Antoinette Des Houlières (1634-1694)

Épître chagrine à Mlle de La Charce


 

— Eh bien, quel noir chagrin vous occupe aujourd’hui ?
M’est venu demander avec un fier sourire
Un jeune seigneur qu’on peut dire
Aussi beau que l’amour, aussi traître que lui.
— Vous gardez un profond silence ?
(A-t-il repris, jurant à demi-bas)
Est-ce que vous ne daignez pas,
De ce que vous pensez, me faire confidence ?
Je n’en suis pas peut-être assez digne. À ces mots,
Pour joindre un autre fat, il m’a tourné le dos.
 
Quel discours pouvais-je lui faire,
Moi qui dans ce même moment
Repassais dans ma tête avec étonnement
De la nouvelle Cour la conduite ordinaire ?
M’aurait-il jamais pardonné
La peinture vive et sincère
De cent vices auxquels il s’est abandonné ?
Non, contre moi le dépit, la colère,
Le chagrin, tout aurait agi.
Mais, quoique mes discours eussent pu lui déplaire,
Son front n’en aurait point rougi.
Je sais de ses pareils jusqu’où l’audace monte :
À tout ce qui leur plaît osent-ils s’emporter ?
Loin d’en avoir la moindre honte,
Eux-mêmes vont en plaisanter.
 
De leurs dérèglements, historiens fidèles,
Avec un front d’airain ils feront mille fois
Un odieux détail des plus affreux endroits.
On dirait, à les voir traiter de bagatelles,
Les horreurs les plus criminelles,
Que ce n’est point pour eux que sont faites les lois,
Tant ils ont de mépris pour elles !
 
Avec gens sans mérite et du rang le plus bas,
Ils font volontiers connaissance :
Mais aussi quels égards et quelle déférence
Voit-on qu’on ait pour eux ? Hélas !
Ils font oublier leur naissance
Quand ils ne s’en souviennent pas.
 
Daignent-ils nous rendre visite ?
Le plus ombrageux des époux
N’en saurait devenir jaloux.
Ce n’est point pour notre mérite,
Leurs yeux n’en trouvent point en nous,
Ce n’est que pour parler de leur gain, de leur perte,
Se dire que d’un vin qui les charmera tous,
On a fait une heureuse et sûre découverte ;
Se montrer quelques billets doux,
Se dandiner dans une chaise,
Faire tous leurs trocs à leur aise,
Et se donner des rendez-vous.
 
Si, par un pur hasard, quelqu’un d’entre eux s’avise
D’avoir des sentiments tendres, respectueux,
Tout le reste s’en formalise.
Il n’est pour l’arracher à ce penchant heureux,
Affront qu’on ne lui fasse, horreurs qu’on ne lui dise
Et l’on fait tant qu’enfin il n’ose être amoureux.
 
Causer une heure avec des femmes,
Leur présenter la main, parler de leurs attraits,
Entre les jeunes gens sont des crimes infâmes
Qu’ils ne se pardonnent jamais.
 
Où sont ces cœurs galants ? où sont ces âmes fières ?
Les Nemours, les Montmorencys,
Les Bellegardes, les Bussys,
Les Guises et les Bassompierres ?
S’il reste encor quelques soucis,
Lorsque de l’Achéron on a traversé l’onde,
Quelle indignation leur donnent les récits
De ce qui se passe en ce monde !
 
Que n’y peuvent-ils revenir !
Par leurs bons exemples, peut-être,
On verrait la tendresse et le respect renaître,
Que la débauche a su bannir ;
Mais des destins impitoyables
Les arrêts sont irrévocables :
Qui passe l’Achéron ne le repasse plus ;
Rien ne ramènera l’usage
D’être galant, fidèle, sage,
Les jeunes gens pour jamais sont perdus !
 
À bien considérer les choses,
On a tort de se plaindre d’eux ;
De leurs dérèglements honteux
Nous sommes les uniques causes.
Pourquoi leur permettre d’avoir
Ces impertinents caractères ?
Que ne les tenons-nous, comme faisaient nos mères,
Dans le respect, dans le devoir !
Avaient-elles plus de pouvoir,
Plus de beauté que nous, plus d’esprit, plus d’adresse ?
Ah ! pouvons-nous penser au temps de leur jeunesse
Et sans honte, et sans désespoir ?
Dans plus d’un réduit agréable
On voyait venir tour à tour
Tout ce qu’une superbe cour
Avait de galant et d’aimable ;
L’esprit, le respect et l’amour
Y répandaient sur tout un charme inexplicable ;
Les innocents plaisirs, par qui le plus long jour
Plus vite qu’un moment s’écoule,
Tous les soirs s’y trouvaient en foule,
Et les transports, et les désirs,
Sans le secours de l’espérance,
À ce qu’on dit, prenaient naissance
Au milieu de tous ces plaisirs.
 
Cet heureux temps n’est plus, un autre a pris sa place.
Les jeunes gens portent l’audace
Jusques à la brutalité.
Quand ils ne nous font pas une incivilité,
Il semble qu’ils nous fassent grâce.
Mais, me répondra-t-on, que voulez-vous qu’on fasse ?
Si ce désordre n’est souffert,
Regardez quel sort nous menace ;
Nos maisons seront un désert :
Il est vrai. Mais sachez que lorsqu’on les en chasse,
Ce n’est que du bruit que l’on perd.
Est-ce un si grand malheur de voir sa chambre vide
De médisants, de jeunes fous,
D’insipides railleurs qui n’ont rien de solide
Que le mépris qu’ils ont pour nous ?
Oui, par nos indignes manières
Ils ont droit de nous mépriser.
Si nous étions plus sages et plus fières,
On les verrait en mieux user.
Mais inutilement on traite ces matières,
On y perd sa peine et son temps,
Aux dépens de sa gloire on cherche des amants.
 
Qu’importe que leurs cœurs soient sans délicatesse,
Sans ardeur, sans sincérité.
On les quitte de soins et de fidélité,
De respect et de politesse ;
On ne leur donne pas le temps de souhaiter
Ce qu’au moins par des pleurs, des soins, des complaisances,
On devrait leur faire acheter.
On les gâte. On leur fait de honteuses avances
Qui ne font que les dégoûter.
 
Vous, aimable Daphné, que l’aveugle fortune
Condamne à vivre dans ces lieux
Où l’on ne connaît point cette foule importune
Qui suit ici nos demi-dieux,
Ne vous plaignez jamais de votre destinée.
Il vaut mieux mille et mille fois
Avec vos rochers et vos bois
S’entretenir toute l’année,
Que de passer une heure ou deux
Avec un tas d’étourdis, de coquettes :
Des ours et des serpents de vos sombres retraites
Le commerce est moins dangereux !

 

Écrit en 1685

 

 


Antoinette Des Houlières

 

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