Mellin de Saint-Gelais (1491-1558)

Douze baisers gaignés au jeu



En juste gain et loyalle promesse
Vous me devez, ô ma seule maistresse,
Douze baisers à mon choix, bien assis,
Et je n'en ay seulement eu que six ;
Et toutesfois, comme en nombre parfaict,
Vous me voulez content et satisfaict,
Disant chacun avoir de son quartier
Baisé six fois et fait le compte entier.
Ainsi par fraude et droit mal entendu,
M'ostez un bien justement prétendu,
Et apprenez à chiche devenir,
A bien promettre et à très-mal tenir,
A vos faveurs distribuer par compte.
Je fay pour vous conscience et ay honte
Du larrecin, qui sans vostre advantage
A vos amis porte si grand dommage;
Car pensez-vous qu'une bouche vermeille,
Bien qu'elle rende heureux l'œil et l'oreille
Par un doux ris et parler gracieux,
Puisse nourrir un cœur ambitieux
De ce seul bien, sans quelque seureté
De ce qu'amour a d'ailleurs mérité ?
Et la donnant, son gage le plus cher
Est par baisers de l'ami s'approcher,
Et respirant attiédir ses grand's flammes,
Confondre en un deux différentes âmes, [heure,
Laissant leurs corps vifs et morts en mesme
Pour ailleurs vivre et changer de demeure.
Si ces biens-là me sont donc interdits,
Où est l'espoir de mes plus grands crédits ?
Qui me tient plus en ceste prison vive
Si vostre amour est si lente et oysive ?
Quand bien de morfpourrois fuir l'approche,
Si ne voudrois-je, après vostre reproche,
Demeurer vif pour ne vous voir blasmer
D'avoir mal sceu recongnoistre et aimer :
Ne laissez donc tomber (ô chère amie)
Moy en danger, et vous en infamie.
Recompensez ce mal d'un plus grand heur,
Non pour mon bien, mais pour vostre grandeur,
Qui perdroit trop de son autorité,
Si j'avois moins que je n'ay mérité.
Et ne pensez que le cas que j'en fois
Soit pour ma debte, et baiser douze fois;
Douze est bien peu au prix de l'infini,
Dont mon désir doit estre diffini.
Car, quand j'aurois cent mille fois baisé,
Mon cœur encor' ne seroit appaisé.
Amour est Dieu, et nous fumée et ombre,
Ne luy saurions satisfaire par nombre.
Ce qui me meut est que vous me semblez
Congnoistre mal les honneurs assemblés
Du ciel en vous, et ce qui vous fait estre
Loing par dessus toute chose terrestre,
Vous proposant je ne say quels diffames,
Comme s'estiez du rang des autres femmes;
Suyvant le peuple et son opinion,
Où vous n'avez part ne communion,
Fors qu'en ces peurs et respects obstinés,
Mal convenans au lieu que vous tenez.
Respondez-moy : trouveriez-vous plaisante
Une forest beaux arbres produisante,
Dont en plain may et saison opportune
On peust compter les feuilles une à une ?
Vistes-vous onc, en un pré où l'eau vive
Semé de fleurs et l'une et l'autre rive,
Qu'on s'amusast à vouloir compte rendre,
Combien de brins il y a d'herbe tendre ?
Et qui feroit sacrifice à Cerés
S'elle donnoit aux terres et guerets
Nombre certain d'espics non se touchans,
Tant qu'on les peust compter parmi les champs ?
Quand Jupiter la terre seiche arrose,
Ou que le ciel à orage il dispose,
On ne va point compter la gresle toute,
Ny calculer la pluye goutte à goutte.
Soit bien, soit mal, ce qui nous vient des dieux,
Vient sans mesure et sans nombre odieux.
Et ces dons là profusement jettes
Sont convenans. à hautes majestés.
Vous donc, amie, en beauté comparée
A l'immortelle et blonde Cytherée,
Que n'usez-vous de libéralité
Appartenante à immortalité ?
Pourquoy nous sont les grâces départies
De vos baisers par comptes et parties ?
Et les torments qu'à grand tort nous donnez,
Nous sont sans nombre et sans fin ordonnez ?
C'estoyent ceux-là, où par meilleure office
Il vous faloit exercer avarice ;
Non aux baisers; ou espargnant ceux-cy,
Les maux deviez nous espargncr aussi.
Faites le donc, et me recompensez
Du deuil qui a mes sens trop offensés,
Rétribuant en volontés unies
Infinis biens pour peines infinies.

 


Mellin de Saint-Gelais

 

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