Hésiode (8e siècle avant J.C)

Traduction par Ernest Falconnet (1838)

Les Travaux et les Jours



Muses de la Piérie (1), ô vous dont les chants immortalisent ! venez ; célébrez votre père, de qui descendent à la fois tous les hommes obscurs ou fameux, le grand Jupiter, qui leur accorde à son gré la honte ou la gloire, les élève aisément ou aisément les renverse, affaiblit le puissant et fortifie le faible, corrige le méchant et humilie le superbe, Jupiter qui tonne dans les cieux et réside sur les plus hauts sommets de l’Olympe. Dieu puissant qui entends et vois tout, écoute : dirige vers l’équité les jugements des mortels. Pour moi, puissé-je faire entendre à Persès le langage de la vérité !

On ne voit pas régner sur la terre une seule rivalité ; il en existe deux : l’une digne des éloges du sage, l’autre de son blâme ; toutes deux animées d’un esprit différent. L’une excite la guerre désastreuse et la discorde ; la cruelle! nul homme ne la chérit, mais tous, d’après la volonté des dieux, sont contraints de l’honorer en la haïssant. L’autre, c’est la Nuit obscure qui l’enfanta la première, et le grand fils de Saturne, habitant au sommet des cieux, la plaça sur les racines mêmes de la terre pour qu’elle vécût parmi les humains et leur devînt utile. Elle pousse au travail le mortel le plus indolent. L’homme oisif, qui jette les yeux sur un homme riche, s’empresse à son tour de labourer, de planter, de gouverner avec ordre sa maison ; le voisin est jaloux du voisin qui tâche de s’enrichir. Cette rivalité est pour les mortels une source de biens. Ainsi le potier porte envie au potier, l’artisan à l’artisan, le mendiant au mendiant et le chanteur au chanteur.

O Persès ! grave bien ces conseils au fond de ton âme : que l’envie, joyeuse des maux d’autrui, ne te détourne pas du travail ; ne regarde pas les procès d’un œil curieux et n’écoute pas les plaideurs sur la place publique. On n’a que peu de temps à perdre dans les querelles et dans les contestations lorsque, pendant la saison propice, on n’a point amassé pour toute l’année les fruits que produit la terre et que prodigue Cérès. Rassasié de ces fruits, tu pourras alors envier et disputer aux autres leurs richesses (2). Mais non ; il ne te sera plus permis d’agir ainsi (3). Terminons enfin notre procès par d’équitables jugements émanés de la bonté de Jupiter. Déjà nous avons partagé notre héritage, et tu m’as arraché la plus forte part dans l’espoir de corrompre ces rois, dévorateurs de présents (4), qui veulent juger notre querelle. Les insensés ! ils ignorent que souvent la moitié vaut mieux que le tout (5) et combien il y a d’avantages à se nourrir de mauve et d’asphodèle (6). En effet, les dieux cachèrent aux mortels le secret d’une vie frugale. Autrement le travail d’un seul jour suffirait pour te procurer les moyens de subsister une année entière, même en restant oisif. Tu suspendrais soudain le gouvernail au-dessus de la fumée et tu laisserais reposer les bœufs et les mulets laborieux. Mais Jupiter nous déroba ce secret, furieux dans son âme d’avoir été trompé par l’astucieux Prométhée (7). Voilà pourquoi il condamna les hommes aux soucis et aux tourments. Il leur avait caché le feu ; mais le noble fils de Japet, par un adroit larcin, le leur apporta dans la tige d’une férule, après l’avoir enlevé au prudent Jupiter qui aime à lancer la foudre. Ce Dieu qui rassemble les nuages lui dit en son courroux :

« Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! tu te réjouis d’avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse; mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau. »

En achevant ces mots, le père des dieux et des hommes sourit et commanda à l’illustre Vulcain de composer sans délais un corps, en mélangeant de la terre avec l’eau, de lui communiquer la force et la voix humaine, d’en former une vierge douée d’une beauté ravissante et semblable aux déesses immortelles ; il ordonna à Minerve de lui apprendre les travaux des femmes et l’art de façonner un merveilleux tissu, à Vénus à la parure d’or de répandre sur sa tête la grâce enchanteresse, de lui inspirer les violents désirs et les soucis dévorants, à Mercure, messager des dieux et meurtrier d’Argus, de remplir son esprit d’impudence et de perfidie. Tels furent les ordres de Jupiter, et les dieux obéirent à ce roi, fils de Saturne. Aussitôt l’illustre Vulcain, soumis à ses volontés, façonna avec de la terre une image semblable aune chaste vierge ; la déesse aux yeux bleus, Minerve, l’orna d’une ceinture et de riches vêtements ; les divines Grâces et l’auguste Persuasion lui attachèrent des colliers d’or, et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Minerve entoura tout son corps d’une magnifique parure. Enfin le meurtrier d’Argus, docile au maître du tonnerre, lui inspira l’art du mensonge, les discours séduisants et le caractère perfide. Ce héraut des dieux lui donna un nom et l’appela Pandore, parce que chacun des habitants de l’Olympe lui avait fait un présent pour la rendre funeste aux hommes industrieux.

Après avoir achevé cette attrayante et pernicieuse merveille, Jupiter ordonna à l’illustre meurtrier d’Argus, au rapide messager des dieux, de la conduire vers Épiméthée. Épiméthée ne se rappela point que Prométhée lui avait recommandé de ne rien recevoir de Jupiter, roi d’Olympe, mais de lui renvoyer tous ses dons de peur qu’ils ne devinssent un fléau terrible aux mortels : il accepta le présent fatal et reconnut bientôt son imprudence.

Auparavant, les tribus des hommes vivaient sur la terre exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse : car les hommes qui souffrent vieillissent promptement. Pandore, tenant dans ses mains un grand vase, en souleva le couvercle, et les maux terribles qu’il renfermait se répandirent au loin. L’Espérance seule resta : arrêtée sur les bords du vase, elle ne s’envola point, Pandore ayant remis le couvercle, par l’ordre de Jupiter qui porte l’égide et rassemble les nuages. Depuis ce jour, mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie ; les Maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs, car le prudent Jupiter les a privées de la voix. Nul ne peut donc échapper à la volonté de Jupiter.

Si tu le veux, je te ferai un autre récit plein de sagesse et d’utilité ; toi, recueille-le au fond de ta mémoire.

