Jean de Meung (1240-1305)
Recueil : Le Roman de la Rose (2ième partie)

Le Roman de la Rose - Texte modernisé


 

XXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIX

 

 

               XXXIII


    De Lorris Guillaume ici même                         4283
    Mourut sans finir son poème;
    Mais, après plus de quarante ans,
    Maître Jean de Meung ce Romans
    Parfit, ainsi comme je treuve,
    Et ici commence son oeuvre.


[S'Il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir !]
De désespoir ! Non, je le jure,
Car ce serait me faire injure.
Si l'espérance me manquait,
Par trop lâche mon coeur serait.
Il faut qu'elle me réconforte;
Amour, pour que mieux je supporte
Mes maux, dit qu'il me défendrait
Et qu'avec moi partout irait.
Mais, après tout, la belle affaire;
Elle est courtoise et débonnaire,
C'est vrai, mais certaine de rien,
Les amants laisse en grand chagrin
Et se fait d'eux dame et maîtresse
Pour les leurrer par sa promesse;
Car elle nous promet souvent                           4303
Choses qui restent à néant.
Par Dieu, dangereuse Espérance !
Combien par elle avec constance
A bien aimer s'attacheront
Qui jamais ne réussiront !
D'avenir elle n'est maîtresse,
Comment donc croire à sa promesse ?
Aussi, bien fol qui s'y fierait;
Car si beaux biens elle promet,
Bien souvent, hélas ! on l'a vue
Mainte âme aussi laisser déçue.
Toujours on doit avoir grand' peur
De son conseil faux et trompeur.
Et pourtant que demande-t-elle ?
Qu'au coeur qui lui reste fidèle,
Tout vienne au gré de son désir.
Fol que je suis de la honnir !
Mais que me vaut son assistance
S'elle ne calme ma souffrance ?
Hélas ! rien. Car elle ne fait
Que promettre et rien plus ne sait
(Sans don promesse ne vaut guère),
Et me laisse avoir de misère
Plus que nul n'oserait songer.
M'accablent Peur, Honte et Danger,
Et Jalousie et Malebouche
Qui tous ceux que sa langue touche
Empoisonne de son venin
Et met à martyre sans fin.
Bel-Accueil en prison ils laissent
A qui tous mes pensers s'adressent,
Et si je ne puis en jouir,
Il me faudra bientôt mourir.
Surtout c'est elle qui me tue                               4337
La vieille puante et moussue,
Qui de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors augmenteront mes peines;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las ! en ces sombres jours.
C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède
Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grand' trahison.
De ma mort il sera la cause,
Car jamais vivant, je suppose,
Il n'en sortira. Sortir, las !
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse ?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oyseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse !), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre;
Or, j'étais fol, elle me crut,                                   4371
Nul bien par elle ne m'échut;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien-noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence !
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las ! Je ne saurais !
Au démon je succomberais !
Je serais lâche, faux et traître !
Comment ! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi !
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie ?
Nul ne croirait pareille horreur;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose !
Non ! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits;
Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non ! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'attendre en bonne espérance                        4405
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse:
«Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir.»
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il ? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il voudra,
Je reconnais mon impuissance.
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours;
Mais si le cruel Dieu d'Amours
Voulait terminer mon supplice,
Je ne craindrais à son service
Nul mal, nulle calamité.
Or qu'il fasse à sa volonté,
Or qu'il dispose de ma vie,
Je n'ai plus de lutter l'envie.
Mais, quoi qu'il me puisse advenir,                        4439
Qu'il daigne au moins se souvenir
De Bel-Accueil, si je succombe,
Dont la bonté creusa ma tombe.
Toutefois recevez, Amour,
Avant que je meure, en ce jour,
Puisque trop lourde est ma misère,
Pour lui ma volonté dernière;
Oyez du plus fidèle amant
Les derniers voeux, le testament:
Mon coeur, mon unique richesse,
Au départir à lui je laisse.


      *       *       *       *       *

 

               XXXIV


    Ici la très-belle Raison
    Revient, qui en toute saison
    De ses sages conseils dirige
    Celui qui son salut néglige.


Tandis qu'ainsi me lamentais
Des grand' douleurs que je sentais,
Et qu'en vain cherchais allégeance
A ma tristesse et ma souffrance,
Je vis droit à moi revenir,
Lorsqu'elle m'entendit gémir,
Raison, la belle, l'entendue,
De sa tour en bas descendue,
Car autant comme elle pouvait
Moult volontiers me secourait.

          Raison.

Ami, dit Raison la jolie,
Comment se porte ta folie ?
Ne seras-tu d'aimer lassé ?                                   4467
N'as-tu de maux encore assé ?
Cet Amour est-il, que t'en semble,
Amer ou doux, ou tout ensemble ?
De ses maux, dis-moi, le meilleur
Suffira-t-il à ton bonheur ?
C'est là, je crois, un moult bon maître
Qui t'asservit, t'a pris en traître
Et te tourmente sans séjour.
Comme tu fus heureux le jour
Où tu te mis en son servage
Et lui rendis ton fol hommage !
Évidemment tu ne savais
A quel seigneur affaire avais.
Car si tu l'avais su, je pense,
Tu n'aurais fait telle imprudence;
Ou si son homme avais été,
Servi ne l'aurais un été,
Non pas un jour, non pas une heure;
Mais, je crois, sans plus de demeure,
Son hommage aurais renié
Et par Amour n'aurais aimé.
Le connais-tu ce jour ?

          L'Amant.

Oui, Dame.

          Raison.

Nenni.

          L'Amant.

Si.

          Raison.

Comment, par ton âme ?


          L'Amant.

Il dit: «Tu dois être flatté                                      4491
Que t'ait pour son homme accepté,
De tel renom seigneur et maître.»

          Raison.

Ne s'est-il pas fait plus connaître ?

          L'Amant.

Non, fors qu'il m'a baillé ses lois
Et, comme un aigle, par les bois
S'enfuit, me laissant en balance.

          Raison.

Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.

          L'Amant.

C'est mon sire, dame, ne puis;
Je me suis fait son homme lige
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.

          Raison.

Par mon chef, je veux te l'apprendre,                      4513
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache:
Si quelqu'un son coeur y attache,
Il n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond;
C'est Carybde la périlleuse
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui toujours est ivre,                         4545
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable,
C'est le jeu toujours inconstant,
État trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Oeil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
Sous la bure et sous le velours;
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Tous suivent le même chemin,                                 4579
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font
J'ai pour eux un dégoût profond;
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.

          L'Amant.

Quand j'ouïs Raison l'entendue
Qui s'est en vain bien débattue:
Dame, lui dis-je, assurément
Je ne sais pas plus que devant
A mon mal comment me soustraire.
En la leçon tout est contraire,
Et rien certe elle ne m'apprit.
Je sais par coeur ce qu'avez dit,
Tant mon âme était empressée
De bien saisir votre pensée,
Pour y puiser complètement
Votre sage commandement.
Mais Amour que de tant de blâme,
De mépris vous poursuivez, dame,
Veuillez au moins le définir                                       4609
Pour qu'il m'en puisse souvenir,
Car ne l'ouïs définir oncques.

          Raison.

