Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 22



L’ange était demeuré bien loin derrière nous,
qui nous avait montré le sixième cercle
et m’avait enlevé du visage une marque,

après avoir nommé beati ceux qui sont
de justice affamés, mais sans que ses paroles
eussent compris de verbe autre que sitiunt (238).

Pour moi, je m’avançais maintenant plus léger
qu’aux passages d’avant, en sorte que sans peine
je montais sur les pas de ces esprits légers,

quand Virgile se mit à discourir : « L’amour
qu’inspire la vertu se voit correspondu
aussitôt que sa flamme apparaît au-dehors.

C’est pourquoi, depuis l’heure où le limbe d’enfer
vit Juvénal descendre et se joindre à nos ombres,
sitôt qu’il m’eut instruit de ton affection,

j’ai cru sentir pour toi la plus forte amitié
qu’on éprouva jamais pour quelqu’un d’inconnu,
si bien que la montée est à mon gré trop courte.

Mais dis-moi cependant (et pardonne à l’ami
à qui la confiance a relâché la bride) ;
réponds à ma demande aussi comme un ami :

Comment as-tu pu faire une place en ton coeur
au vice d’avarice, alors que par tes soins
ce coeur ne paraissait rempli que de sagesse ? »

Ce discours amena sur les lèvres de Stace
tout d’abord un sourire, ensuite il répondit :
« Tous tes mots sont pour moi des gages d’amitié.

Il est vrai que l’on voit assez souvent des choses
qui fournissent matière au doute, bien qu’à tort,
tant que leur vrai motif nous demeure inconnu.

Ainsi, ta question me fait voir que tu penses
que je fus dans la vie entaché d’avarice,
je suppose, en raison du cercle où tu m’as vu.

Sache que rien ne fut plus éloigné de moi
et que c’est justement pour un excès contraire
que l’on m’avait puni tant de milliers de mois (239).

Et si je n’avais pas corrigé ce défaut
quand j’entendis les mots qui dans ton oeuvre accusent,
pleins d’un juste courroux, la nature des hommes :

« Que ne règles-tu pas, maudite faim de l’or,
l’appétit des mortels ? » (240) je roulerais des poids (241)
et j’aurais à souffrir la plus dure des guerres.

Combien au jour dernier se verront sans cheveux,
pour avoir ignoré qu’un repentir rachète,
tant au dernier instant que lorsqu’on en est loin !

Apprends en même temps que, comme le péché,
toute erreur qui se place à l’exact opposé
vieillit et se dessèche ici même, avec lui ;

et, bien que séjournant parmi ceux qui déplorent
l’avarice d’antan, j’y restais, pour ma part,
pour me purger là-bas de la faute contraire. »

« Pourtant, quand tu chantais cette guerre cruelle
et le double malheur de la triste Jocaste,
dit alors le poète aux chansons bucoliques,

ce que Clio voulait chanter par ton organe
ne semble pas prouver l’accord avec la foi,
sans laquelle le bien qu’on fait n’est pas assez (242).

Et s’il en est ainsi, quel soleil, quelle lampe
t’a tiré de la nuit et a conduit ta barque
dans le nouveau sillon tracé par le Pêcheur ? » (243)

Il répondit : « C’est toi qui m’envoyas d’abord
monter sur le Parnasse et boire à sa fontaine ;
c’est toi qui m’as donné la lumière, après Dieu.

Oui, tu fis comme ceux qui portent un flambeau
derrière eux, dans la nuit, et n’en profitent pas,
mais montrent le chemin à celui qui les suit,

quand tu dis : « Il se lève une époque nouvelle :
la justice revient, ramenant l’âge d’or,
et du ciel va descendre un nouveau rejeton. » (244)

C’est par toi que je fus et poète et chrétien.
Mais pour mieux te montrer le dessin que je trace,
je vais lui ajouter les nuances qu’il faut.

Le monde était déjà tout conquis par la foi
faite de vérité, qu’y venaient apporter
les nouveaux messagers du royaume éternel ;

et ton propre discours, que je viens de citer,
répondait aux propos de ces nouveaux prêcheurs ;
et je me mis bientôt à fréquenter chez eux.

Comme j’eus vite fait de les trouver tous saints,
du fier Domitien les cruelles poursuites
me firent mélanger mes larmes à leurs pleurs ;

et pendant tout le temps que j’ai passé là-bas,
je les ai soutenus, depuis que leurs moeurs pures
m’avaient fait mépriser tous les autres partis.

Et dès avant qu’en vers j’eusse conduit les Grecs
vers les fleuves thébains, j’ai reçu le baptême ;
mais la crainte me fit maintenir le secret.

Je fis toujours semblant d’être resté païen ;
et pour cette tiédeur, pendant quatre cents ans (245),
j’ai dû faire le tour du quatrième des cercles.

Mais toi, qui soulevas pour moi le lourd couvercle
sous lequel se cachait tout le bien que je dis,
pendant que le monter nous laisse du répit,

dis-moi ce que tu sais de notre vieux Térence
et de Cécilius, de Varius, de Plaute :
dis-moi s’ils sont damnés, dans quel coin de l’Enfer ? »

« Tous ceux-là, Perse aussi, moi-même et beaucoup
répondit mon seigneur, sommes avec ce Grec [d’autres,
que plus que nul au monde allaitèrent les Muses,

dans le premier enclos de la prison obscure ;
et souvent nos discours ont pour unique objet
le mont où fait séjour le choeur de nos nourrices.

Euripide, Antiphon se trouvent parmi nous,
Simonide, Agathon et beaucoup d’autres Grecs
dont le front fut jadis couronné du laurier.