Quand les hommes et les dieux furent nés ensemble, d’abord les célestes habitants de l’Olympe créèrent l’âge d’or (8) pour les mortels doués de la parole. Sous le règne de Saturne qui commandait dans le ciel, les mortels vivaient comme les dieux ; ils étaient libres d’inquiétudes, de travaux et de souffrances ; la cruelle vieillesse ne les affligeait point ; leurs pieds et leurs mains conservaient sans cesse la même vigueur, et loin de tous les maux, ils se réjouissaient au milieu des festins, riches en fruits délicieux et chers aux bienheureux immortels. Ils mouraient comme enchaînés par un doux sommeil. Tous les biens naissaient autour d’eux. La terre fertile produisait d’elle-même d’abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs richesses avec une foule de vertueux amis. Quand la terre eut renfermé dans son sein cette première génération, ces hommes, appelés les génies terrestres, devinrent les protecteurs et les gardiens tutélaires des mortels : ils observent leurs bonnes ou leurs mauvaises actions, et, enveloppés d’un nuage (9), parcourent toute la terre en répandant la richesse : telle est la royale prérogative qu’ils ont obtenue.

Ensuite les habitants de l’Olympe produisirent une seconde race bien inférieure à la première, l’âge d’argent (10) qui ne ressemblait à l’âge d’or ni pour la force du corps ni pour l’intelligence. Nourri par les soins de sa mère, l’enfant, toujours inepte, croissait, durant cent ans, dans la maison natale. Parvenu au terme de la puberté et de l’adolescence, il ne vivait qu’un petit nombre d’années, accablé de ces douleurs, triste fruit de sa stupidité : car alors les hommes ne pouvaient s’abstenir de l’injustice ; ils ne voulaient pas adorer les dieux ni leur offrir des sacrifices sur leurs pieux autels, comme doivent le faire les mortels divisés par tribus. Bientôt Jupiter, fils de Saturne, les anéantit, courroucé de ce qu’ils refusaient leurs hommages aux dieux habitants de l’Olympe. Quand la terre eut dans son sein renfermé leurs dépouilles, on les nomma les mortels bienheureux ; ces génies terrestres n’occupent que le second rang, mais le respect accompagne aussi leur mémoire.

Le père des dieux créa une troisième génération d’hommes doués de la parole, l’âge d’airain, qui ne ressemblait en rien à l’âge d’argent. Robustes comme le frêne, ces hommes, violents et terribles, ne se plaisaient qu’aux injures et aux sanglants travaux de Mars ; ils ne se nourrissaient pas des fruits de la terre, et leur cœur impitoyable avait la dureté de l’acier. Leur force était immense, indomptable, et des bras invincibles s’allongeaient de leurs épaules sur leurs membres nerveux. Ils portaient des armes d’airain ; l’airain composait leurs maisons ; ils ne travaillaient que l’airain, car le fer noir n’existait pas encore. Égorgés par leurs propres mains, ils descendirent dans la ténébreuse demeure du froid Pluton sans laisser un nom après eux. Malgré leur force redoutable, la sombre Mort les saisit et ils quittèrent la brillante lumière du soleil.

Quand la terre eut aussi renfermé leur dépouille dans son sein, Jupiter, fils de Saturne, créa sur cette terre fertile une quatrième race plus juste et plus vertueuse (11), la céleste race de ces héros que l’âge précédent nomma les demi-dieux dans l’immense univers. La guerre fatale et les combats meurtriers les moissonnèrent tous, les uns lorsque, devant Thèbes aux sept portes (12), sur la terre de Cadmus, ils se disputèrent les troupeaux d’OEdipe (13) ; les autres lorsque, franchissant sur leurs navires la vaste étendue de la mer, armés pour Hélène aux beaux cheveux, ils parvinrent jusqu’à Troie, où la mort les enveloppa de ses ombres. Le puissant fils de Saturne, leur donnant une nourriture et une demeure différentes de celles des autres hommes, les plaça aux confins de la terre. Ces héros fortunés, exempts de toute inquiétude, habitent les îles des bienheureux (14) par delà l’océan aux gouffres profonds, et trois fois par an la terre féconde leur prodigue des fruits brillants et délicieux.

Plût aux dieux que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération ! Que ne suis-je mort ayant ! que ne puis-je naître après ! C’est l’âge de fer (15) qui règne maintenant. Les hommes ne cesseront ni de travailler et de souffrir pendant le jour, ni de se corrompre pendant la nuit ; les dieux leur enverront de terribles calamités. Toutefois, quelques biens se mêleront à tant de maux. Jupiter détruira cette race d’hommes doués de la parole lorsque presque dès leur naissance leurs cheveux blanchiront. Le père ne sera plus uni à son fils, ni le fils à son père, ni l’hôte à son hôte, ni l’ami à son ami ; le frère, comme auparavant, ne sera plus chéri de son frère ; les enfants mépriseront la vieillesse de leurs parents. Les cruels ! ils les accableront d’injurieux reproches sans redouter la vengeance divine. Dans leur coupable brutalité, ils ne rendront pas à leurs pères les soins que leur enfance aura reçus : l’un ravagera la cité de l’autre ; on ne respectera ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu ; on honorera de préférence l’homme vicieux et insolent ; l’équité et la pudeur ne seront plus en usage : le méchant outragera le mortel vertueux par des discours pleins d’astuce auxquels il joindra le parjure. L’Envie au visage odieux, ce monstre qui répand la calomnie et se réjouit du mal, poursuivra sans relâche les hommes infortunés. Alors, promptes à fuir la terre immense pour l’Olympe, la Pudeur et Némésis (16), enveloppant leurs corps gracieux de leurs robes blanches, s’envoleront vers les célestes tribus et abandonneront les humains ; il ne restera plus aux mortels que les chagrins dévorants, et leurs maux seront irrémédiables.

Maintenant je raconterai aux rois une fable (17) que leur sagesse même ne dédaignera point. Un épervier venait de saisir un rossignol au gosier sonore et l’emportait à travers les nues ; déchiré par ses serres recourbées, le rossignol gémissait tristement ; mais l’épervier lui dit avec arrogance : « Malheureux ! pourquoi ces plaintes ? Tu es au pouvoir du plus fort ; quoique chanteur harmonieux, tu vas où je te conduis ; je peux à mon gré ou faire de toi mon repas ou te rendre la liberté. » Ainsi parla l’épervier au vol rapide et aux ailes étendues. Malheur à l’insensé qui ose lutter contre un ennemi plus puissant ! privé de la victoire, il voit encore la souffrance s’ajouter à sa honte.