Volontiers; or écoute doncques.
Entre deux êtres s'attirant,
Libres, de sexe différent,
Amour, si je suis bien sensée,
Est un grand mal de la pensée
Qui leur vient d'une folle ardeur.
Ils n'ont plus qu'un désir au coeur,
Baiser, caresse mutuelle,
Jouissance, en un mot, charnelle.
Amour n'a point d'autre désir,
Mais brûle et cherche le plaisir;
Procréer n'est point son attente,
Seule la volupté le tente.
Pourtant j'en connais en retour
Qui n'aiment pas de cet amour,
Et pourtant fins amants se feignent,
Mais par amour aimer ne daignent,
Et vont des dames se moquant,
Corps et âme leur promettant,
Et jurent mensonges et fables
Aux coeurs qu'ils trouvent décevables,
Tant qu'enfin soient comblés leurs voeux.
En amour ce sont les heureux;
Oui, car toujours mieux vaut-il être
Trompeur que trompé, mon beau maître.
L'autre amour dirai maintenant
La sainte Écriture suivant.
Malgré que nul en cette guerre
Mon amour ne recherche guère,
Je sais bien, sans le deviner,                                      4641
L'être divin continuer.
Voilà le but que doit poursuivre
Tout homme à qui femme se livre:
Il faut que par succession
S'opère génération;
Chacun, car tout est corrompable,
Doit se garder en son semblable;
Car puisque meurent les parents,
Nature veut que les enfants
S'aiment et l'oeuvre continuent,
L'un par l'autre se perpétuent.
Aussi Nature y mit plaisir,
Pour que séduits par le désir
Les amants entre eux ne se fuissent
Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent,
Car plus d'un la négligerait
Si le plaisir ne l'attirait.
Ainsi le décida Nature.
Sachez qu'en amour la droiture
Cherche plus noble intention
Que charnelle séduction;
N'y voir que telle jouissance,
C'est se rendre sans répugnance,
Comme un sot, comme un lâche, au roi
De tretous les vices ! Crois-moi,
De tous nos maux c'est la racine,
Comme Tulle le détermine;
La vieillesse pour lui vaut mieux
Que la jeunesse et tous ses feux;
Car Jeunesse pousse homme et femme
En tous périls de corps et d'âme.
C'est chose trop dure à passer
Sans mourir ou membre casser,
Sans faire honte ou grand dommage                          4675
A soi-même, à tout son lignage.
Par Jeunesse et ses passions,
En toutes dissolutions,
En méprisable compagnie
L'homme s'égare et male vie,
Et ses projets change souvent,
Ou se rend en quelque couvent,
Ne sachant garder la franchise
Que Nature avait en lui mise,
Et se figure, une fois là,
Que la grue au ciel il prendra,
Et des voeux un beau jour se lie.
Ou bien, si sous le faix il plie,
Il s'en repent et veut sortir,
Ou s'il n'ose s'en revenir,
Si la honte l'y tient encore,
Malgré son coeur qui le déplore,
Il restera pour y mourir,
Ou vivant pleurer et gémir
Dessus sa franchise perdue
Qui ne lui peut être rendue,
En pitié si Dieu ne le prend
Et pour apaiser son tourment,
Ne le tient en obédience
Par la vertu de patience.
Jeunesse pousse jeunes gens
Aux danses, aux déportements,
A tous excès, à la luxure,
Lâchetés de toute nature,
Et tels combats livre en vos coeurs
Qu'à grand'peine ils restent vainqueurs.
Voilà les périls où Jeunesse
Met ceux qu'à Plaisir elle adresse.
Sa servante Jeunesse aidant,                                4709
Jeunesse à l'esprit malfaisant,
Ainsi Plaisir enlace et maine
Le corps et la pensée humaine;
Mal faire, au plaisir les pousser,
Jeunesse n'a d'autre penser.
Mais Vieillesse les en arrache,
Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
Ou le demande aux anciens,
Que tint Jeunesse en ses liens,
Si les sottises qu'ils ont faites
Dont elle a leurs forces soustraites
Avec les folles volontés
Dont ils soulatent être tentés,
Si les périls passés encore
Leur esprit tels se remémore.
C'est Vieillesse jusqu'à la fin
Qui les ramène au droit chemin,
Les conduit et les accompagne,
Pour eux bonne et sage compagne;
Mais personne ne veut la voir
A ses côtés trop tôt s'asseoir:
Loin de l'aimer, on la redoute,
Aussi sa peine elle perd toute;
Car nul ne veut vieux devenir
Ni jeune voir ses jours finir.
Les vieux se plaisent, s'émerveillent
Quand leurs souvenirs se réveillent,
A repasser souventes fois
Leurs folles amours d'autrefois,
Comme ils firent telle besogne
Sans subir honte ni vergogne,
Ou s'il leur arriva malheur,
Comment ils eurent encor l'heur
D'échapper sans pire infortune                              4743
Pour leur âme, corps et fortune.
Mais où Jeunesse gît, sais-tu,
Dont chacun prise la vertu ?
Plaisir la tient en esclavage
Et veut que Jeunesse en servage
Pour rien le serve en sa maison
Tant comme elle est en sa saison,
A l'abandon qu'elle se livre
Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
Ce qu'elle fait si volontiers
Qu'elle le suit par tous sentiers.
Maintenant je te vais sur l'heure
Apprendre où Vieillesse demeure;
Car là te faudra-t-il aller
Si mort ne te fait dévaler,
Au temps de jeunesse, en sa cave
Qui moult est ténébreuse et have.
Là Vieillesse cent maux divers
Attendent, la chargent de fers,
Et tant la battent, la tourmentent,
Que mort prochaine lui présentent
Et la poussent au repentir,
Tant lui font de fléaux sentir.
Alors lui vient en souvenance
En sa tardive doléance,
Lorsque son crâne est tout chenu,
Que Jeunesse a son coeur déçu,
Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
Elle a gaspillé son bel âge
Et perdu sa vie à toujours,
Si d'avenir le prompt secours
Ne rachète par pénitence
Tous les péchés de son enfance,
Et ne la ramène en la fin                                        4777
A la vertu, bien souverain,
Dont jadis la sevrait Jeunesse
L'abreuvant de vaine liesse;
Car alors elle voit et sent
Combien précaire est le présent.
L'amant donc, en toute occurrence,
Doit chercher pure jouissance
En amour; ne doit redouter
Femme ni fille d'enfanter,
Et le plaisir ne leur doit faire
Quitter leur mission sur terre.
Je sais bien que le plus souvent
Femme ne veut faire d'enfant
Et se désole d'être enceinte;
Nulle n'en fait noise ni plainte
Pourtant, à moins d'être sans coeur
Et sans vergogne et sans pudeur.
Bref, chacun en l'oeuvre charnelle
Ne voit qu'ivresse mutuelle,
Fors ces gens dignes de mépris
Qui leur amour mettent à prix,
Les lois violant de Nature,
Et n'en font plus qu'une oeuvre impure.
Car femme est vile assurément
Qui se livre pour de l'argent;
Nul homme ne se devrait prendre
A femme qui veut sa chair vendre.
Croit-il que femme ait son corps cher
Qui tout vif le souffre écorcher ?
Est-il si naïf et si bête,
Parce que femme lui fait fête
Et l'a son tendre ami nommé,
De croire qu'il en soit aimé ?
O fou qu'un sourire ensorcelé !                                 4811
Crois-moi, ce n'est pas brute telle
Qu'il faut pour amante chérir,
Une plus digne il faut choisir.
Laisse la femme méprisable
Qui veut dépouiller son semblable.
Cependant femme à la rigueur
Peut, s'il lui plaît, sans déshonneur,
Porter joyaux en sa parure,
Présents d'amoureuse nature;
Mais jamais ne doit demander,
Car ce serait se marchander.
Voire, sans qu'on le trouve étrange,
Elle peut donner en échange;
Constant et mutuel retour
Les dons entretiennent l'amour.
Les amants je ne désassemble;
Je veux bien qu'ils aillent ensemble
Et fassent leur devoir tous deux
En courtois et francs amoureux,
Mais se gardent de l'amour folle
Qui vous consume et vous affole,
Et de l'amour intéressé
Par qui maint coeur faux est poussé.
Bonne-Amour doit de fin coeur naître,
L'argent n'en doit pas être maître
Non plus la seule volupté.
Or cette amour qui t'a dompté
Plaisirs charnels te représente;
Tu n'as plus ailleurs nulle entente.
Aussi veux-tu la Rose avoir
Et ne veux autre chose voir.
Mais tu es loin du but encore,
C'est ce qui ta peau décolore
Et te ravit toute vertu.                                             4845
Quel fatal hôte as-tu reçu,
Quand Dieu d'Amours franchit ta porte ?
Aussi, crois-moi quand je t'exhorte
De ton logis à le chasser,
Il te ravit tout bon penser,
Et c'est grand' honte et grand dommage.
Ne l'y laisse pas davantage;
Trop sont à grand méchief livrés
Coeurs qui d'Amour sont enivrés.
En cette dolente liesse
N'use pas toute ta jeunesse;
Quand perdu tout ton temps auras
Trop tard, hélas ! tu le verras.
Si tu peux encore assez vivre
Pour que d'Amour Dieu te délivre,
Le temps perdu tu pleureras,
Mais recouvrer ne le pourras.
Heureux encor si ne trépasses,
Car en l'amour où tu t'enlaces
Maint y perdit l'âme et le coeur,
Ses biens, l'existence et l'honneur.

          L'Amant.

Ainsi, longtemps Raison me prêche;
Mais Amour est là qui m'empêche
D'en tirer le moindre profit.
Pourtant tout ce qu'elle me dit
Attentif mot à mot j'écoute;
Mais Amour si bien me déroute,
Que tout il chasse mon penser,
Puisqu'il a droit partout chasser,
Et retient mon coeur sous son aile.
Hors ma tête avec une pelle,
Quand le sermon suis écoutant,                              4877
Par une oreille il va jetant
Ce que Raison en l'autre boute,
Tant qu'elle perd sa peine toute
Et m'emplit d'ire et de courroux.
Lors irrité: Me voulez-vous,
Dame, lui dis-je, par malice
Trahir ? Faut-il que je haïsse
Tout le monde, parce qu'Amour
Me fut cruel jusqu'à ce jour,
Jamais n'aime d'amour sereine
Et ne vive que pour la haine ?
Je serais un mortel pécheur,
Oui, par Dieu ! pire qu'un voleur !
Ainsi donc il faut que je sorte
Ou par l'une ou par l'autre porte:
Je dois haïr ou j'aimerai.
Mais, sachez-le, je n'essaierai
De la haine que la dernière,
Malgré qu'Amour ne vaille guère.
Un bon conseil m'avez donné
Pourtant, car m'avez sermonné
Que toujours d'Amour me méfie;
Or fol en vous qui ne se fie.
Mais ne m'avez-vous pas parlé
D'une autre amour, il m'a semblé,
Amour permise, pure et sainte
Et qu'on peut partager sans crainte ?
Si vous voulez la définir.
Pour fol il me faudra tenir,
Si tout au long ne vous écoute.
Ainsi je connaîtrai sans doute,
S'il vous plaît mon esprit former,
Toutes les manières d'aimer.

          Raison.

Certe, ami, comme un fol travaille                         4911
Celui qui ne prise une paille
Pour son bien ce que dit Raison.
Écoute encor cette leçon,
Car de tout mon pouvoir suis prête
De faire droit à ta requête;
Tâche d'en faire ton profit.
Amours sont, comme je t'ai dit,
Nombreuses en dehors de celle
Qui si bien troubla ta cervelle
Et fut cause de ton malheur.
Pour Dieu, délivres-en ton coeur !
Amitié je nommerai l'une:
C'est bonne volonté commune
De deux coeurs, douce aménité,
Reflet de la dive bonté,
Communauté constante et sûre
Des biens, quelque soit leur nature,
Sans que par nulle intention
N'y puisse avoir exception.
Chacun se doit prompte assistance,
Discrétion et confiance
Et loyauté. Rien ne vaudrait
Amour, si loyauté manquait.
Dans une douce confidence
Un ami doit tout ce qu'il pense
A son ami pouvoir conter,
Et sans trahison redouter.
Telle est de l'amour véritable
La loi certaine et immuable.
Le coeur d'un véritable ami
Est si constant et raffermi
Qu'il n'est fortune qui l'émeuve,                          4943
Et que toujours même le treuve,
Ou riche ou pauvre, son ami
Qui tretout en lui son coeur mit.
A pauvreté s'il le voit tendre,
Il ne doit pas une heure attendre
Qu'il soit venu le supplier,
Car bonté qui se fait prier
Serait trop chèrement vendue
Aux coeurs qui sont de grand' value.


