Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 24



Nos pas et nos propos n’empêchaient pas l’un l’autre,
mais, tout en discourant, nous avancions bien vite,
comme un vaisseau poussé par des vents favorables,

pendant que les esprits qui semblaient plus que morts
me montraient par les trous des yeux l’étonnement
qu’ils ressentaient de voir que j’étais bien vivant.

Et sans perdre le fil du discours, je disais :
« Peut-être monte-t-il (258) un peu plus lentement
qu’il n’en aurait envie, à cause de cet autre.

Mais dis-moi, si tu sais, où se trouve Picarde ;
montre-moi, s’il se peut, quelqu’un de digne à voir
parmi toutes ces gens qui n’ont d’yeux que pour moi. »

« Ma soeur, dont la beauté fut soeur de la bonté,
est en train de jouir de sa digne couronne
dans l’éternel bonheur, au plus haut de l’Olympe. (259)

Il dit, puis il reprit : « Il n’est pas inutile
de te dire les noms de tous, car nos visages
ne rappellent plus rien, à force de jeûner.

Voici là-bas, dit-il, me le montrant du doigt,
Bonagiunta de Lucques (260), et au-delà de lui
le visage qu’on voit plus sillonné que d’autres

a jadis sur ses bras porté la sainte Église :
il est venu de Tours, et purge par la faim
l’anguille de Bolsène et le vin de grenache. » (261)

Les montrant tour à tour, il m’en nomma bien d’autres ;
ils paraissaient contents d’être ainsi désignés,
en sorte qu’aucun d’eux ne fronçait le sourcil (262).

Je vis comme, de faim, rongeaient leurs dents à vide
Ubaldin de la Pile (263), avec ce Boniface
dont la crosse a fourni de plantureux repas (264),

et messire Marchese, à qui ne manquait pas
le boire dans Forli, lorsqu’il avait moins soif,
et qui pensait pourtant ne jamais boire assez (265).

Mais comme l’on s’arrête à l’un plutôt qu’à l’autre
en regardant les gens, je vins près du Lucquois (266),
qui semblait désireux de m’entendre parler.

Dans ce qu’il marmottait j’entendis s’échapper
le nom de Gentucca de ses lèvres, que ronge
le juste châtiment dont il est tenaillé.

« Âme, lui dis-je alors, qui semblés désireuse
de parler avec moi, dis-moi ce que tu veux ;
mets fin par tes propos à ton doute et au mien ! »

« Une femme là-bas, qui n’a pas le bandeau,
commença-t-il alors, saura te rendre doux
l’abri de ma cité, quoi que le monde en dise.

Tu rentreras chez toi muni de ce présage ;
si tu lis autre chose à travers mon murmure,
ce sont les mêmes faits qui le rendront plus clair (267).

Mais dis-moi si je suis devant cet homme même
auteur des vers nouveaux qui commencent ainsi :
Dames qui comprenez ce que c’est que l’amour ? » (268)

Je dis : « Je suis quelqu’un qui ne fait que noter
lorsque l’amour m’inspire, et traduire en paroles
à mesure qu’il dicte au-dedans de mon coeur. »

Il dit : « Frère, à présent je sais ce qui manquait
au Notaire, à Guitton (269) ! et à mes propres vers
pour atteindre au doux style à la mode aujourd’hui.

Et je comprends aussi comment avec vos plumes
vous suivez au plus près celui qui vous inspire,
ce qui certainement n’était pas notre cas.

Cependant, pour celui qui regarde de près,
passant d’un style à l’autre, c’est tout ce qu’il verrait. »
Il se tut sur cela, d’un air presque content.

Tels les oiseaux qui vont hiberner sur le Nil
forment de temps en temps des bandes dans les airs,
et puis, prenant leur vol, se disposent en file,

ainsi toutes ces gens qui s’étaient assemblés
détournèrent les yeux et pressèrent la marche,
l’envie et la maigreur les rendant plus légers.

Mais comme lorsqu’on est fatigué de trotter
on aime ralentir, laissant passer les autres
et s’apaiser au coeur la longue oppression,

se laissant dépasser par tout le saint troupeau,
Forese était venu se rapprocher de moi
pour me dire : « Quand donc te reverrai-je encore ? »

« Je ne sais pas combien je vais vivre, lui dis-je ;
mais mon retour ne peut se produire plus vite
que je ne reviendrai vers toi par la pensée.

L’endroit où l’on m’a mis pour y passer ma vie (270)
devient de jour en jour plus dénué de bien
et, si mon oeil voit bien, la ruine le guette. »

« Laisse donc ! me dit-il. Je vois le plus coupable
que traîne derrière elle une bête enragée
jusqu’au fond du vallon qui jamais ne pardonne.