O Persès ! écoute la voix de l’équité, et abstiens-toi de l’injure, car l’injure est fatale à l’homme faible ; l’homme de bien ne la supporte pas facilement : accablé par elle, il tombe sa victime. Il est un chemin plus noble qui mène à la justice. La justice finit toujours par triompher de l’injure. Mais l’insensé ne s’instruit que par son propre malheur. Horcus poursuit avec ardeur les jugements iniques. La justice s’indigne et frémit partout où elle se voit entraînée par ces hommes, dévorateurs de présents, qui rendent de criminels arrêts. Couverte d’un nuage, elle parcourt en pleurant les cités et les tribus des peuples, apportant le malheur à ceux qui l’ont chassée et n’ont pas jugé avec droiture. Mais ceux qui, rendant une justice égale aux étrangers et à leurs concitoyens, ne s’écartent pas du droit sentier, voient fleurir leur ville et prospérer leurs peuples ; la paix, cette nourrice des jeunes gens (18), règne dans leur pays, et jamais Jupiter à la large vue ne leur envoie la guerre désastreuse. Jamais la famine ou l’injure n’attaque les mortels équitables : ils célèbrent paisiblement leurs joyeux festins ; la terre leur prodigue une abondante nourriture ; pour eux, le chêne des montagnes porte des glands sur sa cime et des abeilles dans ses flancs ; leurs brebis sont chargées d’une épaisse toison et leurs femmes mettent au jour des enfants qui ressemblent à leurs pères (19) ; toujours riches de tous les biens, ils n’ont pas besoin de voyager sur des vaisseaux, et la terre fertile les nourrit de ses fruits. Mais quand des mortels se livrent à l’injure funeste et aux actions vicieuses, Jupiter à la large vue leur inflige un prompt châtiment : souvent une ville entière est punie à cause d’un seul homme qui commet des injustices et des crimes (20) ; du haut des cieux, le fils de Saturne déchaîne à la fois deux grands fléaux, la peste et la famine, et les peuples périssent ; leurs femmes n’enfantent plus et leurs familles décroissent par la volonté de Jupiter, roi de l’Olympe, qui détruit leur vaste armée, renverse leurs murailles ou punit leurs vaisseaux en les engloutissant dans la mer.

Rois ! vous aussi, redoutez un pareil châtiment, car les immortels, mêlés parmi les hommes, aperçoivent tous ceux qui s’accablent mutuellement par des arrêts iniques sans craindre la vengeance divine. Par l’ordre de Jupiter, sur la terre fertile, trente mille génies, gardiens des mortels, observent leurs jugements et leurs actions coupables, et, revêtus d’un nuage, parcourent le monde entier. La Justice, fille de Jupiter, est une vierge auguste et respectée des dieux habitants de l’Olympe ; lorsqu’un insolent ose l’outrager, soudain, assise auprès de Jupiter, puissant fils de Saturne, elle se plaint de la méchanceté des hommes et le conjure de faire retomber sur le peuple les fautes des rois qui, dans leurs criminelles pensées, s’écartent du droit chemin et prononcent d’injustes sentences. Pour éviter ces malheurs, ô rois dévorateurs de présents ! redressez vos arrêts et oubliez entièrement le langage de l’iniquité. L’homme qui fait du mal à autrui s’en fait aussi à lui-même ; un mauvais jugement est toujours terrible pour le juge. L’œil de ce Jupiter, qui voit et découvre tout, contemple notre procès si telle est sa volonté ; il n’ignore pas quel débat s’agite dans l’enceinte de notre ville. Puissions-nous maintenant, mon fils et moi, ne pas être justes aux yeux des mortels, puisque la justice n’attire plus que des malheurs, puisque l’homme le moins équitable obtient le plus de droits ! Mais je ne pense pas que Jupiter, maître de la foudre, tolère de semblables abus.

O Persès ! grave bien mes conseils au fond de ton esprit. Écoute la voix de la justice et renonce pour toujours à la violence : telle est la loi (21) que le fils de Saturne a imposée aux mortels. Il a permis aux poissons, aux animaux sauvages, aux oiseaux rapides de se dévorer les uns les autres, parce qu’il n’existe point de justice parmi eux ; mais il a donné aux hommes cette justice, le plus précieux des bienfaits. Si dans la place publique, un juge veut parler avec droiture et avec prudence, Jupiter à la large vue lui accorde la richesse ; mais s’il se parjure volontairement, s’il blesse l’équité par de faux témoignages, il subit des maux sans remède ; la gloire de sa postérité s’obscurcit d’âge en âge, tandis que d’âge en âge la postérité de l’homme juste devient plus illustre. Écoute mes utiles conseils, imprudent Persès ! Rien n’est plus aisé que de se précipiter dans le vice : le chemin en est court et nous l’avons près de nous ; mais les dieux immortels ont baigné de sueurs la route de la vertu : cette route est longue, escarpée et d’abord hérissée d’obstacles ; mais quand on touche à son sommet, elle devient facile, quoique toujours pénible.

