de saint Thomas.

 


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