Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 06



« Lorsque du jeu de dés la partie a pris fin,
celui qui vient de perdre en sort triste et penaud
et, répétant les coups, s’instruit à ses dépens ;

mais l’assistance suit et flatte le gagnant :
l’un emboîte le pas, l’autre suit le cortège
ou marche à ses côtés, lui parlant à l’oreille ;

mais lui, sans s’arrêter, complaisamment écoute,
et s’il donne à quelqu’un, celui-là se retire,
en sorte qu’il parvient à sortir de la presse.

Tel me trouvais-je alors au milieu de la foule,
tournant tantôt vers l’un les yeux, tantôt vers l’autre,
et je m’en dégageais à force de promesses.

Là, j’ai vu l’Arétin à qui donna la mort
le bras droit trop cruel de Gino de Tacco (48),
et l’autre qui périt en chassant ses contraires (49).

Là me priaient aussi, tendant leurs bras vers moi,
Frédéric le Nouvel avec celui de Pise,
qui du bon Marzucco fit voir la forte trempe (50).

J’y vis le comte Orso (51) et l’âme qui disait
que par haine et envie elle fut expulsée
de son corps, et non pas par l’effet de ses fautes :

c’est Pierre de la Brosse (52) : il faut qu’elle y pourvoie,
la dame de Brabant, tant qu’elle est ici-bas,
ou qu’elle aille grossir le troupeau des méchants.

Dès que je fus enfin délivré de ces ombres,
qui priaient pour avoir les prières des autres,
tant le désir les point d’être plus vite saintes,

je me mis à parler : « Il semble, ô ma lumière,
qu’en un de tes écrits tu repousses l’idée
que la prière peut fléchir la loi du Ciel (53).

Pourtant, c’est bien cela que ces gens-ci demandent :
comment se peut-il donc que leur espoir soit vain ?
ou n’ai-je point compris au juste tes paroles ? »

Il répondit : « Le sens de mon écrit est clair,
et l’espoir de ces gens n’est nullement trompeur,
si l’on veut y penser d’un esprit reposé ;

car on ne fausse pas la suprême justice,
si la flamme d’amour liquide en un clin d’oeil
la dette de quiconque héberge en cet endroit.

Cependant, à l’époque où j’ai dit le contraire,
l’oraison n’aurait pu racheter les pécheurs,
puisque Dieu n’était pas présent dans les prières.

Mais ne t’empêche pas de doutes si subtils,
s’ils ne te sont pas dits par celle qui fera
jaillir dans ton esprit la lumière du vrai.

Je veux, si tu m’entends, parler de Béatrice :
tu vas la voir bientôt là-haut, sur le sommet
de la haute montagne, heureuse et souriante. »

« Seigneur, lui dis-je alors, allons-y donc plus vite,
car je me sens déjà moins fatigué qu’avant,
et tu vois bien que l’ombre augmente au pied du mont. »

« Nous allons avancer avant la fin du jour,
répondit-il alors, le plus que nous pourrons ;
mais n’imagine pas que la chose est si simple.

Avant d’y parvenir, tu verras le retour
de l’astre que déjà le flanc du mont nous cache,
en sorte que ton corps ne lui sert plus d’écran.

Mais observe là-bas cette âme toute seule,
qui semble attendre assise et regarde vers nous :
elle nous montrera le chemin le plus court. »

Nous fûmes la chercher : âme du grand Lombard,
comme tu restais là, dédaigneuse et altière,
et quelle dignité dans ton profond regard !

Pas un mot ne tombait de ses lèvres fermées :
elle nous regardait avancer, en silence,
et paraissait de loin un lion au repos.

Virgile cependant s’approcha davantage
pour demander l’endroit où l’on monte aisément ;
mais elle, sans vouloir répondre à sa prière,

d’abord nous demanda nos noms et nos patries ;
et mon doux maître à peine avait-il commencé :
« Mantoue… » et déjà l’ombre, absente auparavant,

bondit soudain vers lui du lieu qu’elle occupait,
disant : « Ô Mantouan, mon nom est Sordello (54) ;
je suis de ton pays ! » Et tous deux s’embrassèrent.

Ah ! Italie esclave, auberge de douleur,
navire sans nocher au milieu des tourmentes,
reine jadis du monde, et maintenant bordel !