Le plus sage est celui qui, jugeant tout par lui-même, considère les actions qui seront les meilleures lorsqu’il les aura terminées. L’homme docile aux bons conseils est encore digne d’estime ; mais celui qui ne sait pas s’éclairer par sa propre sagesse et refuse d’écouter les avis des autres est entièrement inutile sur la terre. Quant à toi, Persès ! ô rejeton des dieux (22) ! garde l’éternel souvenir de mes avis : travaille si tu veux que la Famine te prenne en horreur et que l’auguste Cérès à la belle couronne, pleine d’amour envers toi, remplisse tes granges de moissons. En effet, la Famine est toujours la compagne de l’homme paresseux ; les dieux et les mortels haïssent également celui qui vit dans l’oisiveté, semblable en ses désirs à ces frelons privés de dards qui, tranquilles, dévorent et consument le travail des abeilles. Livre-toi avec plaisir à d’utiles ouvrages, afin que tes granges soient remplies des fruits amassés pendant la saison propice. C’est le travail qui multiplie les troupeaux et accroît l’opulence. En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux mortels : car les oisifs leur sont odieux. Ce n’est point le travail, c’est l’oisiveté qui est un déshonneur. Si tu travailles, les paresseux bientôt seront jaloux de toi en te voyant t’enrichir ; la vertu et la gloire accompagnent la richesse : ainsi tu deviendras semblable à la divinité. Il vaut donc mieux travailler, ne pas envier inconsidérément la fortune d’autrui et diriger ton esprit vers des occupations qui te procureront la subsistance : voilà le conseil que je te donne. La mauvaise honte est le partage de l’indigent. La honte est très-utile ou très-nuisible aux mortels. La honte mène à la pauvreté, la confiance à la richesse. Ce n’est point par la violence qu’il faut s’enrichir, les biens donnés par les dieux sont les meilleurs de tous. Si un ambitieux s’empare de nombreux trésors par la force de ses mains ou les usurpe par l’adresse de sa langue (comme il arrive trop souvent lorsque l’amour du gain séduit l’esprit des hommes et que l’impudence chasse toute pudeur), les dieux le précipitent bientôt vers sa ruine ; sa famille s’anéantit et il ne jouit que peu de temps de sa richesse. Il est aussi coupable que celui qui maltraiterait un suppliant ou un hôte, qui, monté en secret sur la couche d’un frère, souillerait sa femme d’embrassements illégitimes, dépouillerait par une indigne ruse des enfants orphelins ou accablerait d’injurieux discours un père parvenu au triste seuil de la vieillesse. Jupiter s’irrite contre cet homme et lui envoie enfin un châtiment terrible en échange de ses iniquités. Mais toi, que ton esprit insensé s’abstienne de semblables crimes. Offre, selon tes facultés, des sacrifices aux dieux immortels (23) avec un cœur chaste et pur, et brûle en leur honneur les cuisses brillantes des victimes. Apaise-les par des libations et par de l’encens quand tu vas dormir ou lorsque brille la lumière sacrée du jour, afin qu’ils aient pour toi une âme bienveillante et que tu achètes toujours le champ d’autrui sans jamais vendre le tien. Invite ton ami à tes festins et laisse là ton ennemi ; invite surtout l’ami qui habite près de toi : car s’il t’arrive quelque accident domestique, tes voisins accourent sans ceinture, tandis que tes parents se ceignent encore. Un mauvais voisin est un fléau autant qu’un bon voisin est un bienfait. C’est un trésor que l’on rencontre dans un voisin vertueux. Il ne mourra jamais un de tes bœufs, à moins que tu n’aies un méchant voisin. Mesure avec soin tout ce que tu empruntes à ton voisin ; mais rends-lui autant et davantage si tu le peux, afin que si un jour tu as besoin de lui, tu le trouves prêt à te secourir.

Ne recherche pas des gains déshonorants ; de tels bénéfices équivalent à des pertes. Tu dois chérir qui le chérit, visiter qui te visite, donner à qui te donne, ne rien donner à qui ne te donne rien. On rend présent pour présent et refus pour refus. La libéralité est utile ; la rapine est funeste et ne cause que la mort. L’homme qui donne volontairement, quelle que soit la grandeur du bienfait, s’en réjouit et en est charmé jusqu’au fond de l’âme. Celui qui, fort de son impudence, commet un larcin, malgré la modicité du profit, sent le remords déchirer son cœur. Si tu acquiers peu à peu, mais souvent, tu auras bientôt amassé une grande fortune : qui sait ajouter à ce qu’il possède déjà, évitera la noire famine. Ce qu’on a déposé dans sa maison ne cause plus d’inquiétude. Il vaut mieux garder ses biens dans l’intérieur de ses foyers, puisque ce qui est dehors n’est pas en sûreté. S’il est agréable d’user de ce qu’on a près de soi, il est pénible d’avoir besoin de ce qui est ailleurs. Je t’engage à y songer. Bois à longs traits le commencement et la fin du tonneau, mais épargne le milieu. On le ménage trop tard, quand on ne ménage que le fond (24).

Donne toujours à ton ami le salaire convenu. En riant même avec ton frère, appelle un témoin : la crédulité et la défiance perdent également les hommes (25). Qu’une femme indécemment parée (26) ne te séduise point en t’agaçant, par son doux babil et en s’informant de ta demeure : c’est se fier au voleur que se fier à la femme. Qu’un fils unique garde la maison paternelle, ainsi tes richesses s’accroîtront dans tes foyers. Puisses-tu ne mourir que vieux en laissant un autre enfant ! C’est aux familles nombreuses que Jupiter prodigue d’immenses trésors. Plus des parents nombreux redoublent de soins et plus la fortune s’augmente. Si ton cœur désire la richesse, suis mon précepte : ajoute sans cesse le travail au travail.

Commence la moisson (27) quand les Pléiades, filles d’Atlas, se lèvent dans les cieux, et le labourage quand elles disparaissent ; elles demeurent cachées quarante jours et quarante nuits, et se montrent de nouveau lorsque l’année est révolue, à l’époque où s’aiguise le tranchant du fer. Telle est la loi générale des campagnes pour les colons qui habitent les bords de la mer ou qui, loin de cette mer orageuse, cultivent un sol fertile dans les gorges des profondes vallées. Sois toujours nu quand tu sèmes, nu quand tu laboures et nu quand tu moissonnes, si tu veux exécuter à propos tous les travaux de Cérès, voir tes fruits parvenir à leur maturité et n’être pas forcé, dans ton indigence de parcourir en mendiant les maisons étrangères sans rien obtenir. Déjà tu es venu près de moi, mais je ne te ferai plus ni aucun don ni aucun prêt. Travaille, imprudent Persès ! travaille à ces ouvrages que les dieux imposèrent aux hommes ; tremble d’être contraint dans la douleur de mendier ta nourriture avec ta femme et tes enfants et d’implorer des voisins qui te mépriseront : ils te donneront deux et trois fois, mais si tu les importunes encore, tu n’obtiendras plus rien et tu perdras ton temps en paroles ; tes longs discours seront inutiles. Je te conseille plutôt de payer tes dettes et d’éviter la famine.

Procure-toi d’abord une maison, un bœuf laboureur et une esclave non mariée qui suivra tes troupeaux ; rassemble chez toi tous les instruments nécessaires à l’agriculture pour ne pas en demander aux autres et ne pas en manquer si tu éprouvais un refus : alors tu verrais le temps s’écouler et l’ouvrage en souffrirait. Ne remets pas tes travaux au lendemain ni au surlendemain : l’homme qui reste oisif ou qui diffère d’agir ne remplit pas ses granges. L’activité double la richesse. Celui qui temporise lutte toujours avec le besoin.

