Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

Le Purgatoire - Chant 33



« Deux, venerunt gentes » (342), commencèrent les dames,
chantant tantôt à trois, tantôt à quatre voix
et alternant en pleurs la douce psalmodie.

Béatrice, pieuse et soupirant aussi,
semblait les écouter, tellement altérée
que l’on eût dit Marie à côté de la croix.

Sitôt le chant fini, dès que les autres vierges
la laissèrent parler, elle leur répondit,
se dressant tout debout, rouge comme le feu :

« Modicum et non videbitis me ;
et iterum, vous dis-je, ô mes soeurs bien-aimées,
modicum et vos videbitis me. » (343)

Ensuite elle les mit toutes sept devant elle
et nous plaça d’un signe à sa suite, en partant,
le sage qui restait et la dame et moi-même.

Elle se mit en marche ; et je ne pense pas
qu’elle eut plus de dix fois touché du pied la terre,
que soudain son regard vint rencontrer le mien

et, pleine de douceur : « Viens plus vite ! dit-elle ;
pour me bien écouter, si pendant notre marche
je voulais te parler, reste plus près de moi ! »

Lorsque je fus près d’elle, ainsi qu’il convenait,
elle me dit : « Pourquoi n’oses-tu pas, mon frère,
pendant que nous marchons, m’exposer tes problèmes ? »

Je me sentis alors comme ceux qui se trouvent
devant de plus grands qu’eux, lorsque, voulant parler,
leur voix n’arrive plus vivante jusqu’aux dents,

et, trop intimidé, je lui dis d’une voix
étranglée à demi : « Ma dame, vous savez
quelle est mon indigence et ce qui lui convient. »

Elle me dit : « Je veux que désormais tes craintes
et ta timidité soient à jamais bannies :
cesse donc de parler comme un homme qui dort !

Il fut, mais il n’est plus, ce char que le dragon
brisait ; que les fauteurs le sachent cependant,
la vengeance de Dieu n’a pas peur de la soupe (344).

Il ne restera pas toujours sans héritier,
l’aigle qui dut laisser ses plumes sur le char (345),
le transformant en monstre et ensuite en rapine,

car je vois clairement (c’est pourquoi je l’annonce)
des astres s’approcher, libres de toute entrave
et de tout autre obstacle, et préparer le temps

où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur la terre
par Dieu (346), viendra pour mettre à mort la courtisane,
ainsi que le géant qui fornique avec elle.

Sans doute, mon récit te semble plus obscur
que Thémis et le Sphinx, et ne te convainc pas,
parce que, tout comme eux, il blesse l’intellect ;

mais les événements seront les Laïades (347)
qui fourniront la clef de cette énigme ardue,
sans qu’en doivent souffrir les moissons ou les bêtes.

Toi, retiens tout ceci ; telles que je les dis,
ces paroles, dis-les à ceux qui là-bas vivent
ce qu’ils croient vie, et n’est qu’une course à la mort.

Quand tu raconteras ceci, rappelle-toi,
ne dissimule pas le pitoyable état
où tu vis l’arbrisseau par deux fois saccagé.

Quiconque le dépouille ou lui fait du dégât
est coupable envers Dieu d’offense et de blasphème,
puisque, s’il l’a fait saint, c’est pour son seul usage.

Et pour l’avoir touché, la première des âmes
implora cinq mille ans et plus, parmi les peines,
Celui qui vint venger la morsure en lui-même.

Et ton esprit s’endort, s’il ne veut pas comprendre
que, si la plante est haute et s’évase au sommet,
ce n’est pas un hasard, mais un dessein du Ciel.

Et si de vains pensers n’avaient été pour toi
comme les eaux de l’Else (348), et pareils à Pyrame
noircissant le mûrier, chacun de tes plaisirs,

rien qu’à considérer toutes ces circonstances
sans doute verrais-tu dans l’interdit de l’arbre
la justice de Dieu qui s’applique au moral.

