Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 26



Pendant que nous marchions ainsi, l’un devant l’autre,
sur le bord de la route, et que souvent mon maître
disait : « Attention ! Ne sors pas du sentier ! »

le soleil qui tombait sur mon épaule gauche
baignait de ses rayons le bord de l’Occident,
sur sa couleur d’azur mettant des teintes blanches,

et mon ombre ajoutait à la flamme des tons
plus sombres ; et je vis que beaucoup de ces âmes
avaient, tout en marchant, remarqué ce détail.

C’est la raison qui fit qu’à la fin ils parlèrent,
et le commencement fut de se dire entre elles :
« Celui-ci n’a pas l’air d’avoir un corps fictif. »

Ensuite certains d’eux s’approchèrent de moi
d’aussi près qu’on pouvait, tout en prenant bien soin
de ne pas esquiver le feu qui les brûlait.

« Ô toi qui marches seul après les autres deux,
sans doute par respect et non pas par paresse,
réponds-nous, les brûlés dans la soif et le feu !

Je ne suis pas le seul qui désire t’entendre ;
nous pendons à ta lèvre avec bien plus d’envie
qu’on n’a d’eau fraîche en Inde ou dans l’Éthiopie.

Dis-nous, comment fais-tu pour nous cacher ainsi
le soleil ? on dirait que tu n’es pas encore
tombé dans les filets que dispose la mort. »

C’est ainsi que parlait l’un d’entre eux ; j’aurais dit
qui j’étais, quand soudain m’apparut, surprenante,
une autre nouveauté qui m’appelait ailleurs.

En effet, au milieu de la route embrasée
s’en venaient d’autres gens au-devant de ceux-ci
et, pour les observer, je gardai le silence.

Je vis des deux côtés les ombres se presser,
courir à la rencontre, échanger des baisers,
sans s’arrêter, au gré de leurs brèves rencontres :

telles, lorsque leurs rangs noirâtres s’entrecroisent,
s’accolent les fourmis, et dans leur tête-à-tête
semblent se raconter leur route et leur moisson.

Et tout de suite après cet accueil amical,
avant le premier pas qui les doit séparer,
chaque troupeau s’écrie aussi fort qu’il le peut.

La foule d’arrivants dit : « Sodome et Gomorrhe ! »
l’autre : « Pasiphaé s’abrita dans la vache,
afin que le taureau contentât sa luxure. » (288)

Puis, comme se sépare une bande de grues
pour partir vers le sable ou vers les monts Riphées (289),
selon qu’elles vont loin du froid ou du soleil,

les uns vont d’un côté et les autres de l’autre,
les hymnes reprenant aussi bien que les larmes
et le cri qui convient le mieux à leur état.

Lors les mêmes esprits qui m’avaient demandé
de parler avec eux s’en revinrent vers moi,
et dans leurs yeux brillait leur désir d’écouter.

Moi, qui savais déjà quelle était leur envie,
je leur dis donc : « Esprits que remplit l’assurance
de trouver tôt ou tard la paix des bienheureux,

mes membres ne sont pas restés là-bas, sur terre,
tendres ni mûrs : ils font avec moi compagnie,
ainsi que tout mon sang et toutes mes jointures.

Je vais ainsi là-haut, pour ne plus être aveugle ;
je dois aux oraisons d’une dame du Ciel
de promener chez vous ma dépouille mortelle.

Et puisse être comblé votre plus grand désir
bien vite, et que le Ciel vous reçoive à demeure,
lui, si riche en amour et qui n’a pas de bornes !

Dites-moi cependant, car je voudrais l’écrire,
qui vous êtes vous-mêmes, et quelle est cette foule
qui s’éloigne de vous en vous tournant le dos. »

Pareil au montagnard qui se trouble, ahuri,
et regarde partout, lorsqu’il descend en ville
de son hameau sauvage, et ne peut dire un mot,

tel me parut alors l’aspect de ces esprits ;
mais, ayant quelque peu secoué leur stupeur,
qui ne dure jamais dans les âmes bien nées,

celui qui tout d’abord m’avait parlé me dit :
« Que tu peux être heureux, toi qui dans nos provinces
t’en viens pour tout savoir de l’art de bien mourir !

La foule qui s’éloigne a commis autrefois
le péché pour lequel César, dans son triomphe,
s’entendait appeler reine par ses soldats (290).

C’est ce qui fait qu’au cri de : « Sodome ! » ils s’en vont,
se réprouvant tout seuls, comme tu vis tantôt,
et l’aveu de leur honte augmente leurs brûlures.

Et quant à nos péchés, ils sont hermaphrodites (291) ;
nous n’avons pas gardé la loi d’humanité,
suivant notre appétit comme des animaux ;

et nous disons tout haut, pour accroître l’opprobre,
quand nous partons d’ici, le nom de cette femme
qui devint animal sous l’airain de la bête.

Ainsi, tu sais de quoi nous sommes tous coupables ;
et si tu veux savoir par nos noms qui nous fûmes,
je n’en ai pas le temps et ne saurais les dire.

Je te réponds, du moins, pour ce qui me concerne :,
Guido Guinizelli fut mon nom (292) ; le regret
que j’eus de ma conduite, avant ma mort, me sauve. »

Comme, lors de ce deuil dont fut frappé Lycurgue,
accouraient les deux fils pour rejoindre leur mère (293),
j’aurais voulu courir, mais sans pouvoir le faire,

quand j’entendis ainsi dire son propre nom
mon père et de tous ceux qui, bien mieux que moi-même,
ont composé de doux et jolis vers d’amour.