       *       *       *       *       *


               XXXV


    Cy est le Souffreteux devant
    Son ami vrai, le requérant
    De soulager sa grand' misère,
    Partageant sa fortune entière.


Bien dur est à l'homme vaillant
De demander en suppliant.
Moult il y pense et se soucie,
Moult a mésaise avant qu'il prie,
Tout honteux de dire son dit,
Toujours tremblant d'être éconduit.
Mais si l'amour qu'il a trouvée
Lui fut de longtemps éprouvée,
S'il est bien certain de ce coeur,
Il lui fait part, peine et douleur,
De tout ce que penser il ose,
Sans honte avoir de nulle chose.
Car de quoi serait-il honteux
Si l'autre est tel que je le veux ?
Si son secret il lui confie,
Son âme ne sera trahie,
Il ne craint nul reproche amer.                             4973
Sa bouche un sage sait fermer,
C'est ce que fol ne saurait faire,
Car fol ne sait sa langue taire.
Bien plus, son ami l'aidera
Toujours autant qu'il le pourra,
Plus heureux de service rendre
Mille fois que l'autre de prendre.
Et s'il ne peut le soulager,
Autant le voit-on s'affliger
Que celui même qui demande,
Tant la vertu d'amour est grande !
S'ils s'aiment d'une égale ardeur,
Chacun a sa part de bonheur,
Sa moitié de peine supporte
Et l'un l'autre se réconforte.
Telle est la loi de l'amitié.
Ainsi Tulle l'a publié:
A ses amis faire requête
Chacun doit quand elle est honnête,
Comme à la leur se montrer bon
Si l'on y voit droit et raison.
Entre amis aucune requête
Ne saurait être autrement faite,
Hormis en deux cas cependant
Qu'il en excepte absolument.
Attaque-t-on leur renommée ?
Gardons qu'elle soit diffamée.
Les voudrait-on à mort livrer ?
Nous les devons tôt délivrer.
En ces cas il les faut défendre
Sans droit ni sans raison attendre;
Car nul ne s'y peut refuser,
Amour ne saurait l'excuser.
Cet amour qu'ici je t'expose                                  5007
A ma sentence rien n'oppose.
Tel est l'amour que tu suivras
Tandis que l'autre éviteras;
Car l'un à la vertu nous guide,
L'autre vers une mort rapide.
Voici maintenant à son tour,
Encontre ce parfait amour,
Un amour honteux et blâmable.
C'est la fausseté méprisable
Des coeurs dont l'unique tourment
Est d'amasser incessamment.
Cet amour est de telle essence,
Que sitôt qu'il perd l'espérance
Du profit qui le caressait,
Il s'évanouit tout à fait.
Seul le véritable ami n'aime
L'objet aimé que pour lui-même,
Jamais ne feint, ne va flattant
Pour le profit qu'il en attend.
C'est l'amour vil de la fortune
Qui s'éclipse comme la lune;
Quand celle-ci l'ombre franchit
De la terre, elle s'obscurcit,
Car sa clarté toute est perdue
Du soleil en perdant la vue;
Et lorsque l'ombre elle a passé,
Son front reparaît embrasé
Des rais que le soleil lui montre,
Qui d'autre part reluit encontre.
Cet amour, comme elle, est changeant,
Tantôt obscur, tantôt ardent.
Sitôt que Pauvreté l'habille
De sa hideuse souquenille,
Dès que Richesse plus ne luit,                              5039
Soudain il s'éclipse et s'enfuit;
Mais dès que richesses reluisent
Tout radieux le reconduisent;
Avec elles il disparaît,
Comme avec elles il renaît.
De cet amour que je te nomme,
Quand il est riche, est aimé l'homme,
Et l'avare en particulier
Qui ne veut se purifier
De cet âpre et malheureux vice,
De l'insatiable avarice.
Cornard est plus qu'un cerf ramé
L'avare qui se croit aimé.
N'est-ce pas la sottise même ?
Lui qui certes personne n'aime,
Comment peut-il se croire aimé,
A moins d'être un fol consommé ?
Le cerf à la vaste ramure
Est plus sage de sa nature.
Pour Dieu, doit les autres chérir
Qui veut amis vrais acquérir:
Or l'avare, j'en ai la preuve,
N'aime pas. Non, puisque s'il treuve
Ses amis pauvres, malheureux,
Son or il garde devant eux,
Toujours le garder se propose,
Tant que la bouche lui soit close,
Et l'ait fauché la male mort.
Car mieux aimerait-il encor
Se voir dépecer pièce à pièce
Que de voir partir sa richesse,
Si bien que rien il n'en départ.
Amour n'y a la moindre part;
Car quel amour serait durable                              5073
Dedans un coeur impitoyable ?
Notez qu'il sait bien ce qu'il fait,
Tout le monde connaît son fait.
Moult doit être blâmé qui n'aime
Ni partant n'est aimé lui-même !
Et puisqu'à Fortune venons
Et de son amour discourons,
Je t'en dirai fière merveille
Dont jamais n'ouïs la pareille.
Me croiras-tu ? Je ne le sai;
Pourtant rien ne dis que de vrai,
Et j'ai vu cette chose écrite:
Que la Fortune mieux profite
Lorsque perverse vous poursuit
Que lorsque douce vous sourit.
Et si ce te semble doutable,
C'est bien par arguments prouvable,
Que fortune qui vous sourit
Vous ment, vous grève et vous séduit,
Et vous allaite comme mère
Qui ne semble pas être amère,
D'être loyale fait semblant,
De ses faveurs vous va comblant,
Comme d'honneurs et de richesses,
De dignités et de hautesses,
Et vous promet stabilité
Où n'est rien que fragilité,
Et tous vous paît de gloire vaine
En la félicité mondaine.
Pour votre état vous faire voir
Si ferme qu'on n'en puisse choir,
Dessus sa roue elle vous lance
Éblouis de tant de puissance;
Et quand en tel point vous a mis,                           5107
Elle vous donne tant d'amis
Qu'on n'en pourrait savoir le nombre;
S'attachant à vous comme une ombre,
On ne peut s'en débarrasser:
Tout autour de vous sans cesser
Ils sont là qui vont et qui viennent,
Pour leur maître et seigneur vous tiennent,
De leurs promesses vous comblant
Et jusqu'à leur chemise offrant.
Ils voudraient tout leur sang répandre
Pour vous protéger et défendre,
Prêts à partager votre sort,
A vous suivre jusqu'à la mort.
Ceux à qui ces discours s'envoient,
S'enorgueillissent et les croient
Comme mots d'Évangile. Hélas !
Ce sont caresses de Judas,
Comme ils le sauraient par la suite
Si leur richesse était détruite
Sans aucun espoir de retour.
On connaît ses amis ce jour !
Car d'amis toute cette foule,
Compagnons et parents, s'écoule,
Et si peut un seul demeurer
Combien Dieu doit-on adorer !
Cette fortune que j'ai dite,
Quand avec les hommes habite,
Elle égare tout leur esprit
Et d'ignorance les nourrit.
Par contre la fortune adverse,
Quand de leur grand état les verse
Dedans la boue en un seul jour,
Du fatal cercle en un seul tour,
Et leur pose comme marâtre                                  5141
Au coeur un douloureux emplâtre,
Non de vin aigre détrempé,
Mais d'âpre et maigre pauvreté.
Elle leur montre, alors sincère,
Que nul ne doit sur cette terre
Compter sur la prospérité
En qui n'est de sécurité.
Quand un riche voit disparaître,
Ses biens, elle lui fait connaître
De quel amour aimaient jadis
Cette multitude d'amis;
Car ceux que prospérité donne,
L'adversité tant les étonne,
Que chacun devient ennemi,
Un seul ne reste, ni demi;
Chacun s'enfuit et le renie
Dès que le malheur l'humilie.
Et s'ils s'en tenaient à cela ?
Mais en tous lieux, de ci, de là,
Ils vont semant la calomnie
Blâmant son insigne folie;
Et de sa libéralité
Ceux qui le plus ont profité
Vont témoignant à voix jolie
Que bien paraît lors sa folie,
La main personne ne lui tend.
Seuls les vrais amis cependant
Restent, coeurs de telle noblesse,
Qu'ils n'aiment pas pour la richesse,
Ni pour profit en acquérir.
Ceux-là viennent le secourir,
Toujours leur coeur reste le même,
Car un ami vrai toujours aime.
Contre un ami le fer tirer                                       5175
N'est-ce pas l'amour déchirer ?
Fors en deux cas que je vais dire:
On le peut par l'orgueil détruire,
Par la colère, ou révéler
Les secrets qu'on devrait celer,
Puis par blessure douloureuse
De détraction venimeuse.
En ces cas l'ami s'enfuirait,
Nulle autre chose n'y nuirait.
Mais l'ami vrai trop bien se prouve
Si dans un mille un seul on trouve.
Qu'il monte aussi haut qu'il voudra,
Nul un ami vrai n'atteindra;
Car il n'est ci-bas de richesse
Qui d'ami vaille la tendresse.
Il est un proverbe bien vieux
Qui dit: Un ami sûr vaut mieux
Sur le chemin pour compagnie
Qu'une ceinture bien garnie.
Si la Fortune aux jours mauvais
Vient le riche éprouver jamais,
Par le malheur elle l'éclaire
Et lui montre de façon claire
Comment les vrais amis trouver,
Et lui vient en ce jour prouver
Combien auprès d'eux était vaine
Toute la richesse mondaine.
Donc lui profite adversité
Plus que ne fait prospérité;
L'une le laisse en ignorance,
L'autre lui donne la science.
Et lorsque pauvre il peut ainsi
Trier le vrai du faux ami,
Alors il connaît la bassesse                                   5205
Des courtisans de sa richesse
Qui tretous à l'envi s'offraient
Corps et âme et ce qu'ils avaient.
Qu'eût-il payé, que vous en pense,
Cette cruelle expérience ?
Il eût été bien moins déçu
S'il s'en fût alors aperçu;
Donc lui fait plus grand avantage
Puisque d'un fol a fait un sage,
Ce coup, si terrible qu'il soit,
Que Richesse qui le déçoit.
Or Richesse n'enrichit guère
En trésor celui qui l'enserre,
Car suffisance seulement
Fait l'homme vivre richement,
Et tels n'ont pas vaillant deux miches
Qui sont plus à l'aise et plus riches
Que tels à cent muids de froment.
Je vais te dépeindre comment,
Par exemple, les marchands vivent.
Combien d'ennuis, hélas ! poursuivent
Leur coeur avide, intéressé,
Tant qu'ils n'ont cet or amassé:
Les soucis incessants, la rage
D'avoir, d'entasser davantage,
Car jamais assez ils n'auront,
Jamais assez n'entasseront.
Mais celui qui n'a d'autre envie
Qu'au jour le jour gagner sa vie,
De ce qu'il gagne se suffit,
Et qui de son travail seul vit
Sans songer qu'il est dans la gêne,
Est heureux, n'eût-il qu'une graine,
S'il est certain qu'il gagnera                                  5239
Pour manger quand besoin aura,
Et pour se procurer chaussure
Et vêtement contre froidure.
Si malade il est alité
De nourriture dégoûté,
Il réfléchit que le plus sage,
Pour franchir ce mauvais passage
Et pour sortir de tout danger,
Mon Dieu, c'est de ne point manger,
Ou prendre peu de nourriture,
Suivant de son mal la nature.
S'il est à l'Hôtel-Dieu porté,
Là sera moult reconforté.
Bien souvent, pas même il n'y pense
Et n'a pas tant de prévoyance,
Ou s'il y songe, il se dira
Qu'il a bien le temps d'ici là
D'épargner dessus son salaire
Pour au besoin sortir d'affaire,
Ou si d'épargner ne lui chaut,