Toujours plus emporté, courant toujours plus vite,
cet animal finit par lui donner la mort
et par abandonner son corps déchiqueté (271).

Ces cercles-là, dit-il en me montrant le Ciel,
à peine auront roulé, que tu sauras déjà
ce que je ne pourrais t’expliquer davantage.

Je te laisse à présent, car le temps est trop cher
pour ceux de notre règne, et j’en ai trop perdu
voulant t’accompagner et marcher comme toi. »

Comme le cavalier qui se lance parfois
et s’éloigne au galop des rangs qui l’accompagnent,
pour mériter l’honneur de heurter le premier,

tel il se sépara de nous à pas pressés,
tandis que je restais en route avec ces deux
qui furent ici-bas de si grands luminaires.

Lorsqu’il fut arrivé devant nous assez loin
pour que seul le regard du dedans (272) le pût suivre,
comme en esprit déjà je suivais ses paroles,

les rameaux verdoyants et les fruits d’un autre arbre
m’apparurent soudain, et pas très loin de nous,
m’étant tourné vers lui seulement à la fin.

Sous ces arbres je vis des gens lever les bras,
et crier vers le haut je ne sais pas trop quoi,
pareils à des enfants impatients et simples,

lorsque ne répond pas celui qu’ils sollicitent,
quoique, pour exciter plus encor leur envie,
il leur montre de loin l’objet qu’ils convoitaient.

Cette foule à la fin s’en alla, détrompée,
et nous vînmes alors plus près de ce grand arbre
qui rejette les pleurs et les humbles prières.

« Passez votre chemin sans trop vous approcher !
L’arbre est plus haut, dont Ève voulut tâter le fruit,
et c’est de celui-là que provient ce planton »,

disait dans ce feuillage une voix inconnue.
Alors Virgile et Stace et moi, serrant les coudes,
nous passâmes plus loin, longeant toujours la côte.

« Souvenez-vous, disait la voix, de ces maudits
engendrés par la nue et qui, dans leur ivresse,
opposaient à Thésée une double poitrine ;

de ces Hébreux aussi, qui buvaient mollement,
si bien que Gédéon les chassa de sa troupe,
alors qu’il descendait des monts vers Madian. » (273)

C’est ainsi que, suivant l’un des bords de la route,
nous passions, écoutant les péchés de la bouche
qui reçurent bientôt d’assez tristes salaires.

Puis, nous éparpillant sur la route déserte,
nous fîmes en avant bien plus de mille pas,
et chacun regardait sans prononcer un mot.

« Qu’allez-vous donc pensant tous les trois, à l’écart »,
dit soudain une voix ; et j’eus un soubresaut,
comme une bête lâche et sujette à l’ombrage.

Je dressai le regard, pour voir qui venait là ;
et je crois que personne n’a vu dans la fournaise
le verre et le métal plus rouge et fulgurant

que l’être que je vis, qui nous dit : « S’il vous plaît
d’aller plus haut, il faut que vous passiez par là :
c’est là que doit tourner qui va chercher la paix. »

J’étais, à son aspect, resté comme ébloui ;
et je pris le tournant conduit par mon docteur,
comme celui qui marche en suivant quelque bruit.

Comme la brise en mai déverse des senteurs,
et se met à courir au-devant de l’aurore,
se chargeant du parfum des herbes et des fleurs,

tel un souffle venait me caresser le front,
et je l’ai bien senti qui battait des deux ailes,
répandant tout autour des parfums d’ambroisie.

Et une voix disait : « Heureux ceux que la grâce
illumine si bien, que les plaisirs du goût
n’éveillent dans leur coeur nul désir excessif,

et qui n’ont d’autre faim que la faim de justice. » (274)

 

--- ↑ haut ↑ -------------------------------------------- ↑ haut ↑ ---


258 - Stace.

259 - Équivalence classique du Paradis, comme « souverain Jupiter » (Purgatoire, VI, 118) était l’équivalent de Dieu.

260 - Poète, imitateur des Provençaux, il mourut vers 1297.

261 - Martin IV, pape de 1281 à 1285, était si connu pour sa passion pour les anguilles, qu’à sa mort on lui avait fait l’épitaphe suivante : Gaudent anguillae, quia mortuus hic jacet ille. Qui quasi morte reas escoriabat eas.

262 - Cette satisfaction signifie peut-être qu’ils regardent la découverte que l’on fait ainsi de leur vice, comme une pénitence de plus.