Je remarque pourtant que ton intelligence
s’est transformée en roc si noir et si compact,
que l’éclat de mon dire a l’air de t’éblouir.

Il te le faut porter en toi, sinon écrit,
du moins représenté, de la même manière
que porte un pèlerin le bourdon ceint de palmes. »

Je dis : « Comme la cire où l’on a mis le sceau
ne change plus jamais l’empreinte qu’on lui donne,
mon cerveau maintenant reste marqué par vous.

Mais pourquoi vos propos longuement désirés
s’envolent-ils si haut au-dessus de ma vue,
que plus je fais d’efforts, et moins je les atteins ? »

« Pour mieux te rappeler, dit-elle, cette école
dont tu sais les leçons, et mieux te faire voir
que son enseignement ne suit pas ma parole ;

que tu saches aussi que du chemin de Dieu
au vôtre, la distance est plus grande que celle
qui s’étend de la terre à la plus haute sphère. »

Je répondis alors : « Je ne me souviens pas
d’avoir jamais pensé de façon différente,
et je ne me sens pas remordre la conscience. »

« Mais si tu ne peux pas en avoir souvenir,
dit-elle en souriant, tu dois te rappeler
que tu viens de goûter les ondes du Léthé ;

et si par la fumée on devine le feu,
cet oubli montre assez que tu commis la faute
d’avoir voulu porter ton appétit ailleurs.

Dorénavant, pourtant, je n’envelopperai
de voiles mes propos, qu’autant qu’il conviendra
pour que ta courte vue y puisse pénétrer. »

Cependant, plus brillant, d’une marche plus lente,
le soleil occupait le cercle de midi,
qui selon les endroits peut varier sa place,

quand, comme un éclaireur qui va devant la troupe
s’arrête, s’il découvre ou simplement soupçonne
quelque chose d’étrange en chemin, les sept dames

s’arrêtèrent au bord d’une petite ombrée,
comme les frais ruisseaux en forment dans les Alpes
sous le feuillage vert et sous les noirs rameaux.

Au-devant j’ai cru voir le Tigre avec l’Euphrate
qui sortaient tous les deux d’une même fontaine
et comme deux amis se quittaient à regret (349).

« Ô toi, gloire et splendeur de notre race humaine,
quel est donc ce ruisseau qui se divise ici
d’un seul commencement, s’éloignant de lui-même ? »

J’obtins comme réponse à cette question :
« Demande à Matelda qu’elle t’explique ! » Alors,
comme celle qui cherche à se justifier,

la belle dame dit : « Il s’était fait déjà
expliquer ce détail, avec d’autres encore
que les eaux du Léthé ne peuvent effacer. »

« Peut-être un soin plus grand, répondit Béatrice,
qui semble quelquefois nous priver de mémoire,
obscurcit le regard de son intelligence.

Mais voici l’Eunoé, qui coule par là-bas :
conduis-le vers ses eaux et, selon l’habitude
que tu connais, rends-lui sa vertu défaillante ! » (350)

Et comme un coeur bien né qui, sans chercher d’excuse,
fait son propre désir du désir du prochain
sitôt qu’il s’est traduit par un signe quelconque,

telle la belle dame, ayant saisi ma main,
se mit en marche et dit, en se tournant vers Stace
d’un geste gracieux : « Viens, accompagne-le ! »

Lecteur, si je pouvais disposer de l’espace,
je dirais quelques mots pour chanter ce breuvage
dont je ne me serais jamais rassasié.

Mais puisque les feuillets que j’avais consacrés
à ce second cantique ont été tous remplis,
le frein de l’art me dit que je dois m’arrêter.

Ensuite je revins de cette onde sacrée,
régénéré, pareil à la plante nouvelle
qu’un feuillage nouveau vient de renouveler,

pur enfin, et tout prêt à monter aux étoiles.

 

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342 - Texte tiré du Psaume LXXVIII : « Ô Dieu, les peuples ont envahi ton héritage, ils ont souillé ton temple sacré. » L’application au char de l’Église est évidente.