Ainsi, ce noble esprit se montrait disposé,
en entendant le nom de sa douce patrie,
à faire bonne chère à son compatriote,

cependant qu’en ton sein tes fils vivants ne restent
pas un seul jour en paix, se déchirant l’un l’autre,
quoiqu’ils se disent fils d’une même cité !

Regarde, infortunée, autour de tes frontières,
le long de ta marine, et jusque dans ton sein,
et dis-moi si l’on trouve un seul endroit en paix !

En vain Justinien t’a raccoutré les rênes (55),
puisque l’on ne voit pas qui saurait s’en servir :
s’il ne l’avait pas fait, ta honte serait moindre.

Et vous, qui ne devriez penser qu’aux oraisons
et laisser le César se tenir ferme en selle,
si vous entendez bien ce que Dieu vous ordonne,

regardez la cavale, elle devient rétive
depuis qu’elle a perdu la peur de l’éperon,
le jour où votre main s’empara de la bride !

Oh ! Albert Allemand (56), qui délaisses ainsi
celle qu’on a rendue indomptable et sauvage,
juste quand il faudrait enfourcher les arçons,

qu’un juste châtiment retombe sur ton sang,
et que le Ciel le rende exemplaire et visible,
pour remplir de terreur jusqu’à ton successeur !

Car ton père, et puis toi, vous avez toléré,
Retenus outre-monts par votre convoitise,
on changeât en désert le jardin de l’Empire.

Viens voir les Capulets avec les Montaigut,
viens voir les Monadique et les Filipacchi,(57)
les uns vêtus de deuil, les autres dans l’angoisse ! »

Viens, ô cruel, pour voir la dure oppression
que souffrent tes féaux, et guéris leurs blessures !
Vois la prospérité de ceux de Santarem ! (58)

Viens voir Rome pleurer, la veuve abandonnée
qui t’appelle et gémit sans cesse, jour et nuit :
« Ô mon César, pourquoi m’abandonner ainsi ? » (59)

Viens voir comment les gens s’aiment les uns les autres :
si jamais la pitié ne peut pas t’émouvoir,
au moins viens pour rougir de ton triste renom !

Et si j’ose en parler, souverain Jupiter
qui pour nous ici-bas as souffert sur la croix,
où regardent-ils donc, les yeux de ta Justice ?

Peut-être en son tréfonds ta sagesse insondable
prépare-t-elle ainsi quelque nouveau bienfait
dont nous sommes trop loin pour nous apercevoir ?

Pourquoi, sinon, partout les villes d’Italie
regorgent de tyrans, et le premier vilain
qui commence à briguer se croit un Marcellus ? (60)

Ô ma douce Florence, immense est ton bonheur,
car ces digressions ne sauraient te toucher,
grâce aux sages efforts de tous tes citoyens !

La justice est au coeur, qui part comme une flèche,
que la raison parfois ralentit ou retient :
mais les tiens l’ont toujours sur le bout de leurs lèvres.

Les offices publics sont un honneur qui pèse ;
mais ton peuple empressé répond sans qu’on l’appelle,
et chacun de crier : « Je connais mon devoir ! »

Sois contente à présent, car tout t’y donne droit,
toi, la riche et la sage et la très pacifique :
et l’effet montre assez si je ne dis pas vrai.

Athènes ou bien Sparte à la belle police,
à qui le monde doit les lois du temps jadis,
sont, quand aux bonnes moeurs, de petits apprentis

auprès de toi, qui suis des règles si subtiles
qu’au milieu de novembre il ne te reste rien
de ce que tu faisais filer au mois d’octobre.

Que de fois, du plus loin que l’on sait ton histoire,
n’as-tu pas tout changé, les lois et la monnaie,
les moeurs et les tarifs, renouvelant tes membres ? (61)

Et si tu te souviens et sais juger les choses,
tu verras que tu fais comme certains malades
qui, ne pouvant trouver le repos sur leur couche,

se tournent sans arrêt, pour oublier leur mal.

 

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48 - Benincasa de Laterina, juge à Arezzo, fut assassiné par Ghino di Tacco, de Sienne, personnage mentionné dans le Décaméron de Boccace, pour venger un parent que ce juge avait condamné, d’ailleurs justement.