263 - Frère du cardinal Ottaviano (cf. Enfer, note 96) et d’Ugolin d’Azzo (cf. Purgatoire, note 155), il fut père de l’archevêque Ruggieri, l’ennemi d’Ugolin (cf. Enfer, note 317).

264 - Bonifazio Fieschi, de la même famille des comtes de Lavagna, à laquelle appartenait le pape Adrien V (cf. Purgatoire, note 205), avait été archevêque de Ravenne (1274-1295).

265 - De la famille des Orgogliosi de Forli. Selon Benvenuto de Imola, « comme il demandait une fois à son écuyer de lui dire ce que les gens disaient de lui, celui-ci lui répondit en tremblant : « Seigneur, ils disent que vous ne faites que boire. » Et il dit en riant : « Et pourquoi ne disent-ils pas que j’ai toujours soif ? »

266 - Bonagiunta di Lucca.

267 - Le discours que Dante prête à Bonagiunta est volontairement sibyllin. Ce que l’on peut en tirer de sûr, c’est qu’il lui parle de Gentucca, comme d’une femme de Lucques, qui en 1300 ne portait pas encore le bandeau, et qui devait un jour adoucir l’exil du poète. Sans doute Dante lui-même ne voulait-il pas en dire davantage. Mais qui était Gentucca ? On l’a identifiée à Gentucca Morla, mariée à Bonaccorso Fondora, et qui était toute jeune en 1317 : ce qui, au dire des commentateurs, signifie qu’en 1300 elle ne portait pas encore les cheveux bandés ou voilés, comme les jeunes filles. Cette explication est loin d’être sûre ; et il semble plus probable qu’il s’agisse du « blanc bandeau des veuves » (cf. Purgatoire, VIII, 74), et que Dante voulait dire qu’en 1300 Gentucca n’était pas encore veuve. Si c’est cette interprétation qui est exacte, l’identification proposée ne saurait correspondre à la réalité. Quant à la nature des relations de Dante avec Gentucca, toutes les conjectures sont possibles et mal assurées.

268 - En italien : Donne che avete intelletto d’amore. C’est le premier vers de la première chanson de Dante, commentée plus tard par luimême dans la Vita nuova. C’est l’une des productions les plus caractéristiques de la nouvelle école poétique appelée dolce stïl nuovo ; et c’est dans ce dernier sens que Buonagiunta l’appelle « vers nouveaux ».

269 - Jacopo da Lentino, notaire en Sicile, mort vers 1246, fut poète en italien et imitateur des Provençaux. Guitton d’Arezzo, mort en 1294, le plus important des rimeurs de l’école toscane. Avec Buonagiunta luimême, ils appartiennent tous à la génération poétique antérieure à la révolution que représente le dolce stil nuovo.

270 - Florence, dont Dante était toujours citoyen en 1300.

271 - Le plus coupable de ces maux est le chef des Noirs de Florence, Corso Donati, le frère de Forese, dont celui-ci prédit ainsi la mort prochaine. Corso contribua puissamment à l’instauration du gouvernement des Noirs à Florence ; mais il fut accusé de trahison en 1308 et dut prendre la fuite. Il fut pris en route par des mercenaires qui 1 ramenèrent vers Florence. Alors, dit Villani, « Messire Corso, craignant de tomber entre les mains de ses ennemis et d’être exécuté par le peuple, et se trouvant tourmenté de la goutte aux mains et aux pieds, se laissa tomber de son cheval. Lesdits Catalans, le voyant par terre, lui donnèrent un coup de lance à la gorge, et le laissèrent pour mort. Les moines du couvent (de San Salvi) le portèrent dans leur monastère : les uns disent qu’avant de mourir il s’était mis lui-même entre leurs mains, pour faire pénitence, et les autres, qu’on l’avait trouvé mort. » Dans la version de Dante, qui probablement n’en parlait que par ouï-dire, c’est le cheval qui emporte Corso et qui est la cause de sa mort.

272 - La pensée.

273 - Exemples d’intempérance punie : Les Centaures, fils d’Ixion et d’une nue à laquelle Jupiter avait donné la forme de Junon, s’étaient enivrés aux noces de Pirithoùs et voulurent enlever sa femme, Laodamie ; mais ils furent vaincus par Thésée, à qui ils opposèrent en vain leur « double poitrine » d’hommes et de bêtes. Sur les Hébreux chassés par Gédéon à cause de leur ivresse, cf. Juges VI-VII.

274 - L’ange qui veille à la sortie de la sixième terrasse vient d’effacer le sixième P du front du poète, en récitant une paraphrase de la quatrième félicité, adaptée aux pénitents de ce cercle (cf. plus haut, la note 238).

 


Dante

 

02dante