Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Canzones 6 à 10


 

(071/366) - Canzone 6 : Il fait un grand éloge des yeux de Laure, et avoue la difficulté qu’il y a à les louer.
(072/366) - Canzone 7 : Les yeux de Laure s’élèvent à contempler les chemins du ciel.
(073/366) - Canzone 8 : Il trouve tout son bonheur dans les yeux de Laure, et proteste qu’il ne cessera jamais de les louer.
(105/366) - Canzone 9 : Brisé sous tant de souffrances, il prend la résolution de ne plus aimer Laure.
(125/366) - Canzone 10 : Il cherche tout les moyens d’adoucir son chagrin, mais il retombe toujours plus triste.

 

Canzone 6

Il fait un grand éloge des yeux de Laure, et avoue la difficulté qu’il y a à les louer.


Perché la vita è breve,
et l'ingegno paventa a l'alta impresa,
né di lui né di lei molto mi fido;
ma spero che sia intesa
là dov'io bramo, et là dove esser deve,
la doglia mia la qual tacendo i' grido.
Occhi leggiadri dove Amor fa nido,
a voi rivolgo il mio debile stile,
pigro da sé, ma 'l gran piacer lo sprona;
et chi di voi ragiona
tien dal soggetto un habito gentile,
che con l'ale amorose
levando il parte d'ogni pensier vile.
Con queste alzato vengo a dir or cose
ch'ò portate nel cor gran tempo ascose.

Non perch'io non m'aveggia
quanto mia laude è 'ngiurïosa a voi:
ma contrastar non posso al gran desio,
lo quale è 'n me da poi
ch'i' vidi quel che pensier non pareggia,
non che l'avagli altrui parlar o mio.
Principio del mio dolce stato rio,
altri che voi so ben che non m'intende.
Quando agli ardenti rai neve divegno,
vostro gentile sdegno
forse ch'allor mia indignitate offende.
Oh, se questa temenza
non temprasse l'arsura che m'incende,
beato venir men! ché 'n lor presenza
m'è più caro il morir che 'l viver senza.

Dunque ch'i' non mi sfaccia,
sí frale obgetto a sí possente foco,
non è proprio valor che me ne scampi;
ma la paura un poco,
che 'l sangue vago per le vene agghiaccia,
risalda 'l cor, perché piú tempo avampi.
O poggi, o valli, o fiumi, o selve, o campi,
o testimon' de la mia grave vita,
quante volte m'udiste chiamar morte!
Ahi dolorosa sorte
lo star mi strugge, e 'l fuggir non m'aita.
Ma se maggior paura
non m'affrenasse, via corta et spedita
trarrebbe a fin questa aspra pena et dura;
et la colpa è di tal che non à cura.

Dolor, perché mi meni
fuor di camin a dir quel ch'i' non voglio?
Sostien ch'io vada ove 'l piacer mi spigne.
Già di voi non mi doglio,
occhi sopra 'l mortal corso sereni,
né di lui ch'a tal nodo mi distrigne.
Vedete ben quanti color' depigne
Amor sovente in mezzo del mio volto,
et potrete pensar qual dentro fammi,
là 've dí et notte stammi
adosso, col poder ch'à in voi raccolto,
luci beate et liete
se non che 'l veder voi stesse v'è tolto;
ma quante volte a me vi rivolgete,
conoscete in altrui quel che voi siete.

S'a voi fosse sí nota
la divina incredibile bellezza
di ch'io ragiono, come a chi la mira,
misurata allegrezza
non avria 'l cor: però forse è remota
dal vigor natural che v'apre et gira.
Felice l'alma che per voi sospira,
lumi del ciel, per li quali io ringratio
la vita che per altro non m'è a grado!
Oimè, perché sí rado
mi date quel dond'io mai non son satio?
Perché non piú sovente
mirate qual Amor di me fa stracio?
E perché mi spogliate immantanente
del ben ch'ad ora ad or l'anima sente?

Dico ch'ad ora ad ora,
vostra mercede, i' sento in mezzo l'alma
una dolcezza inusitata et nova,
la qual ogni altra salma
di noiosi pensier' disgombra allora,
sí che di mille un sol vi si ritrova:
quel tanto a me, non piú, del viver giova.
Et se questo mio ben durasse alquanto,
nullo stato aguagliarse al mio porrebbe;
ma forse altrui farrebbe
invido, et me superbo l'onor tanto:
però, lasso, convensi
che l'extremo del riso assaglia il pianto,
e 'nterrompendo quelli spirti accensi
a me ritorni, et di me stesso pensi.

