Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 20



Le désir lutte mal contre un désir meilleur (208) :
ainsi, contre mon goût, pour lui faire plaisir,
je dus tirer de l’eau l’éponge insatisfaite :

je partis ; et mon guide avançait en cherchant
les endroits dégagés, le long de la falaise,
comme on va sur les murs en collant aux créneaux,

car les gens qui là-bas distillent goutte à goutte
par les yeux tout le mal qui règne sur le monde,
s’approchaient trop du bord qui regarde au-dehors.

Que maudite sois-tu, louve antique, qui fais,
seule, plus de dégâts que tout autre animal,
vouée aux profondeurs de ta faim infinie !

Et toi, ciel, dont le cours paraît nous indiquer
qu’il transforme ici-bas notre condition,
quand donc viendra celui qui doit l’exterminer ? (209)

Ainsi, nous avancions à pas lents et comptés,
et je prêtais l’oreille aux ombres, dont montaient
tristement jusqu’à nous les pleurs et les soupirs.

J’entendis par hasard quelqu’un qui, devant nous,
clamait : « Douce Marie ! » au milieu de ses larmes,
comme une bonne femme sur le point d’accoucher,

et puis il poursuivait : « Ta pauvreté fut telle,
qu’on peut la reconnaître au gîte dans lequel
tu vins te délivrer de ton fardeau sacré. »

Ensuite j’entendis : « Brave Fabricius,
qui préféras avoir pauvreté vertueuse
plutôt que de grands biens enveloppés de vice ! » (210)

Le ton de ces propos me paraissait si doux,
que je me rapprochai pour mieux me renseigner
sur l’âme qui semblait les avoir prononcés.

Cependant celle-ci parlait de la largesse
faite par Nicolas aux pauvres jeunes filles,
pour guider leur jeunesse au sentier de l’honneur (211).

« Âme, lui dis-je alors, qui sais si bien parler,
dis-moi, qui donc es-tu ? pourquoi restes-tu seule
à répéter ici de si dignes louanges ?

Sache que tes propos auront pour récompense,
si je reviens chez moi, parfaire le voyage
de cette brève vie où tout tend vers la fin. »

« Je répondrai, non pas pour espérer, dit-elle,
quelque soulagement de là-bas, mais à cause
de la grâce qui brille avant ta mort en toi.

C’est moi qui fus le tronc de la mauvaise plante
qui se répand si loin en terre des chrétiens,
qu’on n’y peut presque plus recueillir de beaux fruits.

Pourtant, si ceux de Gand, Lille, Bruges et Douai
le pouvaient, tout de suite ils en prendraient vengeance :
c’est ce que je demande à Dieu qui juge tout.

Le monde m’a connu comme Hugues Capet ;
et de moi sont issus les Louis, les Philippe
qui régnèrent en France pendant ces temps derniers.

J’avais été le fils d’un boucher de Paris (212) ;
lorsque des rois anciens la race fut éteinte,
et que le tout dernier fut réduit à la bure (213),

je me suis vu soudain tenant en main le frein
qui régit le royaume ; et ce nouvel acquêt
me rendit si puissant et bien pourvu d’amis,

que la couronne veuve à la fin fut posée
sur le front de mon fils (214), qui fut ainsi le tronc
du lignage sacré de tous ceux d’aujourd’hui.

Jusqu’à la grande dot du pays de Provence (215),
où ma race a perdu tout reste de pudeur,
elle valait bien peu, mais ne fit point de mal.

C’est là qu’ont commencé, par la force et la fraude,
ses pillages premiers ; et puis, pieusement,
elle rafla Ponthieu, Gascogne et Normandie (216).

Charles en Italie, aussi pieusement,
supprima Corradin (217) ; à la suite de quoi
il envoya Thomas au Ciel, pieusement (218).

Je vois venir le temps, qui ne tardera guère
et qui fera sortir de France un autre Charles,
qui fera mieux connaître et lui-même et les siens (219).

Il partira sans arme, avec la seule lance
dont s’est servi Judas, et l’usera si bien
qu’il fera de Florence un cadavre éventré.

Il n’y gagnera pas par ces hauts faits des terres,
mais opprobre et péché, d’autant plus lourds pour lui,
qu’il fera peu de cas de ce genre de fautes.

L’autre, pris sur les nefs et depuis racheté,
je le vois marchander sa fille et puis la vendre (220),
comme fait le corsaire avec ses prisonniers.