Vienne le froid, vienne le chaud,
Si la faim doit finir sa vie,
Il voit la mort d'un oeil d'envie;
Car plus tôt il trépassera,
Plus tôt au paradis ira.
Dieu l'attend là-haut, il l'espère,
Son exil fini sur la terre.
C'est ce que Pythagore dit.
Dans le livre qu'il écrivit,
Et que Vers Dorés on appelle
Pour sa parole sage et belle:
Lorsque ton corps tu quitteras,
Tout droit au saint ciel t'en iras,
Laissant la terrestre matière                                 5273
Vivre de céleste lumière.
Est archi-fol, à mon avis,
Qui croit ici-bas son pays;
N'est pas notre pays sur terre.
Qu'auprès d'un savant on s'enquière
Qui lut les Consolations
Du grand Boëce et les leçons
Qu'il sème en cette oeuvre profonde.
Grand service rendrait au monde
Le savant qui la traduirait,
Grands biens le peuple y puiserait.
Heureux celui qui se contente
De ce que lui fournit sa rente
Et n'a d'autre cupidité
Qu'être à l'abri de pauvreté.
Car, ainsi que dit notre maître,
Nul n'est chétif s'il ne croit l'être,
Qu'il soit roi, chevalier ou gueux.
Maints gueux ont le coeur si joyeux,
Portant sac de charbon en Grève,
Que sa peine aucun d'eux ne grève.
Ils travaillent patiemment,
Toujours sautant, toujours balant,
Ne prisent un trésor deux pipes;
Ils vont à Saint-Marcel aux tripes,
A la taverne dépensant
Leur salaire et tout leur argent,
Et puis retournent à l'ouvrage
Non par deuil, mais avec courage,
Loyalement gagnent leur pain
Sans voler celui du prochain,
Au tonneau reviennent et boivent
Et vivent comme vivre doivent.
Ils sont plus riches, Dieu le sait,                             5305
Que l'usurier sombre, inquiet;
Car seul est riche en abondance
Qui croit avoir sa suffisance.
L'usurier n'a jamais été
Riche, c'est une vérité,
Mais pauvre, de piteuse mine,
Tant il rêve gain et rapine.
Il est un fait vrai, rigoureux,
Qu'il n'est point de marchand heureux.
La soif d'acquérir sans mesure
Son coeur incessamment torture;
Puis qu'assez jamais il n'aura,
S'il craint de perdre ce qu'il a,
Et tout le reste encore envie
Qu'il n'aura jamais en sa vie;
Car au coeur il n'a qu'un désir:
Les biens des autres acquérir.
Etrange et merveilleuse peine !
Il veut boire toute la Seine;
Mais qu'il boive autant qu'il voudra
Toujours plus il en restera.
C'est la détresse, la torture,
C'est l'angoisse qui toujours dure,
C'est la bataille, la douleur
Qui toujours déchire son coeur;
La peur de manquer le dévore;
Plus il a, plus il veut encore.
L'avocat et le médecin
Sont liés du même lien;
Tous ceux qui la science vendent
A ce même gibet se pendent.
Le gain leur est si séduisant,
Que l'un voudrait, pour un mourant
Qui l'appelle, en avoir quarante,                             5339
Et l'autre pour un procès trente,
Voire cent, voire mille encor,
Tant les brûle la soif de l'or.
Prédicateurs qui par la terre
Vont prêchant pour profits se faire,
Gagner grâces, richesse, honneurs,
Sont en proie aux mêmes fureurs.
Ceux-là mènent mauvaise vie,
Ceux surtout, ne l'oubliez mie,
Qu'une vaine gloire séduit.
Ils se trompent eux-mêmes, oui,
Et cherchent la mort de leur âme;
Car tels prêcheurs, je le proclame,
N'en sauraient tirer nul profit
Quant serait bon ce qu'ils ont dit;
Car prédication louable
Venant d'intention coupable,
Quand même elle profiterait
Aux autres, rien ne leur vaudrait.
Ceux-ci bonnement viennent croire,
Ceux-là s'enflent de vaine gloire.
Mais laissons là tous ces prêcheurs
Et revenons aux entasseurs.
Dieu ne craignent ni ne révèrent
Tous ceux qui leurs deniers enserrent;
Il saura ces monstres punir
Qui les pauvres de faim périr,
De froid trembler, l'oeil sec regardent
Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent.
Ces insatiables gourmands
Subissent trois affreux tourments:
Par grand' peine ils cherchent richesse,
La peur les tient en grand' détresse
Pour garder tant de biens volés,                              5373
Enfin ils meurent désolés.
En tels tourments meurent et vivent
Ceux qui grand' richesses poursuivent,
Et ce parce qu'on n'aime pas,
Car l'amour est mort ici-bas.
Si ceux qui richesses entassent
Étaient aimés et qu'ils aimassent,
Si bon amour partout régnait,
Si le vice ne l'opprimait,
Si plus donnait qui plus possède
A ceux qui réclament son aide,
Si chacun le bien entendait
Et d'Oyseuse se défendait,
Si tous, sans pratiquer l'usure,
Se prêtaient par charité pure,
Nul pauvre au monde on ne verrait,
Car voir nul pauvre on ne devrait.
Mais tant nous corrompt convoitise
Qu'amour est une marchandise;
On n'aime que pour son profit,
Services, dons sont à crédit,
Jusqu'à la femme on voit se vendre,
Mauvaise fin puisse les prendre !
Ainsi c'est la cupidité
Qui sur la terre a tout gâté.
Le sol, sa richesse féconde,
Les biens étaient à tout le monde.
Aucuns les ont accaparés.
Tant sont d'avarice égarés,
Qu'ils ont leur native franchise
A servage honteux soumise,
Et sont esclaves des deniers
Qu'ils tiennent clos en leurs greniers.
Qu'ils tiennent ! Non, mais au contraire                     5407
En sont tenus à grand' misère,
Hélas ! esclaves malheureux
De leurs biens, les crapauds hideux !
L'argent n'est bon que pour répandre;
C'est ce qu'ils ne savent comprendre,
Mais toujours cherchent à prouver
Qu'il n'est bon que pour conserver.
En cette erreur ils l'emprisonnent,
Ne le dépensent ni le donnent;
Tant de biens seraient répandus,
Si tous on les avait pendus.
Car enfin il faut bien qu'ils quittent
Cet or et que d'autres héritent,
Qui gaîment le dépenseront
Et nul profit ne leur rendront.
Encor n'ont-ils pas l'assurance
De tant conserver leur finance;
Car tel y peut mettre la main
Qui tout emporterait demain.
Aux richesses font grande injure
Qui leur ravissent leur nature;
Car leur nature est de courir
Pour gens aider et secourir
Sans jamais être emprisonnées,
Pour ce Dieu nous les a données.
Or ils les cachent au-dedans;
Mais richesses de tels tyrans,
Qui mieux selon leurs destinées
Veulent être disséminées,
Savent se venger noblement;
Car après eux honteusement
S'acharnent, les brisent, les hersent
Et de trois glaives leur coeur percent:
D'abord c'est travail d'acquérir,                                 5439
Le second qui les vient férir,
C'est la crainte qu'on ne leur prenne
Cet or acquis à si grand' peine,
Dont ils sont navrés sans cesser;
Puis la douleur de le laisser.
Ainsi, comme ai dit tout à l'heure,
L'avare malement se leurre.
Pécune ainsi sait se venger
En reine, et sans les ménager,
Des serfs qui la tiennent enclose.
Elle en paix se tient et repose
Et fait tous ces méchants veiller,
Se soucier, se travailler,
Sous son pied les étreint et dompte;
Elle a l'honneur et eux la honte,
La peine et les chagrins cuisants,
Sous son servage languissants.
Nul profit elle ne veut faire
A qui si durement l'enserre;
Tant qu'un jour il la laissera
N'importe à qui lorsqu'il mourra,
Lui qui n'osait assaut lui faire
Ni la laisser courir sur terre.
Mais eux l'attaquent, les vaillants,
La poussent, lui pressent les flancs
Et tant des éperons la battent
Qu'ils en jouissent et s'ébattent,
Car ils ont le coeur large et grand.
Sur Dédale exemple prenant,
Qui fit par une adresse rare
Des ailes à son fils Icare
Pour ensemble passer la mer,
De même à Pécune au coeur fier
Ils font ailes, pour qu'elle vole,                               5473
Et se tueraient, sur ma parole,
S'ils n'avaient d'elle los et prix.
Ils ne veulent être repris
De cet âpre et malheureux vice
De l'insatiable Avarice;
Mais grand' largesses font les grands
Pour leurs hauts faits rendre éclatants
Et célébrés de par le monde,
Et leur valeur en surabonde.
Car moult est à Dieu gracieux
Coeur charitable et généreux;
Autant put l'Avarice immonde
A Dieu, qui de ses biens le monde
Combla, quand il l'eut façonné,
Comme je te l'ai sermonné,
Autant est Largesse plaisante,
La courtoise et la bienfaisante.
Dieu hait les avares, ces chiens,
Et les damne comme païens,
Esclaves chétifs, misérables
Et lâches et insatiables,
Qui pensent et s'en vont criant
Que s'ils s'attachent à l'argent,
Ce n'est que précaution sage
Pour vivre heureux tretout leur âge.
Douces richesses, dites donc,
Vraiment, avez-vous coeur si bon
Que justement bonheur foisonne
A qui si bien vous emprisonne ?
Non. Plus ils vous amasseront
Et plus de peur ils trembleront,
Car du bonheur n'est point l'asile
Le coeur qui n'est jamais tranquille;
Quant sûreté s'évanouit,                                        5507
Le bonheur aussitôt s'enfuit.
Mais aucuns entendant mon dire,
Pour le condamner et détruire,
Les Rois me pourraient lors citer
Qui pour leur noblesse exalter,
Comme le dit la multitude,
Fièrement mettent leur étude
A faire autour d'eux armer gens,
Cinq cents ou cinq mille sergens,
Et tout le menu peuple pense
Que ce leur vient de grand' vaillance.
Mais Dieu le contraire sait bien;
C'est la peur seule qui les tient
Et ne leur laisse nulle trève.
Car mieux pourrait un gueux de Grève
Tranquille et seul partout aller
Et devant les larrons baler
Sans crainte de mésaventure,
Que Rois à la riche vêture,
Quand ceux-ci porteraient tout l'or
Et les joyaux qu'en leur trésor
Pour eux tous les jours on entasse.
Chaque larron ferait main basse
Sur ce butin, dépouillerait
Le monarque et puis le tuerait;
Il le tuerait, certes, et vite
Sans le laisser prendre la fuite;
Car le larron redouterait
Que si le roi vif échappait
Il ne le fît n'importe où prendre,
Et par sa force mener pendre.
Sa force ! Non; mais par ses gens,
Car sa force ne vaut deux glands
Envers celle d'un gueux de Grève,                          5541
Dont nul souci le coeur ne grève.
Ses gens ! Non, ce serait mentir
Ou mon penser mal définir;
Car vraiment siens ne sont-ils mie,
Quoiqu'il ait sur eux seigneurie.
Que dis-je ? Il est leur serviteur,
De leurs franchises défenseur,
Il est leur; car ils ont puissance
De lui refuser assistance,
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra;
Car leur valeur et leur prouesse,
Leur corps, leur force et leur sagesse
Ne sont pas siens, rien il n'en a,
Nature à lui ne les donna,
Et Fortune ne saurait faire,
Tant soit aux hommes débonnaire,
Qu'on possédât un seul fétu,
L'eût-on par la force obtenu,
Si nous le refusa Nature.