Lorsque le soleil ne darde plus les rayons de sa brûlante chaleur, lorsque, pendant l’automne, les pluies du grand Jupiter rendent le corps humain plus souple et plus léger (car alors l’astre du Sirius roule moins longtemps pendant le jour sur la tête des malheureux mortels et prolonge davantage sa course nocturne), lorsque les arbres coupés par le fer sont moins exposés à la carie, quand leurs feuillages tombent et leur sève s’arrête, songe que c’est le temps d’abattre les bois nécessaires à tes travaux. Façonne un mortier de trois pieds, un pilon de trois coudées et un essieu de sept pieds : telle est la mesure la plus convenable ; taille ensuite un maillet de huit pieds et arrondis une jante de trois palmes pour un char qui en aura dix ; prépare beaucoup d’autres morceaux de bois recourbés. Lorsque, en parcourant la montagne ou la plaine, tu auras trouvé un manche d’yeuse, apporte-le dans la maison, c’est l’instrument le plus solide pour servir au labourage ; qu’un élève de Pallas, l’attachant avec des clous, le fixe au dental et l’adapte au timon. Alors construis dans ta demeure deux charrues, l’une d’une seule pièce, l’autre de bois d’assemblage ; rien n’est plus utile, puisque si tu brises l’une, tu pourras atteler tes bœufs à l’autre : c’est le laurier ou l’orme qui forme les timons les plus forts ; que le dental soit de chêne et le manche d’yeuse. Achète deux bœufs de neuf ans ; à cet âge leur vigueur est infatigable ; parvenus au terme de la jeunesse, ils sont encore propres aux travaux : tu ne craindras point qu’en se disputant ils ne brisent la charrue au milieu d’un sillon et ne laissent l’ouvrage imparfait. Qu’un homme de quarante ans les accompagne, après avoir mangé en huit bouchées un pain divisé en quatre parties ; tout entier au labour, il tracera des sillons toujours droits, ne détournera point ses yeux sur ses camarades et tiendra son esprit constamment appliqué à sa tâche : un plus jeune laboureur ne saurait ni répandre la semence avec mesure, ni éviter de la répandre deux fois, car un jeune homme est toujours impatient de rejoindre ses compagnons.

Observe chaque année le temps où tu entendras les cris de la grue retentir du haut des nuages ; c’est elle qui apporte le signal du labour et qui annonce le retour du pluvieux hiver. L’homme qui manque de bœufs sent alors les regrets déchirer son âme. Nourris dans ton étable des bœufs aux longues cornes. Il est aisé de dire : Prête-moi des bœufs et un chariot ; mais il est aisé de répondre : Mes bœufs sont occupés. L’homme riche en imagination parle de construire un chariot ; l’insensé ! il ignore que pour un chariot il faut cent pièces de bois, il aurait dû y songer plus tôt et se munir des matériaux nécessaires. Dès que le temps du labourage arrive pour les mortels, hâte-toi, pars le matin avec tes esclaves, travaille dans la saison le sol humide et sec pour rendre tes champs fertiles, défriche la terre dans le printemps, laboure-la encore pendant l’été ; elle ne trompera point ton espérance ; quand elle est devenue légère, c’est le temps de l’ensemencer. Ainsi travaillée, elle fournit les moyens d’écarter les imprécations et de procurer du repos aux enfants. Invoque le Jupiter infernal et demande à la chaste Cérès de faire parvenir ses divins présents à leur maturité. Lorsque, commençant le labour et prenant dans la main l’extrémité du manche, tu frappes de l’aiguillon le dos de tes bœufs qui traînent le timon à l’aide des courroies, qu’un jeune serviteur te suive armé d’un hoyau et donne du mal aux oiseaux en recouvrant la semence. L’ordre est pour les mortels le plus grand des biens ; le désordre le plus grand des maux. Ainsi tes lourds épis s’inclineront vers la terre si le roi de l’Olympe accorde un heureux terme à tes travaux. Tu débarrasseras tes urnes de leurs toiles d’araignée (28) et je crois que tu te réjouiras, riche de tous les biens entassés dans ta maison. Tu attendras dans l’abondance le printemps aux blanches fleurs et tu ne regarderas pas les autres d’un œil jaloux ; ce seront les autres qui auront besoin de toi. Si tu ne laboures la terre féconde que dans le solstice d’hiver, tu pourras moissonner en demeurant assis ; à peine saisiras-tu dans ta main quelques rares épis que tu lieras en javelles inégales, en te traînant dans la poussière et sans te réjouir beaucoup. Tu emporteras la moisson dans une corbeille et tu seras pour peu de monde un sujet d’envie. L’esprit de Jupiter maître de l’égide passe aisément d’une pensée à une autre, et il est difficile aux hommes de pénétrer ses desseins. Si tu ne laboures que tard, le mal n’est pourtant pas sans remède. Dès que le coucou chante dans le feuillage du chêne, et réjouit les mortels sur la terre immense, si Jupiter ne cesse de pleuvoir pendant trois jours et si l’eau ne reste pas au-dessous du sabot de tes bœufs sans toutefois le surpasser, le dernier labourage sera aussi heureux que le premier. Retiens tous ces préceptes dans ta mémoire. Observe attentivement l’approche du printemps aux blanches fleurs et la saison des pluies.

Dans l’hiver, lorsqu’un froid violent tient les hommes renfermés, passe, sans t’arrêter devant les ateliers de forgerons (29) et les lieux publics aux brûlants foyers. L’homme laborieux sait accroître son bien même dans cette saison. Ne te laisse donc point accabler par les rigueurs d’un hiver cruel et de la pauvreté. Crains d’être réduit à presser d’une main amaigrie tes pieds gonflés par le jeûne. Le paresseux se repaît de vaines illusions et, manquant du nécessaire, médite en son esprit de coupables actions. L’indigent, privé de moyens d’existence, reste assis dans les lieux publics, et nourrit l’espérance du mal. Au milieu de l’été, dis à tes esclaves : « L’été ne durera pas toujours, construisez vos demeures. » Redoute le mois Lénéon, ces mauvais jours tous funestes aux bœufs, et les glaces dangereuses qui couvrent la campagne lorsque, venu de la Thrace nourrice des chevaux, l’impétueux Borée agite de son souffle les flots de la vaste mer, resserre la terre et les bois, et déchaîné sur cette terre féconde, déracine dans les gorges des montagnes les chênes à la cime élevée et les énormes sapins, en faisant mugir au loin les immenses forêts. Les bêtes sauvages frissonnent et ramènent sous leur ventre leur queue engourdie malgré l’épaisseur de leurs poils qui ne les garantit pas des attaques du glacial Borée. Ce vent pénètre sans obstacle à travers le cuir du bœuf et les longs poils de la chèvre ; cependant la force de son souffle ne perce point la laine touffue des brebis. Le froid courbe le vieillard, mais il respecte la peau tendre de la jeune fille qui, tranquille dans ses foyers auprès de sa mère, encore ignorante des plaisirs de Vénus à la parure d’or, après avoir lavé dans une onde pure et parfumée d’une huile luisante ses membres délicats, dort renfermée, la nuit, dans la maison natale, à l’abri des rigueurs de l’hiver, tandis que le polype se ronge les pieds dans sa demeure glacée, au fond de sa triste retraite ; car le soleil ne lui montre pas d’autre nourriture à saisir, le soleil qui se tourne vers les contrées et les villes des peuples à la noire couleur et brille moins longtemps pour tous les Grecs. Alors les monstres des forêts, armés ou dépourvus de cornes, grincent des dents et fuient à travers les épaisses broussailles ; tous les animaux qui habitent des tanières profondes et des antres dans les rochers, ne songent qu’à chercher ces abris ; pareils à l’homme à trois pieds (30) dont les épaules semblent brisées et qui penche son front vers la terre, ils se traînent avec effort, en tâchant d’éviter les blancs flocons de la neige.