Pendant de longs instants je poursuivis la marche,
et je le regardais sans parler ni l’entendre ;
mais le feu m’empêchait de m’avancer vers lui.

Et lorsque de le voir je fus rassasié,
je finis par lui faire offre de mes services,
en choisissant les mots qui font que l’on vous croit.

Il répondit alors : « Ce que tu viens de dire
s’imprime en moi si fort et si visiblement,
que Léthé ne le peut supprimer ou ternir.

Si tout est aussi vrai que le dit ton serment,
dis, pour quelle raison m’aimes-tu donc autant
que le montre ton dire, ainsi que ton regard ? »

Et moi, je répondis : « Ce sont tes vers si doux
que, tant que durera l’usage d’aujourd’hui,
l’encre qui les écrit en deviendra sans prix. »

« Frère, dit-il alors, celui que je te montre
du doigt (me désignant un esprit devant lui)
du parler maternel fut bien meilleur orfèvre.

Soit qu’il chante l’amour ou conte des romans,
il les dépasse tous : et laisse dire aux sots
qui prétendent donner la palme au Limousin (294).

Ils restent bouche bée au bruit plutôt qu’au fond,
et de cette façon fondent leur jugement
sans vouloir écouter la règle ou la raison.

C’est ce qu’ont fait beaucoup d’anciens, avec Guitton (295),
dont le renom croissait, passant de bouche en bouche ;
pourtant, la vérité finit par l’emporter.

Mais puisque tu détiens un pareil privilège
qui te permet ainsi d’arriver jusqu’au cloître
du couvent dont le Christ est lui-même l’abbé.

devant lui pense dire un Pater pour moi-même,
jusqu’à l’endroit qui sert pour le monde d’ici,
qui ne possède plus le pouvoir de pécher. » (296)

Puis, désirant peut-être à ceux qui le suivaient
laisser la place libre, il plongea dans le feu,
comme un poisson dans l’eau pique et descend au fond.

Je vins près de l’esprit qu’il m’avait désigné (297)
et lui dis qu’à son nom je préparais déjà,
du moins dans mes souhaits, un séjour plus heureux.

Alors il commença courtoisement à dire :
« Tan m’abellis vostre cortes deman
qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrir.

Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan ;
consiros vei la pasada folor
e vei jausen lo joi qu’esper, denan.

Ara vos prec, per aqueîa valor
que vos guida aï sont de Vescalina,
sovenha vos a temps de ma dolor ! » (298)

Et il s’en fut plonger au feu qui purifie.

 

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288 - Exemples classiques de luxure, que les deux groupes s’appliquent eux-mêmes.

289 - Les sables chauds d’Afrique, ou les Monts Hyperboréens, au nord du continent.

290 - Il semble que César avait eu de curieuses complaisances pour Nicomède, roi de Bithynie ; en sorte qu’à l’occasion de son entrée triomphale dans Rome, ses soldats l’appelaient regina Bithynica et chantaient, s’il faut en croire Suétone : Gallias Caesar subegit Nicomedes Caesarent.

291 - Il semble qu’il faille comprendre ce mot comme « ayant les deux sexes à la fois » : il s’agit donc de simple luxure, du péché de la chair commis entre hommes et femmes, réprobable surtout à cause de l’intempérance qui transforme l’homme en bête : de là le symbole, assez équivoque, de Pasiphaé. Il faut ajouter cependant que certains commentateurs pensent que le second groupe est composé par des personnes qui, comme Pasiphaé, leur patronne, s’étaient accouplées avec des bêtes.

292 - Guido Guinizelli (12307-1276), déjà mentionné (cf. Purgatoire, note 111), était naturel de Bologne et fut une sorte d’ancêtre du dolce stil nuovo. Dante reconnaissait déjà ailleurs ses mérites comme précurseur, et dans De vulgari eloquentia, I, 15, il l’appelle « maximus Guido ».

293 - L’enfant de Lycurgue, roi de Némée, étant mort par suite de la négligence de sa nourrice, Hypsiphyle, celle-ci fut condamnée à mort ; mais ses deux fils arrivèrent à temps pour la sauver. Cet épisode vient de La Thébaïde de Stace, chant V.

294 - Guiraut de Borneil, troubadour limousin (1175-env 1220), considéré comme l’un des meilleurs poètes provençaux. On voit que Dante lui préfère Arnaut Daniel, qui est le poète montré du doigt par Guinizelli, et qui était plus artiste et plus recherché.

295 - Guitton d’Arezzo, sur lequel cf. plus haut, la note 269.

296 - La phrase de l’oraison dominicale, et ne nos inducas in tentationem, est sans objet pour les âmes du Purgatoire.

297 - Arnaut Daniel, troubadour originaire du Périgord, qui mourut probablement vers l’an 1200. Il ne semble pas avoir joui d’une réputation égale au respect dont lui témoigne Dante ; il se distingue par la complication de sa forme, qu’il soigne avec application et avec un penchant évident pour les difficultés.

298 - Votre question courtoise me plaît tellement, que je ne puis ni ne veux me cacher à vos yeux. Je suis Arnaut, qui pleure et vais chantant. Je m’afflige en voyant ma folie passée, et je me réjouis en voyant devant moi la Joie que j’attends. Or je vous prie, au nom de cette force qui vous conduit en haut de l’escalier : lorsqu’il sera temps, souvenez-vous de ma douleur ! »

 


Dante

 

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