Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 07



Après que cet accueil affectueux et digne
se fut renouvelé par trois ou quatre fois,
Sordide recula : « Et qui donc êtes-vous ? »

« Avant qu’aux flancs du mont fissent retour les âmes
à qui l’on a permis de monter jusqu’à Dieu,
Octavien a mis mes cendres au tombeau.

Je suis Virgile : et seul m’a fait perdre le Ciel
le défaut d’ignorer la véritable foi. »
C’est par ces mêmes mots que répondit mon maître.

Comme qui voit soudain surgir devant les yeux
quelque objet surprenant, dont il reste ébaubi,
y croit et n’y croit pas, se tâte et dit : « C’est vrai ! »

tel restait l’autre ; et puis, en baissant le regard,
il vint plus près de lui et lui ceignit la taille,
humble comme l’enfant qui s’accroche à son père.

« Ô gloire des Latins, s’exclama-t-il, par qui
notre langue a montré ce qu’elle peut produire,
ornement de la ville où j’ai reçu le jour,

quel mérite ou faveur me permet de te voir ?
Dis-moi, si d’écouter tes propos je suis digne,
viendrais-tu de l’Enfer ? et duquel de ses cloîtres ? »

« Je monte jusqu’ici, répondit-il alors,
traversant les girons de l’empire des peines ;
la volonté du Ciel m’accompagne et me pousse.

Et je n’ai pas perdu le soleil où tu tends
pour ce que j’avais fait, mais pour n’avoir rien fait,
puisque je l’ai connu lorsqu’il était trop tard.

Il se trouve là-bas un lieu dont les ténèbres
sont le seul châtiment, un endroit où les plaintes
ne sont pas des clameurs, mais de simples soupirs.

Je suis son prisonnier, avec les innocents
que la dent de la mort touche avant qu’ils aient pu
purifier en eux la faute originelle.

Je suis son prisonnier, avec ceux qui n’ont pas
les trois saintes vertus (62), mais qui, fuyant le vice,
ont eu les autres dons et les aimèrent tous.

Mais si tu sais et peux le dire, donne-nous
quelques renseignements pour arriver plus vite
à l’endroit où vraiment l’on entre au Purgatoire. »

Il dit : « Nous n’avons pas de séjour établi ;
il m’est permis d’aller tout autour et plus haut ;
jusqu’où je puis monter, je serai donc ton guide.

Mais tu vois que le jour commence à décliner,
et nous ne pouvons pas monter pendant la nuit,
ce qui fait qu’il vaut mieux penser à quelque gîte.

Vois à droite, là-bas, des âmes isolées ;
je vais, si tu veux bien, te mener auprès d’elles ;
non sans quelque plaisir, tu pourras les connaître. »

Ou Virgile dit : « Comment ? Si quelqu’un essayait
monter dans la nuit, qui viendrait l’empêcher ?
bien, serait-ce donc qu’il ne le pourrait pas ? »

Lors le bon Sordide traça du doigt par terre
une ligne, en disant : « Vois-tu ? Je ne saurais
dépasser cette ligne, après le crépuscule.

Pourtant, rien ne vient faire obstacle à la montée,
à part l’obscurité, qui la rend impossible
et supprime par là le désir d’avancer.

Retournons donc plus bas, c’est ce qui reste à faire ;
pour voir les alentours, nous parcourrons la côte,
pendant que l’horizon nous cache le soleil. »

Alors mon maître dit, non sans étonnement :
« Mène-nous à l’endroit que tu viens de nous dire,
pour y passer le temps plus agréablement ! »

Nous nous étions à peine éloignés de là-bas,
lorsque je vis le flanc du mont qui s’affaissait,
comme on voit ici-bas se creuser quelque val (63).

« C’est là que nous irons, nous dit alors cette ombre,
où la côte se creuse en forme de giron ;
et nous attendrons là le retour du matin. »

Un sentier tortueux s’offrait pour y conduire,
se dirigeant en bas jusqu’au flanc du vallon,
où son bord descendait de plus de la moitié.

L’or ou le fin argent, l’écarlate et le blanc,
le bleu d’Inde, le bois lumineux et brillant
et la fraîche émeraude au point de sa cassure,

posés parmi les fleurs et l’herbe de ce pré,
seraient facilement vaincus par leurs couleurs,
comme le plus petit doit céder au plus fort.

La nature y servait non seulement de peintre,
mais y mêlait aussi mille douces odeurs,
dans de nouveaux parfums, à nul autre pareils.

Parmi l’herbe et les fleurs j’apercevais des âmes
assises, entonnant le Salve Regina (64),
que d’abord le ravin nous empêchait de voir.

« Tant que nous disposons d’un reste de lumière,
nous dit le Mantouan qui nous avait guidés,
ne me demandez pas de vous mener près d’elles.

Du haut de l’éperon vous pourrez distinguer
les gestes et les traits de tous ceux de là-bas,
mieux qu’accueillis par eux au fond de la vallée.

Celui qui reste assis sur la plus haute place
et qui semble avoir trop négligé ses devoirs,
ne mêlant pas sa voix avec le chant des autres,

fut Rodolphe empereur, qui pouvait bien guérir
la blessure qui met l’Italie au tombeau ;
et l’autre vint trop tard pour pouvoir la sauver (65).