Dans cette saison, pour garantir ton corps (31), revêts, suivant mon conseil, un manteau moelleux et une tunique flottante jusqu’aux talons ; enveloppe-toi d’un vêtement dont la légère trame est couverte d’une laine épaisse, afin que tes poils hérissés ne se dressent pas sur tes membres frissonnants. Enlace à tes pieds des brodequins formés de la peau d’un bœuf que la force a fait périr et garnis de poils épais dans l’intérieur. Quand le temps de la froidure sera venu, jette sur tes épaules la dépouille des chevreaux premiers-nés et attache-la avec une courroie de bœuf, pour qu’elle te serve de rempart contre la pluie. Couvre ta tête d’un chapeau façonné avec soin et propre à défendre tes oreilles de l’humidité. Car lorsque Borée tombe, l’aurore est froide, et l’air fécond du matin, descendant du ciel étoilé, s’étend sur les travaux des riches laboureurs ; la vapeur émanée du sein des fleuves intarissables, et soulevée au-dessus de la terre par la fureur du vent, tantôt vers le soir retombe en pluie, et tantôt souffle avec violence, tandis que Borée, venu de la Thrace, pousse au loin les épais nuages. Préviens cette tempête et, ton ouvrage terminé, rentre dans ta maison, de peur que du haut des cieux une sombre nuée, t’enveloppant tout entier, ne mouille ton corps et ne trempe tes vêtements. Évite un tel danger ; ce mois de l’hiver est le plus redoutable de tous ; il est funeste aux troupeaux et funeste aux mortels. Alors ne mesure à tes bœufs que la moitié de leur pâture, mais donne plus d’aliments à l’homme ; les longues nuits diminuent les besoins des animaux. Contracte l’habitude pendant l’année entière de régler la nourriture d’après la durée des jours et des nuits, jusqu’à ce que la terre, cette mère commune, te prodigue des fruits de toute espèce.

Quand, soixante jours après la conversion du soleil, Jupiter a terminé le cours de l’hiver, l’étoile Arcture, abandonnant les flots sacrés de l’Océan, se lève et brille la première à l’entrée de la nuit. Bientôt après, la fille de Pandion, la plaintive hirondelle reparaît le matin aux yeux des hommes, lorsque le printemps est déjà commencé. Préviens l’arrivée de l’hirondelle, pour tailler la vigne : cette époque est la plus favorable ; mais, quand le limaçon, fuyant les Pléiades, grimpe de la terre sur les plantes, c’est le temps non pas de fouir la vigne, mais d’aiguiser tes faulx et d’exciter tes esclaves au travail. Fuis le repos sous l’ombrage, fuis le sommeil du matin, dans la saison de la moisson, lorsque le soleil dessèche tous les corps. Alors, dépêche-toi ; rassemble le blé dans ta maison et sois debout au point du jour, afin d’obtenir une récolte suffisante. L’aurore accomplit le tiers de l’ouvrage ; l’aurore accélère le voyage et avance le travail. Partout l’aurore, dès qu’elle se montre, met les hommes en route et place les bœufs sous le joug.

Lorsque le chardon fleurit, lorsque la cigale harmonieuse, assise au sommet d’un arbre, fait entendre sa douce voix en agitant ses ailes, dans la saison du laborieux été, les chèvres sont très-grasses, les vins excellents, les femmes très-lascives et les hommes très-faibles, parce que le Sirius appesantit leur tête et leurs genoux, et dessèche tout leur corps par ses feux ardents. Alors repose-toi à l’ombre des rochers ; bois du vin de Biblos, choisis pour ton repas des gâteaux de fromage, le lait des chèvres qui ne nourrissent plus, la chair d’une génisse qui n’a pas encore été mère et ne broute que les feuilles des bois, ou la chair des chevreaux premiers-nés. Savoure un vin noir et demeure assis sous l’ombrage, rassasié d’une abondante nourriture, le visage tourné vers la pure haleine du zéphyre, aux bords d’une fontaine qui ne cesse d’épancher des flots limpides. Verse dans ta coupe trois portions d’eau et une quatrième de vin. Dès que l’impétueux Orion commencera à paraître, ordonne à tes esclaves de broyer les dons sacrés de Cérès, dans un lieu exposé aux vents, sur une aire aplanie. Mesure le grain et dépose-le soigneusement dans les urnes. Lorsque tu auras chez toi renfermé ta récolte entière, je t’engage à louer un mercenaire sans maison, à chercher une servante sans enfants, car celle qui en a devient trop importune. Procure-toi aussi un chien à la dent dévorante et ne lui épargne point la nourriture, de peur que le voleur qui dort pendant le jour ne vienne t’enlever tes richesses. Amasse le foin et la paille qui te serviront à nourrir durant une année tes bœufs et tes mulets. Mais ensuite laisse reposer les genoux de tes esclaves et dételle tes bœufs.

Lorsque Orion et Sirius seront parvenus jusqu’au milieu du ciel, et que l’Aurore aux doigts de rose contemplera Arcture, ô Persès ! cueille tous les raisins et apporte-les dans ta demeure ; expose-les au soleil dix jours et dix nuits. Conserve-les à l’ombre pendant cinq jours, et le sixième, renferme dans les vases ces présents du joyeux Bacchus. Quand les Pléiades, les Hyades et l’impétueux Orion auront disparu, rappelle-toi que c’est la saison du labourage. Qu’ainsi l’année soit remplie tout entière par des travaux champêtres.