Que pourrais-tu nous faire, Avarice, de plus,
après avoir si bien avili tous les miens,
que de leur propre chair ils ont perdu le soin ?

Pour que le mal futur ou fait paraisse moindre,
je vois la fleur de lis entrer dans Anagni
et faire prisonnier le Christ en son vicaire (221).

Je le vois à nouveau soumis aux moqueries ;
je vois renouveler le vinaigre et le fiel ;
je le vois mettre à mort, où les larrons sont saufs.

Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel
qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’au Temple,
sans jugement, la nef de sa cupidité (222).

Quand aurai-je, ô Seigneur, la consolation
de voir le châtiment qui, loin de nos regards,
dans tes intentions radoucit ta colère ?

Quant à ce que j’ai dit de cette unique Épouse
de l’Esprit sacro-saint, qui t’a fait retourner
vers moi, pour recevoir quelque explication,

ce répons-là revient dans toutes nos prières,
tant que dure le jour ; mais lorsque la nuit tombe,
à sa place on choisit des exemples contraires.

Lors, de Pygmalion nous répétons le nom,
qui, dans sa soif de l’or toujours inextinguible,
est devenu voleur et traître et parricide (223) ;

ainsi que le malheur de l’avare Midas,
qui fut le résultat d’un désir trop goulu,
dont on se moquera toujours à juste titre.

Ensuite, nous citons l’aveuglement d’Acham,
qui vola le butin, faisant que Josué
jusqu’ici le poursuit des rais de sa colère (224).

Nous accusons aussi Saphire et son mari (225),
louant les coups de pied eus par Héliodore (226) ;
du vil Polymnestor, qui tua Polydore (227),

l’horrible trahison fait tout le tour du mont :
et nous crions en choeur, pour terminer : « Crassus,
dis-le, toi qui le sais, quel est le goût de l’or ? » (228)

Parfois, l’un parle haut et l’autre parle bas,
selon notre penchant qui nous pousse à marcher
tantôt plus doucement et tantôt à grands pas.

Ainsi, je n’étais pas le seul à réciter
le bien qu’on dit de jour ; mais là, tout près de moi,
nul autre n’élevait en ce moment la voix. »

Nous étions depuis peu partis de cet endroit,
et nous nous efforcions d’arriver aussi loin
que notre résistance allait nous le permettre,

quand je sentis soudain la montagne trembler
comme un roc qui s’écroule, et une sueur froide
qui m’envahit, pareille aux affres de la mort.

Délos ne subit pas de plus fortes secousses
avant d’avoir servi de refuge à Latone (229),
lorsqu’elle mit au monde les deux yeux de la voûte.

Ensuite un cri jaillit de toutes parts, si fort
que mon maître crut bon de s’approcher de moi,
me disant : « Ne crains rien, tant que je t’accompagne ! »

On chantait Gloria in excelsis Deo
de partout, à juger par les âmes plus proches
dont j’avais le moyen d’entendre les paroles.

Nous restions sans bouger, suspendus à ce chant,
pareils à ces bergers, les premiers à l’entendre (230),
tout le temps qu’ont duré la secousse et le chant.

Puis nous avons repris le saint pèlerinage,
regardant les esprits qui gisaient sur le sol
et renouaient déjà leur plainte habituelle.

Je n’ai jamais senti plus fort mon ignorance,
qui faisait croître en moi le désir de comprendre
(si pourtant en ce point ne faillit ma mémoire),

que je la crus alors sentir dans ma pensée ;
la hâte m’empêchait d’interroger quelqu’un,
et je ne pouvais rien comprendre par moi-même,

et j’avançais, absent, plongé dans mes pensées.

 

--- ↑ haut ↑ -------------------------------------------- ↑ haut ↑ ---


208 - Dante ne pouvait opposer sa simple curiosité au désir de pénitence de son interlocuteur, Adrien V.

209 - Ce vers, qui répond à un épisode du commencement de L’Enfer (voir la note 14), est la meilleure réponse à ceux qui considèrent que l’allégorie du Lévrier désigne une personne déterminée. Dante appelle de tous ses voeux ce Lévrier vengeur ; mais il ne sait pas quand il viendra – ce qui prouve assez qu’il ne cache sous ce nom personne de connu.

210 - Exemples de pauvreté vertueuse : ils ne sont plus offerts par des représentations ou par des visions, mais récités par les pénitents du Purgatoire.