343 - « Un peu de temps encore, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu de temps, et vous me verrez à nouveau. » Ces paroles, par lesquelles le Christ annonçait sa mort à ses disciples, sont interprétées par Dante dans le sens d’une prochaine résurrection de l’Église.

344 - Selon les anciens commentateurs (Jacopo della Lana), un usage ancien voulait que l’assassin qui dans les neuf premiers jours de son meurtre pouvait manger une soupe, une fois par jour, sur la tombe de sa victime, jouissait d’une prescription et ne pouvait plus faire l’objet de poursuites. Cette tradition est douteuse, mais elle avait probablement cours au temps de Dante. Cela veut dire, ici, que la vengeance de Dieu ne saurait tenir compte de prescriptions aussi ridicules, et que Dieu punira les coupables, tôt ou tard.

345 - Les commentateurs interprètent, de commun accord, l’Empire ne restera pas toujours vacant ; et ils ajoutent que Dante considérait l’Empire comme virtuellement vacant de 1250 à 1308, à cause de la ca– rence des empereurs. Cette explication est visiblement insuffisante, sans tenir compte du fait que ce passage est probablement postérieur à 1308 Mais Dante dit expressément que c’est Constantin, l’auteur de la donation, qui ne restera pas toujours sans héritier, cela veut dire qu’un jour viendra où un empereur se présentera comme héritier de Constantin, pour réclamer son héritage, ou du moins pour demander des comptes : et c’est bien là ce qu’il annonce dans les tercets suivants.

346 - Cette énigme dantesque rappelle à la fois le Lévrier qui, comme le personnage annoncé ici, sera l’homme prédestiné à rendre à l’Église corrompue son brillant d’autrefois, et l’Apocalypse, où 666 cachait le nom de Néron. Les commentateurs peuvent être distingués en deux grandes classes. Les uns prennent 515 comme une indication purement numérique, et par un calcul dont la base pourra paraître discutable, ajoutent ce chiffre à 800, an de la fondation de l’Empire par Charlemagne, et fixent à 1315 la date indiquée par Dante pour la grande révolution qu’il prônait ; mais il est extrêmement difficile d’imaginer que Dante se livrait à des prophéties aussi importantes, et pour des délais aussi rapprochés, au risque de rendre son poème ridicule, en cas d’insuccès. Les autres lisent 515 = DXV, et interprètent Dux, ou « chef », ce qui semble plus raisonnable et n’est pas sans exemple : Un ouvrage de Bartolomeo Zamberto, dit Sonnetti Isoîani et imprimé vers 1480, commence par une dédicace:
"Al divo cinquecento cinque e diece
Tre cinque ado mil nulla tre e do un cento
Nulla questa opra dar più oltre lecce."
Nous n’avons pas déchiffré tout ce logogriphe ; mais il semble évident que le premier vers signifie : Al divo Dux, probablement le doge de Venise. Dante parle donc probablement d’un chef, qui sera le sauveur de l’Église ; il serait oiseux de discuter si c’est le même Lévrier ou Griffon, puisque aussi bien le poète ne fait pas des prophéties, mais formule des voeux.

347 - Les fils de Laïus, qui, comme Oreste, fourniront la solution de l’énigme. Dante avait écrit Naïades, forme qui figure par erreur dans certains manuscrits anciens d’Ovide.

348 - L’Else, rivière de Toscane, a des propriétés pétrifiantes. Les vains pensers ont donc endurci l’esprit du poète ; ses plaisirs, d’autre part, il les paie de son sang, comme Pyrame la couleur du mûrier qu’il avait teint de son sang.

349 - Les deux fleuves étaient réputés avoir leur source au Paradis terrestre.

350 - L’Eunoé, déjà mentionné auparavant comme étant un bras du Léthé, a la vertu de conserver à l’âme le souvenir de ses bonnes actions.

 


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