Si le désir de la périlleuse navigation s’est emparé de ton âme, redoute l’époque où les Pléiades, fuyant l’impétueux Orion, se plongent dans le sombre Océan ; alors se déchaîne le souffle de tous les vents ; n’expose pas tes navires aux fureurs de la mer ténébreuse Souviens-toi plutôt, comme je te le conseille, de travailler la terre ; tire le vaisseau sur le continent et assujettis-le de tous côtés avec des pierres qui arrêteront la violence des vents humides. Songe à vider la sentine, pour qu’elle ne soit point gâtée par la pluie de Jupiter. Renferme tous les agrès dans ta maison. Replie avec soin les ailes du vaisseau qui traverse les mers. Suspends au-dessus de la fumée de ton foyer le superbe gouvernail et attends la saison propice aux courses maritimes. Quand elle sera venue, lance à la mer ton léger navire et remplis-le d’une cargaison convenable qui, à ton retour, te procurera des bénéfices. C’est ainsi que notre père, imprudent Persès, naviguait en cherchant un honnête moyen d’existence. Autrefois, abandonnant la Cume d’Éolide, il arriva dans ce pays, après avoir franchi sur un noir vaisseau l’immense étendue de la mer. Il ne fuyait pas la fortune, la richesse et l’opulence, mais la cruelle pauvreté que Jupiter envoie aux hommes. Enfin, il s’établit près de l’Hélicon, dans Ascra, misérable village, affreux l’hiver, incommode l’été, désagréable toujours.

Pour toi, ô Persès ! souviens-toi de ne te livrer à tous les travaux et surtout à la navigation que dans la saison propice. Fais l’éloge d’un petit bâtiment, mais remplis un grand vaisseau de marchandises. Plus la cargaison est considérable, plus tu accumuleras profits sur profits, si toutefois les vents retiennent leur souffle désastreux. Si, tournant vers le commerce ton esprit imprudent, tu veux éviter les dettes et la cruelle famine, je t’enseignerai les moyens d’affronter la mer retentissante, bien que je sois inexpérimenté dans l’art de la navigation. Jamais je n’ai traversé sur un navire la vaste mer que lorsque je vins dans l’Eubée, en quittant Aulis où jadis les Grecs, attendant la fin des tempêtes, avaient rassemblé une nombreuse armée pour voguer de la divine Hellas vers Troie aux belles femmes. Pendant ce voyage, je passai à Chalcis pour disputer les prix du belliqueux Amphidamas, quand ses fils magnanimes proposèrent plusieurs genres de combats. Là je m’enorgueillis d’avoir conquis par mes chants un trépied à deux anses, que je consacrai aux Muses de l’Hélicon, dans les lieux mêmes où, pour la première fois, elles m’avaient inspiré des vers harmonieux. C’est alors seulement que je me confiai aux solides vaisseaux. Cependant je te révélerai les conseils de Jupiter armé de l’égide ; car les Muses m’apprirent à chanter les hymnes célestes.

Cinquante jours après la conversion du soleil, lorsque le laborieux été arrive à son terme, c’est l’époque favorable à la navigation. Tu ne verras aucun vaisseau se briser, et la mer n’engloutira pas les voyageurs, à moins que le prudent Neptune qui ébranle la terre, ou Jupiter, roi des immortels, n’ait résolu leur perte. En effet, les maux et les biens sont tous au pouvoir de ces dieux. Les vents alors sont faciles à distinguer ; la mer est sûre et tranquille. Encouragé par ces vents, lance sur cette mer ton rapide navire, que tu auras soigneusement rempli de marchandises. Mais hâte-toi de revenir dans tes foyers le plus tôt qu’il te sera possible ; n’attends pas le vin nouveau, les inondations de l’automne, l’approche de l’hiver, ni le souffle impétueux du Notus qui, accompagnant les abondantes pluies de Jupiter, rend la mer orageuse et difficile.

On peut encore s’embarquer au printemps, lorsque l’homme voit bourgeonner à la cime du figuier des premières feuilles aussi peu sensibles que les traces d’une corneille qui glisse sur la terre ; alors la mer est accessible. C’est l’époque de la navigation du printemps ; mais je ne l’approuve pas ; elle ne plaît point à mon esprit, parce qu’il faut toujours en saisir l’occasion. Tu auras de la peine à fuir le danger ; néanmoins les hommes s’y exposent follement ; ; car la richesse est la vie même pour les malheureux mortels. Cependant il est cruel de périr dans les flots. Je t’engage à méditer dans le fond de ta pensée tous les conseils que je te donne. Ne va point placer ta fortune entière sur tes profonds vaisseaux ; laisse le plus grand nombre de tes biens et n’emporte que la moindre partie. Il est aussi terrible de rencontrer sa perte dans les vagues de la mer, que si, après avoir placé sur un chariot un fardeau trop pesant, tu voyais se briser son essieu et se perdre toutes les marchandises.

Agis toujours avec prudence. L’occasion en toute chose est ce qui vaut le mieux. Conduis une épouse dans ta maison, quand tu n’auras ni beaucoup moins, ni beaucoup plus de trente ans : c’est l’âge convenable pour l’hymen. Que ta femme soit nubile depuis quatre ans, et se marie la cinquième année. Epouse-la vierge, afin de lui apprendre des mœurs chastes. Choisis surtout celle qui habite près de toi. Examine attentivement tout ce qui l’entoure, pour que ton mariage n’excite pas la risée de tes voisins. Car s’il n’est pas pour l’homme un plus grand bien qu’une vertueuse femme, il n’est pas un plus cruel fléau qu’une femme vicieuse qui, ne recherchant que les festins, brûle sans flambeau l’époux le plus vigoureux et le réduit à une vieillesse prématurée.

Respecte toujours la puissance des bienheureux immortels. Ne rends pas ton ami l’égal de ton frère, ou, si tu agis ainsi, ne lui fais jamais tort le premier. Ne mens pas pour le plaisir de parler. Si ton ami commence à t’offenser par ses discours ou par ses actions, souviens-toi de le punir deux fois. Si, jaloux de rentrer dans ton amitié, il t’offre lui-même satisfaction, reçois-la. On est trop malheureux quand on change d’ami trop souvent. Que jamais ton visage ne trahisse ta pensée. Ne cherche point à passer pour un homme qui reçoit beaucoup d’hôtes, ni pour un homme qui n’en reçoit aucun. Ne sois ni le compagnon des méchants, ni le calomniateur des gens de bien. Garde-toi de reprocher à personne la pauvreté qui dévore l’âme, la pauvreté, ce funeste présent des bienheureux immortels. Une langue avare de discours est un trésor parmi les hommes. C’est la mesure des paroles qui en compose la grâce la plus précieuse. Si tu es médisant, bientôt on médira de toi davantage. Ne sois pas morose dans ces festins que de nombreux amis célèbrent en commun ; le plaisir en est très-grand et la dépense très-petite. Au lever de l’aurore, ne consacre point avec des mains impures (32) un vin noir à Jupiter et aux autres immortels ; ils ne t’écouteraient pas et repousseraient les prières. Quand tu veux uriner, ne reste pas debout, tourné contre le soleil, et même depuis le coucher de cet astre jusqu’à son lever, ne le fais pas en marchant au milieu ou en dehors du chemin, ni en te découvrant. Les nuits appartiennent aux dieux. L’homme sage et pieux satisfait ce besoin lorsqu’il est assis, ou qu’il s’approche du mur d’une cour étroitement fermée.

