Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 30



Quand le Septentrion de la première sphère (323)
(qui n’a jamais connu l’aurore ou le couchant
ni d’autre obscurité que celle du péché,

et qui montrait là-haut à chacun le chemin
du devoir, comme en bas l’autre le fait aussi
pour celui qui dirige au port son gouvernail)

eut arrêté son cours, la troupe véridique
qui venait après lui, au-devant du griffon,
se tourna vers le char comme vers son repos.

Et l’un d’eux, qu’on eût dit envoyé par le Ciel,
lança trois fois Veni, sponsa, de Libano (324),
et son chant fut repris par les autres en choeur.

Comme les bienheureux, lors du dernier appel,
surgiront tout à coup, chacun de son sépulcre,
chantant l’alléluia d’une voix retrouvée,

tels sur ce char divin venaient de se lever
plus de cent, ad vocem tanti senis (325), ministres
et messagers aussi de la vie éternelle.

Benedictus, disaient tous en choeur, qui venis,
et Manibus date lilia plenis d’autres,
tout en faisant pleuvoir les fleurs de toutes parts.

J’ai déjà vu parfois, à la pointe du jour,
les bords de l’Orient se baignant dans les rosés
et le reste du ciel dans l’azur le plus pur ;

et j’ai vu le soleil se lever dans des voiles
si bien que, les vapeurs modérant son éclat,
l’oeil pouvait soutenir longuement sa lumière.

Telle, parmi les fleurs tombant comme une nue
qui prenait sa naissance entre les doigts des anges
et pleuvait tout autour et au-dessus du char,

le front ceint d’olivier sous un voile candide,
une dame apparut, qui, sous un vert manteau,
portaient des vêtements couleur de flamme vive.

Et soudain mon esprit, qui depuis trop longtemps
s’était vu maintenir si loin de sa présence
qu’il avait oublié la surprise et la peur,

sans avoir eu besoin de la voir davantage,
par la vertu secrète émanant de ses yeux,
retombait en pouvoir de son ancien amour.

Aussitôt que mes yeux sentirent les effets
de la grande vertu dont j’ai reçu l’atteinte
avant que mon jeune âge abandonnât l’enfance

cherchant protection, je regardais à gauche,
comme un petit enfant qui court vers sa maman
quand il prend peur, ou bien lorsqu’il a du chagrin,

voulant dire à Virgile : « À peine s’il me reste
quelque goutte de sang dans les veines qui tremblent,
car de mes feux anciens je reconnais les signes. » (326)

Virgile cependant venait de me priver
de sa présence, lui, Virgile, mon doux père,
Virgile à qui j’avais confié mon salut !

Tout ce qu’avait perdu notre première mère
n’empêcha pas mes yeux mouillés par la rosée
de se baigner alors de nouveau dans mes larmes.

« Dante, pour dur que soit le départ de Virgile,
il est tôt pour pleurer, il est tôt pour les larmes,
car il te faut pleurer sur une autre blessure. »

Comme va l’amiral de la poupe à la proue,
pour mieux voir les marins travaillant à ses ordres
sur les autres vaisseaux, et les pousse à bien faire,

tel, la cherchant des yeux lorsqu’elle eut dit mon nom
que je suis obligé d’écrire en cet endroit,
mon regard reconnut au bord gauche du char

la dame qui m’était tout d’abord apparue,
le visage voilé par la fête des anges,
me fixer du regard par-dessus la rivière,

quoique les voiles blancs qui tombaient de sa tête
et que fixaient au front les feuilles de Minerve
ne m’eussent pas permis de la voir clairement.

Sur un ton souverain et hautaine en son dire,
elle continuait, comme celui qui parle
en gardant pour la fin la pointe du discours :

« Regarde bien ! Je suis, oui, je suis Béatrice !
Qui te rend si hardi d’escalader des cimes ?
Ne savais-tu donc pas qu’ici l’on est heureux ? »

Je baissais mon regard vers la source limpide ;
mais, n’y voyant que moi, je le tournai vers l’herbe,
tel était sur mon front le poids de la vergogne.

Une mère est parfois trop dure avec son fils :
et telle elle semblait alors, car la pitié
que n’accompagne pas la douceur est amère.

Elle se tut enfin, et les anges chantèrent
soudain, en choeur : « In te, Domine, speravi » ;
mais leur chanson prit fin avec pedes meos (327).