          L'Amant.

Ha ! dame, je vous en conjure,
Par le roi du ciel, dites-moi
Ce que l'on peut avoir à soi.
Pouvez-vous faire que j'apprenne
Chose qui soit toute la mienne ?

          Raison.

Oui, certes, répondit Raison.
Je n'entends ni champs, ni maison,
Robes ni parures mondaines,                                 5569
Ni possessions terriennes,
Ni meubles d'aucune valeur,
Mais quelque chose de meilleur.
C'est cette richesse suprême
Que tout homme sent en lui-même,
Qui vous demeure sans cesser
Et qui ne saurait vous laisser
Afin d'en enrichir un autre,
Car elle est absolument vôtre.
Tout autre bien extérieur
D'un vieux sanglon n'a la valeur;
Ni toi, ni nul homme qui vive,
Vaillant ne possède une cive,
Car tout ce qui vous appartient
Sache-le, dans vous-même tient.
Toute autre chose est à Fortune
Qui les éparpille une à une
Et les rassemble à son vouloir,
Dont les gens fait rire et douloir.
Mais tous ces biens, qu'elle divise
Et reprend, le sage méprise,
Et sa roue elle a beau virer,
Ne le fait rire ni pleurer;
Car tous ses dons sont redoutables,
Parce que tous ils sont instables,
Et son amour ignoble et bas
N'a pour le sage aucun appas;
Or c'est, à mon avis, justice,
Puisque si vite elle s'éclipse.
Aussi, prends en gré mon conseil,
Détache-toi d'amour pareil
Et fuis son infâme souillure.
Ce serait vileté trop dure
Si désormais tu t'en souillais,                                 5603
Et tant envers autrui péchais
Que leur ami te proclamasses
Et leur avoir seul recherchasses,
Ou le gain qui d'eux te viendrait;
Tout sage te mépriserait.
Cette amour que je t'ai ci-dite,
Fuis-la comme vile et maudite.
Cesse donc d'aimer par Amour,
Sois sage et crois-moi sans séjour.
Mais tu ignores bien des choses
Encor, puisqu'accuser tu m'oses
A la haine de te pousser.
Comment as-tu pu le penser ?

          L'Amant.

Vous n'avez cessé de me dire
Que je dois mon seigneur maudire
Pour ne sais quel sauvage amour.
Jusqu'à Carthage nuit et jour
Qui chercherait bien sans paresse,
Et jusqu'à ce que de vieillesse
Lui tombât sa dernière dent,
Et d'Orient en Occident
Courrait toujours à grande allure,
Les pans lacés à la ceinture,
Faisant sa visitation
Au sud comme au septentrion,
Tant qu'il eût vu toute la terre;
Encor ne trouverait-il guère
Cet amour que m'avez rêvé.
Bien en fut le monde lavé
Alors que tous les dieux s'enfuirent,
Quand les géants les assaillirent
Et que Chasteté, Droit et Fois                               5635
S'enfuirent toutes à la fois;
Cette Amour s'enfuit éperdue
Et pour la terre fut perdue.
Justice qui plus lourde était
La dernière aussi s'envolait.
Tous abandonnèrent la terre,
Ne pouvant plus souffrir la guerre
Et prirent domicile aux cieux.
Depuis, sauf quelques jours heureux,
Nul n'osa plus ci-bas descendre.
La Fraude fut leurs places prendre
Qui les avait d'ici chassés
Et sous son joug nous a forcés.
Tulle même qui mit grand' cure,
A chercher secrets d'écriture,
Ne put, malgré tout son savoir,
Dans tous les siècles passés voir,
Depuis que Dieu créa le monde,
D'Amour si fine et si profonde
Plus de quatre exemples ou trois.
Il en eût moins trouvé, je crois,
Parmi les hommes de son âge
Si grands amis par le langage;
Encore n'ai-je pas bien lu
Qu'un seul nul ait de ses yeux vu.
Eh ! suis-je plus sage que Tulle ?
Serais-je assez sot et crédule
De vouloir chercher ici-bas
Un amour qui n'existe pas ?
Puis-je voler avec les grues
Ou passer par delà les nues,
Comme le cygne qu'élevait
Socrate ? Où donc habiterait
Cet amour inconnu sur terre ?                               5669
Assez dit, car je veux m'en taire.
Je ne suis pas si fol vraiment,
Car les dieux croiraient sûrement
Que je veux tenter l'escalade
Des géants, et leur escapade,
Quand ils furent tous foudroyés.
Pour moi vous ne le voudriez,
Ceci ne me fait aucun doute.

          Raison.

Bel ami, me dit-elle, écoute.
Voler point ne te conviendra,
Mais vouloir et chacun voudra.
Aussi, crois-moi sans plus attendre,
Et fais ce que tu vas entendre,
Si trop sublime est cet amour;
Au fait peut-il faillir un jour
Par toi ou par autrui peut-être.
Autre amour te ferai connaître;
Autre, non; le même plutôt,
Mais plus accessible et moins haut;
Mais pour cet amour bien comprendre,
Il faut plus largement l'étendre.
Or aime en généralité,
Laisse la spécialité
Et de ton coeur jamais ne donne
Grand' part à la même personne.
Tu peux aimer d'amour loyal
Toute personne en général,
Toutes aimer autant comme une,
Tout au moins d'amitié commune.
Sois envers toutes, c'est la loi,
Comme les voudrais envers toi;
Ne fais aux autres ni pourchasse                            5701
Fors ce que tu veux qu'on te fasse,
Et si tel tu voulais aimer,
L'on te devrait quitte clamer.
Voici l'amour qu'il te faut suivre,
Hors lui nul homme ne doit vivre.
Et c'est parce que le méchant
Toujours va cet amour fuyant,
Qu'en terre on établit le juge,
Pour être et défense et refuge
Du faible à qui l'on a forfait,
Pour faire amender le méfait,
Pour blâmer, punir ceux qui volent
Leurs semblables et les violent,
Les frappent pour les dépouiller,
Qui pour cet amour renier,
Par toutes sortes d'impostures,
Soit apparentes, soit obscures,
Font le mal par détraction
Ou par fausse accusation.
Telles gens il faut qu'on punisse.

          L'Amant.

Ha ! Par Dieu, dame, de Justice,
Dont jadis fut si grand renom,
Puisqu'aussi bien en parle-t-on
Et que vous cherchez à m'instruire,
Ne pourriez-vous un mot me dire ?

          Raison.

Dis, quel mot ?

          L'Amant.

