François Coppée (1842-1908)
Recueil : Les Humbles (1872)

La Nourrice - III


 

III

Or la nourrice, ayant sans cesse l'embarras
De l'enfant qui criait faiblement dans ses bras
Et lui mordait le sein de ses lèvres avides,
Errait seule parmi les appartements vides,
Et, rustique au milieu du luxe des salons,
Comptait les jours d'exil qui lui semblaient si longs.
Triste foyer ! La mère était toujours en course,
Le père était au cercle, au Palais, à la Bourse;
Et, quant à leur enfant, ils ne le voyaient pas,
Sauf quelquefois, le soir, à l'heure des repas,
Où le chef de maison, par pure bonté d'âme,
S'écriait : « Votre fils est fort joli, madame ! »
Puis, époux plein d'égards et sachant ce qu'il doit,
Il riait au petit et lui donnait son doigt.
Mais Madame bâillait, n'étant pas satisfaite
D'une robe apportée alors pour quelque fète,
Et, jugeant qu'on avait assez de l'avorton,
Disait : « Il se fait tard. Allez coucher Gaston. »

Qu'importaient cependant à la pauvre nourrice
L'abandon désolant, la maison corruptrice,
Ce faible enfant malade et refusant son lait,
Les habits d'opéra-comique qu'il fallait,
Par les jours de soleil, montrer aux Tuileries,
Les repas à l'office et les plaisanteries
De la femme de chambre et des valets railleurs ?
Pauvre mère ! son âme était toujours ailleurs;
Toujours elle suivait - hélas ! par la pensée -
Sa lettre, la dernière au pays adressée,
La réponse si lente et venant de si loin;
Et puis elle courait chez l'écrivain du coin
Dont l'enseigne, chef-d'oeuvre affreux de calligraphe,
Présente un Béranger tracé d'un seul paraphe.
Enfin on répondait : « L'enfant se porte bien;
Il profite, il grandit, il ne manque de rien.
Mais il faut de l'argent. L'huissier gronde et réclame. »
Elle baisait la lettre, et, le bonheur dans l'âme,
A l'époux qui mentait - dévouement incompris -

Sur le libre flâneur qui se promène et fume,
L'infecte odeur du poêle à qui l'on s'accoutume,
Mais qui vous fait pourtant tousser tous les matins,
Le journal commenté longuement, les festins
De petits pains de seigle et de charcuterie,
Le calembour stupide et dont il faut qu'on rie,
L'entretien très vulgaire avec le sentiment
De chacun sur les chefs et sur l'avancement,
Le travail monotone, ennuyeux et futile,
Le dégoût de sentir qu'on est un inutile,
Et, pour moment unique où l'on respire enfin,
Le lent retour, d'un pas affaibli par la faim
Que doit mal apaiser un dîner toujours maigre.
- En vieillissant, sa mère était devenue aigre.
Son long chagrin, souffert avec tant de vertu,
- Il faut bien l'avouer, - trop longtemps s'était tu :
Le coeur subit deux fois les douleurs qu'il faut taire.
De plus elle allait mal. Enfin son caractère,
Même à ce fils chéri, paraissait bien changé.
Le repas était donc par lui-même abrégé;
II souffrait trop alors, pour lui comme pour elle,
De la voir agiter quelque vaine querelle,
Et toujours, le plus tôt possible, il s'en allait.
- A cette heure, au surplus, son devoir l'appelait
Dans le petit café-concert de la barrière,
Où chaque soir, tenant son violon, derrière
Un pianiste, chef d'orchestre sans bâton,
Et non loin d'un troupier soufflant dans un piston,
Il écoutait, distrait, et sans les trouver drôles,
La chanteuse fardée et montrant ses épaules,
Le baryton barbu gêné dans ses gants blancs,
Et le pitre aux genoux rapprochés et tremblants,
En grand faux col, faisant des grimaces atroces
Et contant au public charmé sa nuit de noces.
Vers minuit seulement, enfin il se levait,
Rentrait, ouvrait parfois ses livres de chevet.
Mais, de lire n'ayant même plus l'énergie,
Il se couchait, afin d'épargner la bougie.

Cela dura cinq ans, dix ans, quinze ans. Hélas !
Quinze fois quand revint la saison des lilas,
Dans la rue, il put voir, par les soirs de dimanches,
Les fillettes du peuple, en fraîches robes blanches,
Près du trottoir où sont les pères indulgents,
Jouer à la raquette avec les jeunes gens,
Tandis qu'il s'éloignait, toujours seul, le timide.
11 ne passa jamais devant la pyramide
Des bols à punch ornant le comptoir d'un café,
Où souvent il avait, au passage, observé
De vieux garçons, amis des voluptés sans fièvres,
Brassant les dominos, la pipe entre les lèvres,
Qui s'appelaient « Mon vieux » et caressaient leur chien.
Il enviait leur sort, car tel était le sien :
Gagner le pain du jour et le terme au trimestre.
Dans les commencements qu'il fut à son orchestre,
Une chanteuse blonde et phtisique à moitié
Sur lui laissa tomber un regard de pitié;
Mais il baissait les yeux quand elle entrait en scène.
Puis, peu de temps après, elle passa la Seine
Et mourut toute jeune, en plein quartier Bréda.
A vrai dire, il l'avait presque aimée, et garda
Le dégoût d'avoir vu - chose bien naturelle -
Les acteurs embrassés et tutoyés par elle;
Et son métier lui fut plus pénible qu'avant.

 

 


François Coppée

 

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