Celui qui, devant lui, semble le consoler,
régna sur le pays baigné par l’eau qui coule
de la Moldave à l’Elbe et de l’Elbe à la mer :

c’est ce même Ottonien qui déjà dans les langes
valait mieux que son fils, le barbu Wenceslas,
vautré dans la paresse et dans les voluptés (66).

À côté, le camus qui discute à l’écart
avec cet autre esprit au visage bonhomme,
mourut en s’enfuyant et flétrissant ses lis (67).

Vous le voyez d’ailleurs se frapper la poitrine !
Et voyez son voisin, qui soupire à côté,
le visage enfoncé dans le creux de sa main :

du malheur de la France ils $ont père et beau-père ;
ils connaissent sa vie abjecte et corrompue :
de là cette douleur qui les travaille ainsi.

L’homme à la forte épaule et dont le chant répond
à la voix de cet autre au nez proéminent (68),
a porté le cordon des plus rares mérites.

Après lui, si son trône avait pu demeurer
au jeune homme qui reste assis derrière lui (69),
la vertu n’aurait fait que changer de vaisseau.

Je n’en dis pas autant des autres héritiers,
car Jacques et Frédéric, qui règnent à sa place,
n’ont pas su conserver le meilleur de l’hoirie (70).

L’honnêteté des gens ne passe pas souvent
aux rejetons ; Celui qui la donne le veut,
afin que nous sachions que nous la lui devons.

Cette allusion vaut autant pour ce grand nez
que pour Pierre, qu’on voit chanter à l’unisson
et qui fit tant pleurer la Provence et la Pouille (71).

Le fruit de sa semence a bien dégénéré,
d’autant plus que Constance (72) eut un meilleur mari
que ne l’eut Béatrice, ou Marguerite ensuite.

Voyez là-bas Henri, qui fut roi d’Angleterre
et vécut simplement, assis seul, à l’écart :
il eut, lui, plus de chance avec son rejeton (73).

Et celui qui, plus bas, reste étendu par terre,
regardant vers le haut, est le marquis Guillaume,
pour qui le Montferrat avec le Canavèse

ont été mis à sac par ceux d’Alexandrie. » (74)

 

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62 - Les trois vertus théologales : foi, espérance, charité.

63 - Le vallon des princes négligents.

64 - Prière que l’on récite après vêpres, pour demander à la Vierge la grâce de nous retirer de cette vallée de larmes : elle convient donc parfaitement, dans cette circonstance.

65 - Rodolphe de Habsbourg, empereur d’Allemagne (1273-1291), avait déjà été accusé de négligence par Dante, cf. la note 56. « L’autre » semble être son successeur non immédiat, Henri VII (1308-1313).

66 - Ottokar II, roi de Bohême (1253-1278), fut le principal ennemi de Rodolphe de Habsbourg ; mais l’inimitié terrestre n’est plus de mise ici. Son fils, Venceslas IV le Pieux, roi de Bohême (1278-1305) et de Pologne (1300-1305), ne jouit pas de la sympathie du poète.

67 - Le camus est Philippe III le Hardi, roi de France (1270-1285), mort à Perpignan, de retour d’une expédition en Aragon où il avait essuyé des revers. Son interlocuteur est Henri Ier le Gros, roi de Navarre. Ils étaient père r beau-père de Philippe IV le Bel, roi de France, sévèrement jugé par Dante dans d’autres endroits de son poème.

68 - Le premier est Pierre III, roi d’Aragon (1276-1285) le pire ennemi de son voisin Charles d’Anjou, roi de Naples et de Sicile (1264-1285), qu’il supplanta après les Vêpres siciliennes. Pierre III était le mari de Constance, fille de Manfred ; cf. plus haut, la note 24.

69 - L’aîné de Pierre III, Alphonse III, roi d’Aragon de 1285 à 1291 ; il mourut sans avoir eu d’enfants. Mais sa réputation n’est pas aussi bonne que la lui fait Dante ; en sorte qu’on a pensé qu’il faisait plutôt allusion au cadet, Pierre, mort très jeune et sans avoir régné.

70 - Jacques II, dit le Juste, roi d’Aragon (1291-1327), et Frédéric II, roi de Sicile (1296-1337), « gloire de Sicile et d’Aragon » d’après leur grand-père Manfred (cf. la note 24). L’histoire n’a pas été pour eux aussi sévère que Dante.

71 - Ce sont les mêmes Charles d’Anjou et Pierre III d’Aragon, dont il a déjà été question.

72 - Constance, fille de Manfred, femme de Pierre III, eut un meilleur mari que Béatrice, fille de Raymond, comte de Provence, et femme de Charles d’Anjou, et que la seconde femme de celui-ci, Marguerite, fille du duc de Bourgogne.

73 - Henri III, roi d’Angleterre (1216-1272), souverain falot, père d’Édouard Ier, roi de 1272 à 1307.

74 - Guillaume III, marquis de Montferrat de 1254 à 1292, vicaire de l’empereur en Lombardie, durement combattu les villes guelfes. Prisonnier des habitants d’Alexandrie, le firent mourir dans une cage de fer ; son fils voulut venger sa mort, ce qui provoqua de longs sanglants combats entre Montferrat et Alexandrie, soutenue par les Visconti de Milan.

 


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