Comme parmi les mâts encor vivants des bois
la neige vient durcir le dos de l’Italie
sous le souffle glacé de tous les vents slavons,

puis après elle fond et coule goutte à goutte,
dès qu’arrive un vent chaud de la terre sans ombre
comme une flamme fond le suif de la chandelle,

je demeurais ainsi, sans larmes ni soupirs,
pendant le chant divin de ceux dont la musique
suit toujours le concert des sphères de là-haut.

Mais lorsque j’eus compris qu’ils me compatissaient
dans leur suave accord mieux que s’ils n’avaient dit :
« Dame, pourquoi donc être envers lui si sévère ? »

la glace qui d’abord accablait ma poitrine
devint soupir et larme, et angoisseusement
rejaillit de mon coeur par la bouche et les yeux.

Mais elle, se tenant toujours aussi rigide
de ce côté du char, après un long silence
adressa la parole à ce choeur de pitié :

Elle dit : « Vous veillez dans un jour éternel ;
le sommeil ou la nuit ne vous volent jamais
un seul pas que le monde esquisse dans sa marche.

Ma réponse n’est pas pour vous, mais elle vise
celui qui pleure là, car il doit bien m’entendre,
pour que la pénitence égale ses erreurs.

Non seulement du fait de ces sphères célestes
qui mènent les mortels vers une fin certaine,
selon qu’elle est écrite au concours des étoiles,

mais aussi par l’effet de la faveur divine,
dont la source descend de si hautes vapeurs
que les regards mortels ne sauraient la trouver,

cet homme-ci fut tel, du temps de sa jeunesse,
que virtuellement les bonnes habitudes
auraient pu le conduire aux meilleurs résultats.

Mais une terre inculte, aux mauvaises semences,
est d’autant plus sauvage et devient plus maligne
qu’elle cache en son sein plus de force et vigueur.

Je l’ai pourtant, un temps, aidé de ma présence,
et en lui faisant voir de mes yeux la jeunesse,
j’obtins qu’il me suivît le long du droit chemin.

Cependant, arrivé à peine sur le seuil
de mon âge second, j’ai dû changer de vie,
et il m’abandonna, pour se donner à d’autres.

Alors que je montais de la chair à l’esprit
et qu’augmentaient d’autant ma vertu, ma beauté,
je devins à ses yeux moins chère et moins aimable ;

Et il porta ses pas sur une fausse route,
poursuivant le reflet de ce bonheur trompeur
qui ne donne jamais ce qu’il nous a promis.

En vain j’ai demandé des inspirations,
par lesquelles je l’ai bien souvent visité
en songe et autrement, car il n’en avait cure.

Il est tombé si bas, qu’enfin tous les moyens
paraissaient impuissants pour obtenir sa grâce,
si ce n’est en voyant les races condamnées.

C’est pour cela qu’au seuil des morts j’ai fait visite,
pour porter à celui qui l’a conduit ici
les larmes de mes yeux à l’appui des prières.

Pourtant, c’est transgresser l’ordonnance divine,
que de vouloir goûter, franchissant le Léthé,
un pareil aliment, sans avoir à payer

l’écot d’un repentir qui coûte bien des pleurs. » (328)

 

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323 Les sept dons du Saint-Esprit.

324 Passage tiré du Cantique des Cantiques et qui est une invocation à Béatrice, qui va descendre du ciel.

325 « À la voix d’un si grand vieillard », plus de cent anges apparaissent, chantant Béni sois-tu, toi qui arrives, chant qui accueillit le Christ lors de son entrée à Jérusalem (Mat. XXI :), et répandez les lis par pleines poignées, tiré de L’Énéide, VI, 883.

326 Réminiscence d’un vers célèbre de L’Énéide, IV, 23 : Agnosco veteris vestigia flammae.

327 C’est la première partie du Psaume XXX, qui est un hymne d’espoir en Dieu. L’expression pedes meos marque la fin du neuvième verset.

328 Ce n’est que dans cette dernière phrase que Béatrice explique la raison de sa dureté. Dante devra boire l’eau du Léthé, et oublier qu’il a péché : c’est là un privilège qu’il faut avoir mérité – et il n’a pas encore prouvé qu’il s’était repenti.

 


Dante

 

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