Dame, simplement
Daignez me faire un jugement
D'Amour et de Justice ensemble.                              5729
Lequel vaut mieux, que vous en semble ?

          Raison.

Mais quel Amour dis-tu ?

          L'Amant.

Celui
Que me conseillez aujourd'hui;
Car l'amour qui remplit mon âme
Onc ne saurais-je souffrir, dame,
Que le missiez en jugement.

          Raison.

Pauvre fol, tu voudrais vraiment
En faire accroire à tout le monde.
Puisque tu veux que je réponde:
Le bon Amour vaut mieux.

          L'Amant.

Prouvez.

          Raison.

Bien volontiers. Quand vous trouvez
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
La plus nécessaire vaut mieux.

          L'Amant.

C'est, dame, fort judicieux.

          Raison.

Or donc, à ceci prends bien garde,
La nature des deux regarde.
Elles sont bonnes toutes deux                             5745
Et profitables en tous lieux.

          L'Amant.

C'est vrai.

          Raison.

Mais, c'est incontestable,
Meilleure est la plus profitable.

          L'Amant.

Dame, soit, je le reconnais.

          Raison.

Je n'y reviens plus désormais.
Amour a Charité pour mère,
Il est beaucoup plus nécessaire,
Que Justice et plus fait besoin.

          L'Amant.

Prouvez avant d'aller plus loin.

          Raison.

Volontiers, je soutiens mon dire.
Le bien qui par soi peut suffire
Est plus nécessaire et plus grand;
On fait mieux en le choisissant
Que celui qui a besoin d'aide,
Ce point encore me concède.

          L'Amant.

Un exemple ouïr en voudrais,
Pour voir si vous l'accorderais.
Veuillez vous faire mieux comprendre.         
Qui sait s'il n'est rien à reprendre ?

          Raison.

Or soit, exemples en auras,
Puisque mieux ainsi le sauras.
Mais ces preuves dont tu me charges,
Sais-tu que ce sont grandes charges ?
L'homme qui pourrait un vaisseau,
Sans aide, seul tirer sur l'eau,
Chose que tu ne saurais faire,
Est-il plus fort que toi ?

          L'Amant.

Oui, chère,
A tirer le câble, s'entend.

          Raison.

Eh bien, ce même exemple prend
Et tâche à saisir ma pensée.
Si Justice était trépassée,
Seul Amour serait suffisant,
L'Amour que tu vas dédaignant,
A mener belle vie et bonne
Sans condamner nulle personne;
Mais sans Amour Justice non.
Donc Amour a meilleur renom.

          L'Amant.

Prouvez-le.

          Raison.

C'est chose facile;
Mais laisse-moi parler tranquille.
Justice qui jadis régnait                                         5785
Au temps que Saturne vivait,
Dont Jupiter coupa les couilles,
Ainsi que de simples andouilles,
(Un fils bien dur, ce Jupiter !)
Et les jeta dedans la mer,
D'où naquit Vénus la déesse,
C'est l'histoire qui le professe:
Si donc Justice revenait
Et si chacun la respectait
Comme en cet âge mémorable,
Encore, c'est indiscutable,
Les hommes devraient-ils s'aimer
Tout en la faisant estimer;
Car Amour mort, il faut le dire,
Justice en ferait trop détruire.
Mais si les gens bien s'entr'aimaient,
Oncques ne s'entreforferaient,
Et quand serait parti le vice,
A quoi donc servirait Justice ?

          L'Amant.

Dame, je ne sais pas à quoi.

          Raison.

Je te crois; car paisible et coi
Tout le monde vivrait sur terre;
De rois, de princes n'auriez guère,
Non plus ni bailli ni prévôt,
Tant le peuple serait dévot;
Jamais juge n'aurait de cause.
Donc Amour est meilleure chose
Que Justice tout simplement,
Combien qu'elle aille réprimant
Le Mal, père des seigneuries,                                 5815
Dont les franchises sont péries.
Car sans le Mal ni le Péché,
Dont tout le monde est entaché,
On n'eût jamais vu roi sur terre
Ni de justice régulière.
Car les juges premièrement
Se conduisent si malement
Qu'ils se devraient juger soi-même,
S'ils veulent que chacun les aime,
Être loyaux et diligents,
Non pas lâches ni négligents,
Ni faux, ni rongés d'avarice
Et faire aux malheureux justice.
Mais ils vendent les jugements,
Ils renversent les errements,
Ils cueillent, rognent et taillent,
Et pauvres gens leur argent baillent.
Ils ne songent qu'à rapiner,
Et tel on entend condamner
Un larron, qu'on dût plutôt pendre,
Si jugement on voulait rendre
Des rapines et des torts faits
Qu'il a par son pouvoir forfaits.


       *       *       *       *       *


               XXXVI


    Comment Virginius plaida
    Devant Appius qui jugea
    Que sa fille si bien taillée
    Fût tôt à Claudius bailiée.


La corde Appius valait-il,
Quand il poussait son agent vil
Par faux témoins, par félonie,                                 5845
Contre la belle Virginie,
La fille de Virginius,
Si j'en crois Titus-Livius
Qui cet événement rappelle,
Ne pouvant dompter la pucelle
Qui cet infâme méprisait
Et sa luxure repoussait ?
Claudius dit à l'audience:
Juge, donnez pour moi sentence,
Car je puis prouver comme quoi
Cette jeune esclave est à moi
Contre tous ceux qui sont en vie;
Car où qu'elle ait été nourrie,
Je déclare, sire Appius,
Qu'elle fut à Virginius,
Quand on me l'eut prise, donnée,
En mon hôtel à peine née.
Cette esclave que l'on me doit
Faites-moi rendre, c'est mon droit,
Par cet homme qui l'a nourrie;
Et si Virginius le nie,
Je suis prêt à vous le prouver,
Car bons témoins en puis trouver.
Ainsi déposait ce faux traître
Au juge son infâme maître.
Heureux qu'ainsi tout se passât,
Sans que Virginius parlât
Qui s'apprêtait à lui répondre
Pour son adversaire confondre,
Lors Appius hâtivement
Jugea qu'immédiatement
Fût la pucelle au serf rendue.
Aussitôt la chose entendue,
Ce vaillant ci-devant nommé,                                5879
Bon chevalier, bien renommé,
C'est le père de Virginie,
Voyant que sa fille chérie
Contre Appius ne peut sauver,
Mais que par force il doit livrer
Ce corps si cher à la luxure,
Le deuil préfère à la souillure
Dans un sublime égarement,
Si Titus-Livius ne ment.


       *       *       *       *       *


               XXXVII


    Comment après le jugement
    Virginius hâtivement
    A sa fille coupe la tête,
    Aimant bien mieux la perdre honnête
    Que la livrer au déshonneur
    De son hideux persécuteur,
    Puis cette tête apporte au juge
    Qui succombe en un grand déluge.


Car sans haine, mais par amour,
A sa fille ravit le jour
Virginius, et cette tête
Sanglante aux pieds du juge jette,
En plein forum, aux yeux de tous.
L'histoire dit que de courroux
Le juge ordonna de le prendre
Pour le mener occire ou pendre.
Il ne fut occis ni pendu,
Mais par la foule défendu,
Qui de pitié se lève émue
Sitôt que la chose est connue,
Et pour sa noire trahison                                       5909
Conduit Appius en prison,
Où sans attendre sa sentence
Il mit fin à son existence;
Et Claudius cet imposteur
Eût péri comme un vil voleur,
Si Virginius n'eût sa vie
Sauvé de la foule en furie.
Tant le peuple il vint supplier
Qu'en exil le fit envoyer;
Mais tous par supplice moururent
Ceux qui témoins au procès furent.
Bref les juges sont trop pervers.
Le grand Lucain dit en ses vers
Que Vertu jamais et Puissance
N'ont ensemble fait alliance.
Mais s'ils n'amendent leurs péchés,
S'ils gardent ces biens arrachés
Par le vol, le juge suprême
En enfer par Satan lui-même
Leur fera meure au col ses lacs.
Je n'excepte rois ni prélats,
Ni juges de quelconque guise,
Soit séculier ou soit d'Église.
Nous ne les comblons pas d'honneurs
Pour exploiter comme voleurs
Les querelles qu'on leur apporte,
Ou fermer aux plaignants leur porte;
Mais pour en personne juger
Procès sincère ou mensonger.
Ils sont les serfs du menu peuple
Qui le pays accroît et peuple,
Et n'a pas voulu les charger
D'honneurs pour voir se rengorger
Ces sots qui par serments lui jurent                         5943
D'écouter ceux qui les adjurent.
Chacun par eux doit vivre en paix;
Ils doivent punir les forfaits
Et de leurs mains les larrons pendre,
Si nul ne voulait l'entreprendre
Et pour les remplacer s'offrir,
Car Justice doit d'eux venir.
Voilà ce qu'au peuple promirent
Ceux qui premiers les honneurs prirent,
Tel est leur devoir, s'il vous plaît,
Pour ce des rentes on leur fait.
Or te fis, si voulus l'entendre,
Ce que tu demandais, comprendre,
Et les raisons t'ai rassemblé
Qui les meilleures m'ont semblé.

          L'Amant.

Certes oui, dame; en conscience,
Comptez sur ma reconnaissance,
Et je vous dis cent fois merci.
Pourtant vous m'avez dit ici,
Comme il me semble, une parole
Si inconséquente et si folle,
Que si je voulais m'arrêter
A vous confondre et réfuter,
Vous n'y sauriez trouver défenses.

          Raison.

Je sais, dit-elle, à quoi tu penses.
Une autre fois, quand tu voudras,
Mon excuse tu entendras
S'il te convient que j'y revienne.

          L'Amant.

Céans donc je vous y ramène.                                  5972
Or m'a mon maître défendu
(Car je l'ai moult bien entendu)
Qu'oncques ne sorte de ma bouche
Mot qui chose honteuse touche,
Comme vous fîtes à l'instant;
Il m'en souvient parfaitement.
Mais dès que je n'en suis pas cause,
Bien puis-je répéter sans glose
Et dire franchement le mot.
Il est plaisant de voir un sot
Narguer d'un autre la sottise.
Droit est qu'autant à vous j'en dise
Qui si sage vous déclarez,
Vos excès lors apercevrez.