211 - Saint Nicolas, évêque de Myre, passe pour avoir doté secrètement trois jeunes filles que leur père, vaincu par la misère, se proposait de livrer à la prostitution.

212 - C’est une tradition qui avait cours un peu partout, au XIVe siècle, et qui fut âprement combattue par les historiens français, du XVIe siècle surtout. Elle n’a aucun fondement historique ; en réalité, Hugues Capet descendait de la famille des ducs de France et comtes de Paris. Dante, qui n’éprouvait aucune sympathie pour la politique des rois de France, s’est emparé d’une légende qui servait ses fins ; on peut d’autant moins l’en accuser, qu’il était sans doute de bonne foi, et qu’il croyait à la réalité de cette tradition.

213 - Nouvelle inexactitude. La race des Carolingiens ne s’était pas éteinte à la mort de Louis V le Fainéant. Charles, duc de Lorraine, s’était mis sur les rangs ; mais il fut fait prisonnier et mourut sans avoir retrouvé la liberté. Ce n’est pas lui qui avait été réduit à la bure, mais le dernier Mérovingien, Chilpéric III, avec qui Dante paraît le confondre.

214 - En réalité, Hugues Capet avait été sacré roi lui-même, en 987.

215 - Probablement la dot des pays du Midi, apportée à : Louis le Jeune, en 1137, par sa femme, Aliénor de Guienne.

216 - C’est Philippe Auguste qui enleva ces trois provinces à Jean sans Terre, roi d’Angleterre, en 1205 ; mais la Gascogne fut rendue aux Anglais en 1259.

217 - Charles Ier d’Anjou, investi par le pape de la couronne de Naples, qu’il disputa victorieusement à Manfred. Corradin, neveu de ce dernier et dernier prince de la maison de Souabe, voulut reprendre son héritage ; mais il fut trahi à la bataille de Tagliacozzo (1268) et décapité par l’ordre de Charles.

218 - On accusa Charles d’Anjou d’avoir fait mourir Thomas d’Aquin, en 1274 ; mais il n’y a aucune apparence de vérité dans cette affirmation.

219 - Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Appelé en ltalie par Boniface VIII, il entra dans Florence en 1301, et établit le gouvernement des Noirs, qui bannit et ruina aussitôt les Blancs, au parti desquels appartenait Dante lui-même.

220 - Charles II d’Anjou, roi de Naples, prisonnier pendant trois ans du roi d’Aragon (1284-1287) ; il maria sa fille, Béatrice, à Azzo VIII, marquis d’Esté (1305), dans des conditions qui firent de ce mariage une affaire pour lui.

221 - Philippe le Bel envoya Guillaume de Nogaret à Nagni, en septembre 1303, pour s’assurer de la personne du pape Boniface VIII, que Dante détestait d’ailleurs cordialement.

222 - Le procès des Templiers (1305-1312) est cité ici comme une preuve de la cupidité de Philippe le Bel, parce l’Ordre des templiers jouissait d’une grande force et prospérité économique, et que l’on pensait que le roi visait en tout premier lieu à s’approprier leurs biens.

223 - Pygmalion, frère de Didon, assassina son beau-frère Sichée, pour mettre la main sur son trésor.

224 - Acham avait volé une partie du butin fait à Jéricho-il fut tué sur l’ordre de Josué.

225 - Ananie et Saphire moururent pour avoir caché une partie des biens que tout d’abord ils avaient offerts à saint Pierre.

226 - Envoyé par Séleucos pour saisir le trésor du temple de Jérusalem, il fut mis en fuite par les ruades d’un cheval qui apparut miraculeusement.

227 - Polymnestor, roi de Thrace, avait rué son beau-frère pour s’approprier ses richesses.

228 - Marcus Licinius Crassus, tué par ordre de Suréna. Le roi des Parthes, ayant reçu sa tête, lui fit verser de l’or fondu par la bouche, pour calmer sa soif d’or.

229 - Délos était une île flottante, que Neptune avait fait sortir des ondes, pour abriter Latone, poursuivie par Junon, et qui allait donner le jour à Apollon et à Diane, « les deux yeux de la voûte ». C’est Jupiter qui rendit ensuite cette île stable, comme récompense.

230 - Les bergers auxquels les anges l’avaient chanté, pour leur annoncer la naissance du Christ.

 


Dante

 

02dante