Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 12



Je marchais de concert avec l’âme accablée,
comme avancent deux boeufs tirant le même joug,
pendant que m’attendait mon gentil pédagogue.

Mais lorsqu’il dit : « Pressons, laissons leur compagnie ;
par ici, chacun doit pousser sa propre barque,
en s’aidant, s’il le peut, des voiles et des rames »,

je me suis redressé, comme on fait quand on marche
regardant devant soi, bien que par la pensée
je demeurais toujours confus et accablé.

J’avais repris la marche et suivais volontiers
les traces de mon maître ; et déjà tous les deux
nous éprouvions combien la route était facile (117),

lorsqu’il me dit : « Dirige ton regard vers le bas !
Il est bon, si tu veux assurer ton voyage,
d’examiner le lit où se posent tes pas. »

Comme, pour conserver à jamais leur mémoire,
les tombeaux élevés sur la terre aux défunts
de ce qu’ils ont été représentent l’image,

ce qui fait qu’à leur vue on sent monter les larmes,
tant du ressouvenir nous pique l’aiguillon,
qui presse seulement le coeur des gens sensibles,

je vis là des portraits, infiniment plus beaux,
conformes aux canons de l’art, et qui tenaient
tout le bord du chemin, du côté du ravin (118).

J’y voyais d’un côté celui qui fut créé
plus noble que tout être ayant jamais été (119),
précipité du Ciel plus vite que la foudre.

D’autre part, j’y voyais le géant Briarée,
qui gisait transpercé par le céleste trait,
plaqué contre le sol par le froid de la mort (120) ;

j’y vis Mars et Pallas et le géant Thymbrée,
armés, serrant les rangs à l’entour de leur père,
contemplant les débris des Titans abattus.

J’y vis Nemrod au pied de l’énorme édifice,
d’un regard égaré considérant les peuples
qui furent orgueilleux avec lui dans Sennar.

Toi-même, Niobé, que tes yeux étaient tristes,
tels que je les ai vus figurés sur ma route,
entre tes deux fois sept enfants exterminés !

Ô Saûl, que ta mort me semblait éloquente,
venant de ton épée, là-bas, à Gelboé,
qu’ignorent depuis lors la pluie et la rosée !

Et toi, folle Arachné, je t’y voyais aussi,
tout éplorée, déjà changée en araignée,
au-dessus des lambeaux tissés pour ton malheur (121).

Ô Roboam (122), ici tu n’es plus menaçant,
emporté par ton char et rempli d’épouvanté,
quoiqu’on ne songe plus à te donner la chasse !

On pouvait voir aussi sur le rude pavé
Alcméon, qui jadis exigea de sa mère
un prix trop élevé pour son fatal bijou (123).

Et de Sennachérib on pouvait voir les fils
se jetant sur leur père enfermé dans le temple,
et puis abandonnant en ce lieu son cadavre (124).

On voyait le désastre et le cruel massacre
qu’infligea Thomyris à Cyrus, lui disant :
« N’as-tu pas soif de sang ? Je vais donc t’en gaver ! »

On y voyait aussi fuir les Assyriens,
après avoir appris qu’Holopherne était mort,
et l’on y distinguait les restes de son corps.

On voyait Troie enfin en ruine et en cendre :
ô superbe Ilion, que ton image, telle
qu’on peut la voir là-bas, me semble ignoble et vile !

Quel maître de la plume ou, sinon, du pinceau
pourrait représenter ces ombres, ces images,
dont les plus entendus resteraient étonnés ?

Les morts y semblaient morts et les vivants, vivants.
J’ai mieux vu que celui qui voit réellement
tout ce que je foulais, marchant la tête basse.

Bouffissez-vous toujours d’orgueil, rejetons d’Ève !
Cherchez toujours en haut, sans regarder aux pieds
si vous vous engagez dans un mauvais sentier !

Mais nous étions montés plus haut, tout en marchant,
et le soleil déjà consommait sa carrière
plus que l’esprit distrait ne l’avait estimé,

quand celui qui marchait en regardant toujours
vers l’avant, m’avertit : «Il faut lever la tête :
c’est fini maintenant d’aller en rêvassant !

Vois comme de là-haut un ange se prépare
à descendre vers nous : et la sixième esclave
du jour vient de finir le temps de son service (125).

Que ton geste et tes traits traduisent ton respect,
pour qu’il nous soit permis de monter jusqu’en haut :
pense que ce jour-ci ne reviendra jamais ! »

J’avais plus d’une fois écouté ses semonces
sur la perte du temps : ce thème familier
n’était donc plus pour moi difficile à comprendre.

Droit sur nous s’avançait la belle créature,
toute de blanc vêtue et portant au visage
l’éclatante splendeur de l’astre du matin.