          Raison.

Je crois, me dit-elle, comprendre;
Mais je saurai bien me défendre
A la haine de te pousser.
Comment oses-tu le penser ?
De peur d'une sottise faire,
Crois-moi, ce n'est pas nécessaire
D'en faire une autre ou pis encor.
Si j'ai dit d'éteindre d'abord
Cette folle amour qui t'entraîne,
Est-ce te commander la haine ?
Horace a dit, qui n'est pas sot:
Le fol qui veut fuir un défaut
Retombe dans l'excès contraire
Et pire encore est son affaire.
Cet esprit sage et délié                                            6001
Est-il à ce point oublié ?
Avant tout, cherche à bien comprendre:
L'amour que je te veux défendre,
C'est celui qui blesse les gens,
Et si l'ivresse je défends,
Je ne défends certes de boire,
Ce serait par trop dérisoire.
Folle largesse est un défaut,
Mais il serait encor plus sot
A moi de louer l'avarice,
Car l'une et l'autre est trop grand vice;
Je ne fais pas tels arguments.

          L'Amant.

Si fait, dame.

          Raison.

                Ma foi, tu mens.
Crois-tu que tu me déconcertes ?
Ce n'est pas pour te flatter, certes,
Mais tu connais peu les anciens;
C'était meilleurs logiciens.
Tel amour je ne veux élire,
Jamais ma bouche n'osa dire
Que l'on haït aucunement;
Mais on peut aimer autrement
De l'amour que tant j'aime et prise
Et que je t'ai naguère apprise.
Autre amour naturel y a
Que Nature aux bêtes donna,
Par quoi leur faons bas elles mettent,
Les nourrissent et les allaitent.
De cet amour tout bestial,                                   6029
Quel est le but pour l'animal ?
Inspiré par je ne sais quelle
Passion toute naturelle,
Il n'a point d'autre intention
Que, par la reproduction,
Par les soins et par la tendresse,
De perpétuer son espèce.
A cet amour sont tous enclins
Les animaux et les humains,
Et cet amour, quoiqu'il profite,
Blâme ou louange ne mérite
Et n'est bon ni mauvais, ma foi;
De Nature à eux cette loi
S'impose, et puis il est notoire
Que sur nul vice il n'a victoire;
Mais bien plus, s'ils ne le faisaient,
Blâme recevoir en devraient.
Par exemple l'homme qui mange
Mérite-t-il une louange ?
Mais si manger il refusait,
A bon droit on le blâmerait.
Ce n'est pas l'amour que pourchasse
Ton coeur, j'espère; donc je passe.
Plus folle entreprise as conçu
Par cet amour qui t'a déçu;
Aussi laisse-le, je t'engage;
Pour ton honneur c'est le plus sage.
N'en conclus pas que ton devoir
Soit de ne point d'amie avoir.
De moi veux-tu pour ton amante ?
Suis-je pas belle dame et gente,
Digne du plus noble seigneur,
Fût-il de Rome l'empereur ?
Eh bien, je veux être ta mie;                                 6063
Si tu veux me donner ta vie,
Mon amour te profitera
Tant, qu'onques ne te manquera
Nulle chose qui te convienne,
Pour infortune qui t'advienne.
Tu te verras plus grand seigneur
Que le plus puissant empereur,
Et si haut que ton coeur aspire,
Je ferai tout ce qu'il désire;
Mais il faudra ma volonté
Toujours faire avec loyauté.
Alors tu auras en partage
Amante de si haut parage,
Qu'il n'en est point à comparer.
Je suis, tu ne dois l'ignorer,
La fille du Souverain Père,
De Dieu, qui se plut à me faire
Et belle et bonne comme lui.
Regarde-le, mon tendre ami,
Et te mire en mon clair visage;
Oncques fille de haut parage
N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai,
Car de mon père j'ai congé
D'ami choisir et d'être aimée
Et jamais n'en serai blâmée;
Nul non plus ne te blâmera,
Mais en sa garde nous tiendra
Mon père tous les deux ensemble.
Dis-je bien ? Réponds, que t'en semble ?
Le Dieu qui te fait tant crier,
Sait-il si bien ses gens payer,
Et donne-t-il de si bons gages
A ceux dont il reçoit hommages ?
Pour Dieu, ne me refuse pas,                                  6097
Car trop dolentes sont, hélas !
Pucelles qui sont repoussées,
Quant elles se sont abaissées
A prier; tu connais le sort
D'Écho; souviens-toi de sa mort.

          L'Amant.

Pourquoi tout ce latin, ma chère ?
En bon français soyez plus claire.
Dites, que voulez-vous de moi ?

          Raison.

Que je sois ta servante, et toi
Mon loyal ami. La Fortune,
Crois-moi, ne vaut pas une prune.
N'hésite pas un seul instant,
Laisse ce Dieu si malfaisant,
Au bon Socrate sois semblable,
Qui fut si constant et si stable,
Ni gai dans la prospérité
Ni triste dans l'adversité.
Il mettait tout dans la balance,
Bonne aventure et male chance,
Les faisait égales peser
Sans se plaindre et sans s'abuser.
Quoi qu'il arrivât, nulle chose
Ne le rendait gai ni morose.
Ce fut lui, comme dit Solin,
Qui fut d'Apollon Pithyen
Jugé du monde le plus sage;
Car c'était lui dont le visage
Dans l'heur et dans l'adversité
Conservait sa sérénité.
Et point changé ne le trouvèrent                            6125
Ceux qui par poison le tuèrent,
Plusieurs dieux parce qu'il niait
Et dans un seul Dieu se fiait,
Et leur prêchait qu'ils se gardassent
Que par plusieurs dieux ne jurassent.
Tel Héraclite avait le coeur,
Et Diogène le penseur,
Qui pour pauvreté ni détresse
Oncques ne furent en tristesse.
Tous deux soutinrent sans faillir
Les coups qui les venaient férir.
Que la Fortune ne t'abatte
Combien qu'elle t'assaille et batte;
Mais comme eux fais exactement,
Ne me sers jamais autrement.
Il est sans courage et sans force,
Lorsque la Fortune s'efforce
De le battre et jeter à bas,
Celui qui ne se défend pas;
On ne doit pas s'y laisser prendre,
Mais avec vigueur se défendre.
Du reste, elle est pauvre lutteur;
Celui qui brave sa fureur,
Soit en palais, soit en chaumière,
Au premier tour peut la défaire.
L'homme est lâche qui d'elle a peur,
Car s'il connaissait sa vigueur,
Au lieu de tomber sans défense,
Son croc en jambe d'assurance
Bien saurait-il braver sans choir.
C'est en effet grand' honte à voir
L'homme qui se pourrait défendre,
Quand il se laisse mener pendre.
Il n'est à plaindre, en vérité,                                   6159
Je ne sais pire lâcheté.
Crois-moi, méprise ses caprices
Et ses honneurs et ses services.


       *       *       *       *       *


               XXXVIII


    Comment Raison montre à l'Amant
    Fortune et son disque tournant,
    Et lui dit qu'est bien peu de chose
    Son pouvoir à qui braver l'ose.