On y retrouve aussi tes propres personnages ;
on y voit Déiphile, Antigone et Argie,
avec Ismène aussi, triste comme toujours.

Celle qui découvrit Langie est avec nous,
et de Tirésias la fille, avec Thétis,
avec Déidamie et ses nombreuses soeurs. » (246)

Les deux poètes, lors, se turent à la fois,
occupés à chercher du regard autour d’eux,
une fois le couloir et l’escalier finis.

Nous avions dépassé quatre filles du jour ;
la cinquième déjà tenait le gouvernail
et dirigeait toujours plus haut sa pointe ardente (247),

lorsque mon guide dit : « Je crois qu’il faut encore
tourner l’épaule gauche du côté qui descend
et, comme auparavant, faire le tour du mont. »

Ainsi, l’expérience étant notre seul guide,
presque sans hésiter nous prîmes ce chemin,
et l’âme bienheureuse fut d’accord avec nous.

Ils allaient en avant et moi, je les suivais,
et derrière eux, tout seul, j’écoutais leurs discours
qui de la poésie ouvraient pour moi les portes.

Mais ces doux entretiens furent interrompus
quand nous vîmes un arbre au milieu du chemin,
aux fruits d’une suave et agréable odeur.

Comme un sapin s’affile et rétrécit ses branches
vers le haut, celui-ci se rétrécit en bas,
afin que nul ne puisse y grimper, je suppose.

Les poètes alors s’approchèrent de l’arbre
et une voix leur dit, qui sortait du feuillage :
« Vous la regretterez, l’absence de ses fruits ! »

Vers l’endroit où le roc limitait notre route,
une eau claire tombait du haut de la paroi
et allait se répandre au-dessus du feuillage.

« Marie, ajoutait-on, pensait plus à la noce,
qu’elle voulait parfaite et ne manquant de rien,
qu’à sa bouche, qui prie à présent pour vous tous.

Les Romaines, jadis, savaient se contenter
de l’eau comme boisson ; pour sa part, Daniel
méprisa l’aliment et acquit le savoir.

Pendant l’âge premier, qui fut beau comme l’or,
la faim faisait trouver les glands un mets de choix,
et la soif transformait les ruisseaux en nectar.

Sauterelles et miel furent la nourriture
dont s’est alimenté Jean-Baptiste au désert ;
c’est ce qui rend son nom si grand et glorieux,

ainsi que vous pouvez le voir dans l’Évangile. » (248)

 

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238 - L’ange qui garde la sortie de la cinquième terrasse a effacé le cinquième P du front du poète, en chantant la quatrième béatitude évangélique. Mais il ne l’a pas dite en entier ; ce serait : Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam « heureux ceux qui ont faim et soif de justice ». L’ange à donc omis le verbe esuriunt, « ont faim », parce que cette partie de la béatitude regarde les pénitents de la terrasse suivante, les gourmands.

239 - Sur le cinquième palier du Purgatoire on punissait en même temps les avares et les prodigues. Virgile et Dante n’avaient rencontré aucun prodigue sur leur passage ; ils pensaient donc que Stace était resté couché parmi les avares, et qu’il en avait été un.

240 - Ce sont deux vers de L’Énéide, III, 57-58, mais que Dante traduit à sa manière, en altérant leur sens au mieux des intérêts de sa démonstration. Virgile disait : Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra famés ? « jusqu’où ne pousses-tu pas le coeur des mortels, maudite soif de l’or ? » Dans la traduction qu’en donne Dante, sacra famé est interprétée par de nombreux commentateurs comme « sainte, bienheureuse faim de l’or », et expliquée comme une référence à l’honnête désir des biens terrestres, que Dante n’exclut pas. Cette explication ne semble pas naturelle, et ce qui est honnête n’est pas forcément saint : il est plus probable que sacra est chez Dante un latinisme, que l’on comprend aisément dans une citation, et qu’il faut lui donner le sens du latin.

241 - Si je n’avais pas, dit Stace, réfléchi sur tes vers, je serais maintenant aux Enfers, en train de rouler des poids, les prodigues du septième cercle le font.

242 - En d’autres termes : on ne voit pas, dans ton poème sur la guerre de Thèbes, que ton inspiration poétique soit d’accord avec la religion chrétienne ; on ne voit pas que tu aies été chrétien.

243 - Saint Pierre.

244 - Vers connus de la IVe églogue, qui ont fait la célébrité de Virgile durant tout le Moyen Age, en le transformant en une sorte de prophète des gentils. Virgile chantait la naissance du fils d’Asinius Pollio ; mais ses paroles ont été interprétées comme l’annonce de la prochaine incarnation du Christ.

245 - La chronologie de la pénitence de Stace n’est pas claire. Mort environ en l’an 96, il dit avoir passé cinq cents ans parmi les couchés (cf. plus haut, chant XXI, vers 68), et quatre cents ans sur la quatrième terrasse, celle des négligents. Cela fait mille ans : il n’est pas dit ce qu’il fit pendant les trois cents ans qui le séparent encore du voyage de Dante au monde d’au-delà.

246 - Ce sont là des personnages de La Thébaïde de Stace. La fille de Tirésias est Manto, qui se trouvait avec les autres devins, au huitième cercle de l’Enfer : le fait de l’avoir introduite ici parmi les habitants du Limbe est une des erreurs de fait très rares dans l’oeuvre de Dante.

247 - Comme la journée commençait à six heures du matin, il est donc dix heures passées.

248 - Ce sont des exemples de tempérance et de sobriété, proposés aux gourmands qui occupent la sixième terrasse du Purgatoire. On les verra plus loin, amaigris par leur pénitence, qui consiste à voir les fruits et l’eau sans avoir le droit de les toucher.

 


Dante

 

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