Elle ouvrit ses deux bras et déploya ses ailes
en nous disant : « Venez ! Les gradins sont tout près :
le monter, désormais, vous sera plus facile. »

Bien peu pourront un jour répondre à cet appel.
Hommes, faits pour monter jusqu’en haut en volant,
pourquoi le moindre vent vous fait-il donc tomber ?

Puis il nous conduisit où le rocher se fend
et caressa mon front d’un battement de l’aile (126),
m’assurant que j’allais voyager sans encombre.

Comme sur la main droite allant vers la montagne,
plus loin que Rubaconte, où se trouve l’église
dominant la cité sagement gouvernée,

le flanc qui tombe à pic devient plus accessible
grâce aux gradins qu’on fit du temps où les faussaires
et les gens sans aveu n’y faisaient point leur nid (127) ;

telle se radoucit en ce point la montée,
qui dresse ailleurs un mur jusqu’à l’autre replain (128) ;
mais deux hautes parois la pressent sur les flancs.

Juste au moment d’entrer l’on entendit des voix
qui chantaient : Beati pauperes spiritu (129),
avec plus de douceur qu’on ne saurait le dire.

Ah ! combien cet endroit me semblait différent
de l’Enfer ! Car on entre ici parmi les chants,
et là-bas, au milieu de sauvages clameurs.

Et déjà nous montions sur ces gradins sacrés,
dont l’accès me semblait maintenant plus facile
que la marche d’avant dans la plate campagne.

« Oh ! maître, dis-je alors, explique-moi, quel poids
vient-on de m’enlever, qui fait que je ne sens
nulle fatigue en moi, malgré cette montée ? »

Et sa réponse fut : « Lorsque les P qui restent
encore sur ton front, effacés à moitié,
auront tous disparu, ainsi que le premier,

tes pieds sauront si bien servir ton bon vouloir,
qu’outre qu’ils ne sauront ce que c’est que fatigue,
ils auront du plaisir à marcher vers le haut. »

Je me sentis alors comme certains passants
qui portent sur leur dos quelque objet qu’ils ignorent
et, s’en apercevant par les signes des autres,

ils s’aident de leurs mains pour savoir ce que c’est
et cherchent à tâtons, leurs doigts faisant l’office
que leurs yeux n’avaient pas le moyen d’assurer.

Tâtant avec les doigts de la droite écartés,
je ne découvris plus que six de ces sept signes
que traça sur mon front l’ange porteur de clefs ;

et mon guide ne put s’empêcher d’en sourire.

 

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117 - Elle n’est devenue aisée qu’une fois purgée la peine des orgueilleux.

118 - Des exemples de superbe, gravés sur la route, font pendants aux exemples de modestie et d’humilité qui ornaient la paroi.

119 - Le premier des anges, Lucifer.

120 - Briarée, déjà mentionné (Enfer, XXXI, 98), avait pris part à la guerre des Titans contre les dieux, et avait été abattu par la foudre de Jupiter. Thymbrée est un surnom d’Apollon.

121 - Arachné s’étant vantée de faire des tissus plus fins que ceux de Pallas, celle-ci l’avait changée en araignée.

122 - Roboam, fils de Salomon et roi d’Israël, ayant traité durement et hautainement ses sujets, qui se révoltèrent, fut obligé de fuir pour se mettre à l’abri de leur poursuite.

123 - Alcméon tua sa mère Ériphyle, parce que celle-ci, en échange d’un collier, avait révélé à Polynice la cachette de son mari Amphiaraùs.

124 - Sennachérib, roi d’Assyrie, qui fit en vain la guerre à Ezéchias, fut massacré dans le temple par ses enfants.

125 - La sixième heure vient de passer : c’est l’heure qui correspond aujourd’hui à midi.

126 - Ce geste efface le premier des sept P inscrits sur le front du poète et prouve qu’il a fait pénitence dans le premier giron du Purgatoire; il en sera de même sur chaque terrasse.

127 - Rubaconte, qui portait ce nom d’après le podestat qui avait commencé sa construction en 1237, est le pont appelé aujourd’hui della Grazie, dans Florence « la sagement gouvernée », allant vers San Miniato a Monte. Naturellement, le qualificatif accordé à la ville est ironique ! et les vers suivants le disent assez clairement.

128 - La montée qui conduit, par le moyen de l’escalier étroit, de la première à la deuxième terrasse du Purgatoire.

129 - La première des béatitudes évangéliques, promises par le Christ dans le Sermon sur la Montagne. Malgré le pluriel « des voix », il faut entendre que c’est l’angle seul qui chante ; cet emploi n’est pas sans exemple.

 


Dante

 

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