Laisse-la son disque tourner,
Qu'elle tourne sans séjourner
Debout dessus comme un aveugle.
Les uns de richesse elle aveugle,
D'honneur et de prospérité,
Aux autres donne pauvreté
Et quand il lui plaît tout remporte.
Bien fol est qui s'en déconforte,
Et qui de rien s'en éjouit,
Puisqu'il peut braver son dépit;
Car il le peut sans aucun doute,
Il n'a qu'à le vouloir. Écoute:
Vous agissez en insensés,
Quand jusqu'au ciel vous exhaussez
Cette Fortune et par simplesse
Vous en faites une déesse;
Car il n'est ni droit ni raison
Qu'elle ait en Paradis maison.
Elle n'est pas si bienheureuse,
Mais a maison trop périlleuse.
En pleine mer énorme et droit
Sur un gouffre sans fond, on voit
Un rocher se dresser sur l'onde                               6189
Qui tout autour mugit et gronde.
Les flots tumultueux, roulants,
Incessamment battent ses flancs
Et quelquefois si haut bondissent
Que tout en mer l'ensevelissent.
Quelquefois, secouant le flot
Qui l'envahit et qui bientôt
Retombe et vaincu se retire,
Fier il se redresse et respire.
Mais toujours il change d'aspect,
Toujours se déguise et revêt
Soudain une nouvelle forme,
Toujours se mue et se transforme.
Sitôt qu'il reparaît sur l'eau,
Les fleurs de pointer aussitôt
Ainsi qu'étoiles scintillantes
Emmi les herbes verdoyantes,
Zéphir en mer de chevaucher.
Mais bientôt Bise vient faucher
Les fleurettes et la verdure
Sous le tranchant de sa froidure,
Et les fleurs toutes de mourir
Au moment de s'épanouir.
Ce roc porte un bois redoutable
Et d'une essence inexplicable.
Tel arbre étend ses rameaux verts,
L'autre ses bras maigres et clairs;
L'un est stérile et rien ne porte,
L'autre a des fruits de toute sorte.
Quand l'un veut se prendre à fleurir,
On en voit plusieurs dépérir;
Si l'un se couvre de verdure
Maints autres perdent leur parure,
Si l'un grandit, ses voisins font                                 6223
Vers la terre incliner leur front;
Si les bourgeons à l'un jaillissent,
Soudain les autres se flétrissent.
Là croissent les genêts géants
Près des pins et cèdres rampants;
Chacun arbre ainsi se déforme
Et prend l'un de l'autre la forme.
Là se flétrit, sa verdeur perd
Le laurier ailleurs toujours vert,
Et là se dessèche et se glace
L'olivier fécond et vivace;
A la vigne ravit l'ormeau
Son fruit délicieux et beau;
Le saule, cet arbre stérile,
Y fleurit et devient fertile.
Le rossignol toujours s'y tait,
Mais toujours s'y lamente et brait
Le chat-huant à la grand' hure,
Prophète de male aventure,
Hideux messager de douleur
Par le cri, l'aspect, la couleur.
Par là, de diverses fontaines
Qui jaillissent de mille veines,
Hiver comme été, deux ruisseaux
Ennemis déversent leurs eaux.
L'un sourd des eaux si doucereuses,
Si limpides, si savoureuses,
Que celui qui les goûte et boit
En engoule plus qu'il ne doit.
Il ne saurait sa soif ardente
Étancher, tant boire le tente;
Car plus il va cette eau buvant,
Et plus la soif le va brûlant,
Et tous ceux qui boivent s'enivrent,                          6257
Mais de la soif ne se délivrent.
Rien n'en égale la saveur,
Et plus l'infortuné buveur
Pour se désaltérer avale,
Plus s'accroît sa soif infernale,
Et là tous ces goinfres soûlés
Comme hydropiques sont gonflés.
De ce gent fleuve l'onde pure
Coule exhalant un doux murmure;
Il n'est cymbale ou tambourin
Plus gai que ce son argentin.
Les coeurs sur la rive fleurie
S'enivrent de cette harmonie;
Tous accourent vers le ruisseau,
Mais ne sauraient le bord de l'eau
Franchir, pour gagner l'autre rive.
A peine ils touchent l'onde vive
Du bout du pied, que, malgré eux,
Loin encor des flots spacieux,
Un petitet sans plus en boivent,
Et quand la douceur aperçoivent,
Soudain on les voit avancer
Et tout entiers s'y enfoncer.
D'autres plus hardis, le rivage
Quittant, s'élancent à la nage
Au milieu même du courant,
Leur bonheur à tous exaltant.
Soudain une vague légère
Les jette à la rive en arrière
Sur le sol dur et desséché,
Et leur coeur en est tout séché.
Je vais te dire l'autre fleuve
De quelle nature on le treuve.
Les flots en sont tout ensoufrés,                               6291
Ténébreux et mal savourés,
Écumeux, fumant comme cuves,
Exhalant puantes effluves.
Il ne court pas tout doucement,
Mais, épouvantable torrent,
Il bouleverse l'atmosphère
Plus que nul horrible tonnerre.
Dessus ce fleuve aux flots épais
Zéphir ne vient souffler jamais,
Friser ni caresser ses ondes
Qui moult sont laides et profondes;
Mais Bise, le vent douloureux,
Lui livre des combats affreux
Et, par rafales furibondes,
Le contraint à mouvoir ses ondes,
Y creuse des ravins profonds,
Puis élève d'énormes monts
Qui l'un contre l'autre bataillent,
Tant les flots et les vents travaillent.
Sur la rive cent malheureux
De soupirs remplissent ces lieux;
Oncques leurs larmes ne tarissent
Et de leurs yeux toujours jaillissent;
Sous le faix on les voit ployer
Et toujours prêts à se noyer:
Et si quelqu'un dans le fleuve entre,
Il n'en a pas que jusqu'au ventre,
Mais soudain est enseveli
Et disparaît au fond du lit.
Les uns, battus par l'onde amère
De cette terrible rivière,
Sont sur la rive rejetés;
Mais combien d'autres sont restés
Engloutis dans les vastes ondes                               6325
Et dans leurs cavernes profondes,
A tout jamais, et sans pouvoir
Par nul chemin le jour revoir !
Une fois là, tous y séjournent
Et jamais en haut ne retournent.
Ce fleuve bondit tournoyant,
En mille gorges s'égarant,
Tant qu'enfin ses eaux vénéneuses
Il déverse aux eaux doucereuses,
Dont toute il corrompt la saveur
De son ordure et puanteur,
Et leur transmet sa pestilence
Avec sa morbide influence;
Il détruit leur douce fraîcheur
Par son excessive chaleur,
Et leur odeur si parfumée
Par sa dégoûtante fumée.
Ce n'est plus qu'un torrent fangeux,
Sombre, puant et vénéneux.
Tout au faîte de la montagne,
Aux flancs et non dans la campagne,
Croulante et toujours prête à choir
Ou quelque accident recevoir,
Descend la maison de Fortune.
Il n'est rage de vents aucune,
Ni tourment qu'ils puissent offrir,
Qu'il ne lui faille là souffrir.
Elle reçoit de tous orages
Et les assauts et les ravages,
Et rarement le doux Zéphir,
Ce tendre ami, vient adoucir
De ces trombes l'assaut horrible
Par son souffle doux et paisible.
Une moitié de la maison                                           6359
Est en aval, l'autre en amont.
Ainsi pendante, elle s'incline
Et semble menacer ruine.
D'une part, nul ne vit jamais
Si riche et si brillant palais;
Les murs et la toiture entière
Sont faits d'une même matière:
Ils sont tout d'or et tout d'argent;
Ce palais tout resplendissant
De mille pierres précieuses,
Moult brillantes et vertueuses,
Est un monument merveilleux.
D'autre part, sur des murs hideux,
Faits de boue, épais d'une paume
A peine, grimpe un toit de chaume.
Un côté se dresse orgueilleux,
Dans tout son éclat lumineux;
L'autre, pourfendu de crevasses
En plus de cinq cent mille places,
Est sur sa base tout tremblant,
Tant se sent faible et vacillant.
Ce palais splendide et sauvage,
De ce monde fidèle image
Et de son instabilité,
Par la Fortune est habité.
Quand elle veut être honorée,
Elle passe en la part dorée,
Et là, dans ce brillant séjour,
Elle s'atourne tout le jour
Et se drape, comme une reine,
De belle robe à longue traîne
Aux plus séduisantes odeurs,
Aux plus chatoyantes couleurs,
Dont jamais la soie ou la laine,                                 6393
Par essences d'herbe ou de graine,
Ou par les secrets de son art,
Tisserant teignit le brocart
Dont tous les riches se revêtent,
Pour les honneurs quand ils s'apprêtent.
Ainsi rehausse ses appas
Fortune, de tel orgueil, las !
Qu'on n'en saurait trouver de pire.
A ses yeux tout ce qui respire
N'a pas la valeur d'un fétu,
Quand son corps est ainsi vêtu.
Quand elle voit ses grand' richesses,
Ses grands honneurs, ses grand'noblesses,
Tel est son fol égarement,
Qu'elle se figure vraiment
Qu'il n'est personne sur la terre,
Homme ni femme tant soit fière,
Qui vaille auprès d'elle un denier,
Sans d'avenir se soucier.
Mais tant va tournant par la salle,
Qu'elle entre dans la maison sale
Au pignon crevassé, croulant,
Toujours sur son disque volant.
Lors trébuchant en bas se boute,
Tout comme si n'y voyait goutte,
Et sitôt que par terre gît,
Changeant de visage et d'habit,
Soudain elle se déshabille,
Et nue ainsi qu'une chenille
Semble n'avoir plus rien vaillant,
Tant tout lui manque en un instant.
Alors, se voyant misérable,
Elle devient tôt méprisable
Et s'en vient au bordel croupir,                                6425
Pleine de deuil et de soupir.
Là pleure à larmes épandues
Les grand' splendeurs qu'elle a perdues
Et le plaisir qu'elle goûtait,
Quand des grand' robes se vêtait.
Ainsi Fortune la perverse
Les bons sur le fumier renverse,
Les déshonore et les flétrit,
Et met les méchants en crédit,
Et leur prodigue en abondance
Dignités, honneur et puissance,
Pour leur ravir quand il lui plaît,
Car ce que veut oncques ne sait;
Aussi les yeux bandés lui furent
Par les anciens qui la connurent.


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               XXXIX


    Comment le mauvais empereur
    Néron, par sa grande fureur
    Devant lui fit ouvrir sa mère
    Et la livrer à mort amére,
    Pour que par lui fût le lieu vu
    Où il avait été conçu.


Eh bien, que Fortune ainsi fasse,
Les bons qu'elle avilisse, efface
Et qu'aux méchants donne l'honneur;
Car de Socrate dans ton coeur
Tu dois avoir gardé l'image,
De ce vaillant homme, ce sage
Que j'aimais, et qui tant m'aimait
Qu'en tous ses faits me consultait.
Au reste, maint exemple on treuve,                        6455
Et je vais t'en donner la preuve
Et par Sénèque et par Néron.
Or je n'ai pas l'intention
Ici de retracer l'histoire
Des forfaits, qu'à notre mémoire
Les anciens ont pu rapporter.
Trop long serait de te conter
Comment Néron, le cruel homme,
Mit à feu la ville de Rome
Et fit périr maint sénateur.
Plus dur que pierre était son coeur,
Quand il fit occire son frère,
Quand il fit démembrer sa mère,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu;
Et lorsqu'il la vit démembrée,
Suivant l'histoire demeurée,
La beauté des membres jugea.
Ha Dieu ! quel félon juge là !
Pas une larme sa paupière
Ne vint mouiller; mais au contraire
L'histoire dit que, contemplant
Ce corps mutilé, pantelant,
Il fit apporter de sa cave
Du vin, et but joyeux et brave.
Du reste, avant la connaissait,
Sa propre soeur séduite avait
Et se livrait soi-même à l'homme
Ce monstre qu'ici je te nomme.
Il fit de Sénèque un martyr,
Son bon maître, et lui fit choisir
Comme il voulait quitter la vie,
Tant cruel était cet impie !
Voyant qu'il lutterait en vain,                                 6487
Sénèque dit: Or soit, un bain
Chauffez, puisqu'il faut que je meure,
Et faites-moi saigner sur l'heure,
Pour qu'en l'eau s'écoule mon sang,
Et que joyeux, au Dieu puissant
Son créateur, l'âme je rende,
Qui d'autres tourments la défende.

 

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Jean de Meung

 

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