Marie de France (1160-1210)
Recueil : Les Fables

Le Loup et l’Agneau


 

Certain jour, le Loup et l’Agneau
Buvaient au bord d’un clair ruisseau.
Le Loup à la source buvait,
L’Agneau en aval se tenait.
Soudain, le Loup, furieux, parla
Et, grondant, grognant, déclara
De sa grosse voix, tout en rage :
« Tu me fais ici grand dommage… »
L’Agnelet lui répondu :
« Seigneur, en quoi ? » « Ne le vois-tu ?
Cette eau, tu me la troubles tant
Que je n’ai pas bu mon content,
Je vais m’en repartir, je crois,
Comme je vins, la soif en moi ! »
Sur quoi, l’Agnelet lui répond :
« Seigneur, vous êtes en amont :
Par vous passait l’eau que j’ai bue… »
« Quoi ! Dit le Loup, m’insultes-tu ? »
« Oh, non, dit l’Agneau, j’en suis loin ! »
« Si, si, dit le Loup, je sais bien,
Ainsi déjà faisait ton père,
A cette source, ici, naguère,
Il y a, je crois bien, six mois. »
« Et donc pourquoi s’en prendre à moi
Si je n’étais pas né encore ? »
« Pas né ? Dit le Loup, et alors ?
Je parle et tu dis le contraire ?
Ce n’était pas chose à faire ! »
Sur ce, le Loup prend le petit,
L’étrangle et de ses dents l’occit.


Ainsi font les riches seigneurs,
Vicomptes et juges sans coeur,
De ceux qui sont en leur pouvoir.
Les rapaces, il faut les voir
Les accusant pour les confondre,
Les faire en justice répondre,
Leur ôtant la chair et la peau
Comme le Loup le fit de l’Agneau.

 


Marie de France

 

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