François Villon (1431-1463)

Je plains le temps de ma jeunesse



Je plains le temps de ma jeunesse,
Auquel j'ai plus qu'autre gallé
Jusqu'à l'entrée de vieillesse,
Qui son partement m'a celé.
Il ne s'en est à pied allé,
N'à cheval ; hélas ! comment donc ?
Soudainement s'en est volé,
Et ne m'a laissé quelque don.

Allé s'en est, et je demeure
Pauvre de sens et de savoir,
Triste, failli, plus noir que meure,
Qui n'ai ni cens, rente, n'avoir ;
Des miens le moindre, je dis voir,
De me désavouer s'avance,
Oubliant naturel devoir,
Par faute d'un peu de chevance.

Si ne crains avoir dépendu
Par friander ni par lécher ;
Par trop aimer n'ai rien vendu
Qu'amis me puissent reprocher,
Au moins qui leur coûte moult cher.
Je le dis et ne crois médire ;
De ce me puis-je revencher :
Qui n'a méfait ne le doit dire.

Bien est verté que j'ai aimé
Et aimeraie volontiers ;
Mais triste coeur, ventre affamé
Qui n'est rassasié au tiers
M'ôte des amoureux sentiers.
Au fort, quelqu'un s'en récompense
Qui est rempli sur les chantiers !
Car la danse vient de la panse.

Hé ! Dieu, si j'eusse étudié
Au temps de ma jeunesse folle
Et à bonnes meurs dédié,
J'eusse maison et couche molle !
Mais quoi ? Je fuyaie l'école,
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole,
À peu que le coeur ne me fend.

Le dit du sage trop lui fis
Favorable (bien en puis mais !)
Qui dit : " Éjouis-toi, mon fils,
En ton adolescence " ; mais
Ailleurs sert bien d'un autre mes,
Car " Jeunesse et adolescence "
C'est son parler, ni moins ni mais,
" Ne sont qu'abus et ignorance. "

Mes jours s'en sont allés errant
Comme, dit Job, d'une touaille
Font les filets, quand tisserand
En son poing tient ardente paille :
Lors s'il y a nul bout qui saille,
Soudainement il le ravit.
Si ne crains plus que rien m'assaille,
Car à la mort tout s'assouvit.

Où sont les gracieux galants
Que je suivais au temps jadis,
Si bien chantants, si bien parlants,
Si plaisants en faits et en dits ?
Les aucuns sont morts et raidis,
D'eux n'est-il plus rien maintenant :
Repos aient en Paradis,
Et Dieu sauve le remenant !

Et les autres sont devenus,
Dieu merci ! grands seigneurs et maîtres ;
Les autres mendient tous nus
Et pains ne voient qu'aux fenêtres ;
Les autres sont entrés en cloîtres
De Célestins et de Chartreux,
Bottés, houssés, comm' pêcheurs d'huitres.
Voyez l'état divers d'entre eux.

Aux grands maîtres Dieu doit bien faire,
Vivants en paix et en recoi ;
En eux il n'y a que refaire,
Et s'en fait bon taire tout coi.
Mais aux pauvres qui n'ont de quoi,
Comme moi, Dieu donne patience !
Aux autres ne faut qui ni quoi,
Car assez ont pain et pitance.

Bons vins ont, souvent embrochés,
Sauces, brouets, et gros poissons,
Tartes, flans, oeufs frits et pochés,
Perdus et en toutes façons.
Pas ne ressemblent les maçons,
Que servir faut à si grand peine :
Ils ne veulent nuls échansons,
De soi verser chacun se peine.


En cet incident me suis mis
Qui de rien ne sert à mon fait ;
Je ne suis juge, ni commis
Pour punir n'absoudre méfait :
De tous suis le plus imparfait,
Loué soit le doux Jésus Christ !
Que par moi leur soit satisfait !
Ce que j'ai écrit est écrit.

Laissons le moutier où il est ;
Parlons de chose plus plaisante :
Cette matière à tous ne plaît,
Ennuyeuse est et déplaisante.
Pauvreté, chagrine, dolente,
Toujours, dépiteuse et rebelle,
Dit quelque parole cuisante ;
S'elle n'ose, si la pense elle.

Pauvre je suis de ma jeunesse,
De pauvre et de petite extrace ;
Mon père n'eut onc grand richesse,
Ni son aïeul nommé Horace ;
Pauvreté tous nous suit et trace.
Sur les tombeaux de mes ancêtres,
Les âmes desquels Dieu embrasse !
On n'y voit couronnes ni sceptres.

De pauvreté me guermantant,
Souventes fois me dit le coeur :
" Homme, ne te doulouse tant
Et ne démène tel douleur :
Si tu n'as tant qu'eut Jacques Coeur,
Mieux vaux vivre sous gros bureau
Pauvre, qu'avoir été seigneur
Et pourrir sous riche tombeau. "

Qu'avoir été seigneur ! ... Que dis ?
Seigneur, las ! et ne l'est-il mais ?
Selon les davitiques dits
Son lieu ne connaîtras jamais.
Quant du surplus, je m'en démets :
Il n'appartient à moi pécheur ;
Aux théologiens le remets,
Car c'est office de prêcheur.

Si ne suis, bien le considère,
Fils d'ange portant diadème
D'étoile ni d'autre sidère.
Mon père est mort, Dieu en ait l'âme !
Quant est du corps, il gît sous lame.
J'entends que ma mère mourra,
Et le sait bien, la pauvre femme,
Et le fils pas ne demourra.

Je connais que pauvres et riches,
Sages et fous, prêtres et lais,
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petits et grands, et beaux et laids,
Dames à rebrasser collets,
De quelconque condition,
Portant atours et bourrelets,
Mort saisit sans exception.

Et meure Pâris ou Hélène,
Quiconque meurt, meurt à douleur
Telle qu'il perd vent et haleine ;
Son fiel se crève sur son coeur,
Puis sue, Dieu sait quelle sueur !
Et n'est qui de ses maux l'allège :
Car enfant n'a, frère ni soeur,
Qui lors voulait être son plège.

La mort le fait frémir, pâlir,
Le nez courber, les veines tendre,
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre.
Corps féminin, qui tant est tendre,
Poli, souef, si précieux,
Te faudra il ces maux attendre ?
Oui, ou tout vif aller aux cieux.




François Villon

 

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