49 - Guccio dei Tarlati, de Pietramala dans la région d’Arezzo, se noya dans l’Arno en poursuivant les Bostoli, ses ennemis.

50 - Frédéric, fils de Guido Novello, des comtes Guidi, tué un Bostoli de la famille mentionnée dans la note précédente, vers 1290. Selon les anciens commentateurs, celui de Pise est Farinata, fils de Marzucco degli Scorgiani, de Pise. Son père, vaillant chevalier, avait fini par entrer dans l’Ordre de Saint-François.
Farinata ayant été tué par un certain Beccio da Caprona, son père prêcha dans son oraison funèbre la paix et le pardon, et vint baiser la main du tueur de son fils.

51 - Orso degli Alberti, fils de Napoléon Alberti, comte de Mangona
(cf. Enfer, note 303), avait été tué par Alberto Alberti, son cousin.

52 - Chirurgien, chambellan de Philippe III le Hardi, roi de France. Louis, prince héritier de la couronne de France, étant mort en 1276, Pierre de la Brosse fit peser le soupçon d’empoisonnement sur Marie de Brabant, seconde femme du roi.
Celle-ci s’en vengea en l’accusant plus tard de trahison en faveur du roi de Castille ; et le roi Philippe le fit pendre, en 1278. Les expressions qu’emploie le poète au sujet de « la dame de Brabant » prouvent assez qu’il croyait Pierre de la Brosse innocent.

53 - Allusion à un vers de L’Énéide, VI, 373, par lequel la Sibylle répond à une prière indiscrète de Palinure : Desine fata deum flecti sperare precando, « abandonne l’espoir de faire fléchir le destin fixé par les dieux, à force de prières ».

54 - Sordello, originaire de Goito dans le duché de Mantoue, trouvère du XIIIe siècle. Dante l’avait en grande estime, car il en parle aussi dans De vulgari eloquentia, I, 15 ; mais s’il l’a choisi comme personnage du Purgatoire, c’est sans doute parce qu’il était Mantouan, comme Virgile.

55 - En rédigeant le code des lois de Rome.

56 - Albert d’Autriche, fils de Rodolphe de Habsbourg empereur d’Allemagne de 1298 à 1303 : il négligea les affaires d’Italie, comme son père.

57 - L’intention évidente qui a présidé au choix des noms de ces quatre familles est de montrer à quel point les maisons les plus nobles d’Italie sont divisées et ruinées par la guerre civile. La raison de leur choix n’est pas aussi sûre D’après les uns, il s’agit de familles rivales et qui luttaient pour se détruire : les Capulets et les Montaigus à Vérone (ce sont les deux familles auxquelles appartenaient Roméo et Juliette), les Monaldi et les Filippeschi à Orvieto.
D’après les autres, le poète entend signaler la ruine des familles gibelines d’Italie, c’est-à-dire des propres partisans de l’empereur, qui abandonne sa cause et la leur : les Montecchi à Vérone, les Cappelletti à Crémone, les Monaldi à Pérouse et les Filippeschi à Orvieto. Cette explication paraît la plus logique mais se heurte à une difficulté de fait, car les Cappelletti étaient Guelfes.

58 - Comté dans la Maremme de Sienne, qu’assiégeaient à la fois, vers 1300, la ville de Sienne et les armées du pape.

59 - Rome s’entend ici comme siège de l’Empire, que Dante appelle de tous ses voeux, pour mettre une fin aux abus et aux empiétements de l’autorité spirituelle, rendus possible par la carence de l’autorité politique.
Il faut ajouter cependant que ce passage doit avoir été écrit après 1305, date ou les papes avaient transféré leur siège à Avignon – en sorte que Rome était alors deux fois abandonnée.

60 - Claudius Marcellus, consul et partisan de Pompée, ici parce qu’ennemi acharné de César : tous les vilains qui usurpent une place, en rognant sur l’autorité de l’Empire, s’imaginent ou veulent faire croire qu’ils combattent pour la liberté.

61 - Ces membres semblent être les partis politiques, les Guelfes et les Gibelins, les Blancs et les Noirs, qui se sont chassés les uns les autres.

 


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