Dans ta maison ne va point, tout souillé d’une humide semence, te découvrir devant le foyer ; évite une telle indécence. Engendre la postérité non pas au retour d’un repas funèbre au sinistre présage, mais après le festin des dieux. Ne traverse jamais à pied le limpide courant des fleuves intarissables, avant d’avoir prié à l’aspect de leurs belles eaux et lavé tes mains dans ces ondes transparentes de blancheur. L’homme impie qui traverse un fleuve sans y purifier ses mains provoque la colère des dieux et s’attire des malheurs dans l’avenir. Dans le festin solennel des dieux, ne sépare jamais avec le noir couteau les vieux ongles des ongles encore neufs. Ne place pas l’urne du vin au-dessus de la coupe des buveurs ; car cette action deviendrait un présage fatal.

Quand tu bâtis une maison ne la laisse pas imparfaite de peur que la criarde corneille ne croasse du haut des murs. Garde-toi de manger ou de te laver dans les vases non encore consacrés ; ce délit t’exposerait au châtiment. Ne laisse pas s’asseoir sur l’immobile pierre des tombeaux un enfant de douze ans ; ce serait mal agir et tu n’en ferais qu’un homme sans vigueur ; n’y place pas non plus un enfant de douze mois : l’inconvénient serait le même. Homme ne lave pas ton corps dans le bain des femmes ; autrement tu subirais un jour une punition sévère. Si tu arrives au milieu d’un sacrifice déjà commencé, ne le moque point des mystères (33) ; la divinité s’en irriterait. Ne va point uriner dans le courant des fleuves qui coulent vers la mer, ni dans l’eau des fontaines ; garde-toi de les profaner ainsi. N’y satisfais pas également d’autres besoins ; une telle action ne serait pas plus louable. Évite une mauvaise renommée parmi tes semblables. La renommée est dangereuse ; son fardeau est léger à soulever, pénible à supporter et difficile à déposer. La renommée que des peuples nombreux répandent au loin, ne périt jamais tout entière ; car elle est aussi elle-même une divinité.

Observe les jours (34) d’après l’ordre établi par Jupiter, pour les apprendre à tes esclaves ; le trentième du mois est le plus convenable pour l’inspection de leurs travaux et le partage de leur salaire, lorsque les peuples rassemblés entendent les arrêts de la justice. Voici les jours qui viennent du prudent Jupiter : d’abord le premier de la nouvelle lune, le quatrième et le septième, jour sacré où Latone enfanta Apollon au glaive d’or. Le huitième et le neuvième du mois qui grandit conviennent aux affaires domestiques. Le onzième et le douzième sont favorables tous les deux, l’un à la tonte des brebis, l’autre à la récolte des joyeux fruits de la terre. Mais le douzième est bien préférable au onzième. C’est alors que l’araignée au léger vol file sa trame dans les airs, durant les grands jours de l’été, lorsque la fourmi ramasse ses provisions. Que la femme en ce jour prépare sa toile et entreprenne son ouvrage.

N’ensemence pas la terre le treizième jour du mois commencé ; ce jour n’est favorable qu’aux plantations ; le seizième leur est entièrement contraire ; il est propice à la génération des mâles, mais nuisible, soit à la procréation des filles, soit à leur mariage. Le sixième ne vaut rien non plus pour engendrer des filles, il est bon pour châtrer les chevreaux et les béliers et pour entourer d’une enceinte les bergeries. Ce jour est heureux pour la conception des enfants mâles ; il aime les injurieux propos, les mensonges, les paroles flatteuses et les secrets entretiens.

Le huitième jour du mois, tu peux châtrer les chevreaux et les bœufs mugissants et, le douzième, les mulets laborieux. Le vingtième, pendant les grands jours, tu engendreras un fils doué d’une âme sage et prudente. Le dixième est propre à la génération des hommes, le quatorzième à celle des filles. Apprivoise en ce jour les brebis, les bœufs aux pieds flexibles et aux cornes recourbées, les chiens à la dent dévorante et les mulets laborieux, en les caressant de la main. Le quatrième et le vingt-quatrième jours du mois qui commence et qui finit, songe à fuir les chagrins dévorants ; ce sont des jours sacrés. Le quatrième, conduis ton épouse dans ta maison, après avoir interrogé le vol des oiseaux ; tel est le meilleur augure pour l’hymen. Évite les cinquièmes jours qui sont funestes et terribles. Car alors on dit que les Furies parcourent la terre, en vengeant Horcus que la Discorde enfanta pour le châtiment des parjures. Le dix-septième, visite soigneusement les dons sacrés de Cérès et jette-les au vent dans une aire aplanie. Coupe les bois destinés à la construction des maisons et à l’armement des navires. Commence, le quatrième, à construire tes légers vaisseaux. Le dix-neuvième après midi est le jour le plus favorable ; le neuvième n’est nullement dangereux pour les mortels ; il est bon pour planter, propice à la génération, pour les hommes comme pour les femmes : ce n’est jamais un mauvais jour. Peu de personnes savent que le vingt-neuvième est excellent pour percer un tonneau, pour soumettre au joug les bœufs, les mulets, les chevaux aux pieds légers et pour lancer sur la sombre mer un rapide vaisseau à plusieurs rangs de rameurs. Peu de personnes l’appellent un jour d’heureux présage. Le quatrième, ouvre les tonneaux ; à midi ce jour est sacré par-dessus tous les autres. Quelques-uns regardent le vingtième au lever de l’aurore comme le meilleur du mois ; car le soir il devient défavorable.

Tels sont les jours utiles aux hommes (35) ; les autres sont indifférents ; ils ne présagent et n’apportent rien. Chacun loue tantôt l’un, tantôt l’autre ; mais peu savent les apprécier. La journée est souvent une marâtre et souvent une mère. Heureux, heureux le sage mortel qui, instruit de toutes ces vérités, travaille sans cesse, irréprochable envers les dieux, observant le vol des oiseaux et fuyant les actions impies !
FIN DES TRAVAUX ET DES JOURS.

 


Hésiode

 

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