L'amoroso pensero
ch'alberga dentro, in voi mi si discopre
tal che mi trâ del cor ogni altra gioia;
onde parole et opre
escon di me sí fatte allor ch'i' spero
farmi immortal, perché la carne moia.
Fugge al vostro apparire angoscia et noia,
et nel vostro partir tornano insieme.
Ma perché la memoria innamorata
chiude lor poi l'entrata,
di là non vanno da le parti extreme;
onde s'alcun bel frutto
nasce di me, da voi vien prima il seme:
io per me son quasi un terreno asciutto,
cólto da voi, e 'l pregio è vostro in tutto.

Canzon, tu non m'acqueti, anzi m'infiammi
a dir di quel ch'a me stesso m'invola:
però sia certa de non esser sola.


Comme la vie est courte et que mon esprit s’effraye devant sa haute entreprise, je ne me fie pas beaucoup à lui ni à elle ; mais j’espère que ma douleur, que mon silence même crie, sera comprise là où je le désire, et là où elle doit l’être. Beaux yeux, où Amour fait son nid, c’est à vous que je consacre mon faible style ; s’il est paresseux de lui-même, le grand plaisir l’aiguillonne ; et qui parle de vous, tient du sujet même une noble ardeur qui, l’élevant sur les ailes amoureuses, l’éloigné de toute pensée vile. Porté sur ces ailes, je vais vous dire maintenant des choses que j’ai longtemps tenues cachées dans mon cœur.

Non que je m’aperçoive combien mes éloges sont impérieux pour vous ; mais je ne puis résister au grand désir qui est en moi depuis que j’ai vu ce que la pensée ne peut comparer à aucune autre chose, loin que ma parole ni celle d’autrui puisse l’égaler. Principe de mon doux martyre, je sais bien que personne autre que vous ne me comprend. Quand à vos ardents rayons je deviens de neige, votre noble dédain est sans doute alors causé par mon indignité. Oh ! si cette crainte ne tempérait point le feu qui me brûle, je serais heureux de me sentir défaillir, car il m’est plus doux de mourir en leur présence, que de vivre sans elle.

Donc, si moi, objet fragile, je ne me consume pas à un feu si ardent, ce n’est point ma propre valeur qui me fait éviter ce danger, mais la peur, qui glace légèrement le sang errant dans les veines, consolide le cœur afin qu’il brûle plus longtemps. Ô montagnes, ô vallons, ô fleuves, ô forêts, ô champs, témoins de ma vie insupportable, combien de fois m’avez-vous entendu appeler la Mort ? Ah ! douloureux sort ! rester cause ma perte, et fuir ne peut me sauver. Mais si la crainte d’une peine plus grande ne me retenait pas, un moyen prompt et expéditif mettrait fin à cet âpre et rude martyre, causé par celle qui n’en a cure.

Douleur, pourquoi m’entraînes-tu à dire ce que je ne veux pas ? Laisse-moi aller où le plaisir me pousse. Je ne me plains pas de vous, ô yeux plus doux qu’aucun regard mortel, ni d’Amour qui me tient ainsi lié. Voyez de combien de couleurs Amour peint la plupart du temps mon visage, et vous pourrez vous imaginer ce qu’il fait de moi au dedans, alors que jour et nuit il me tient avec cette force qu’il a puisée en vous, ô yeux heureux et doux s’il ne vous était pas enlevé la faculté de vous voir vous-mêmes. Mais toutes les fois que vous vous tournez vers moi, vous voyez par mon aspect ce que vous êtes.

Si l’incroyable beauté divine dont je parle, vous était aussi connue qu’à celui qui la contemple, elle aurait au cœur une allégresse démesurée ; mais peut-être cette beauté n’est-elle pas soumise à la puissance naturelle qui vous ouvre et vous fait mouvoir. Heureuse l’âme qui soupire pour vous, lumières du ciel qui me font aimer la vie, car pour le reste je ne l’estime point. Hélas ! pourquoi me donnez-vous si rarement ce dont je ne suis jamais rassasié ? Pourquoi ne regardez-vous pas plus souvent le carnage qu’Amour fait en moi ? Et pourquoi me dépouillez-vous si vite du bien que de temps en temps mon âme éprouve ?

Je dis que de temps en temps, par votre grâce, je sens en mon âme une douceur inusitée et nouvelle, qui dissipe alors tout le fardeau des pensers ennuyeux, de façon que sur mille pensers qui y étaient, un seul y reste. Ce moment-là de ma vie, et non le reste, me réjouit. Et si ce bien durait un peu, nul état ne pourrait se comparer au mien ; mais un tel honneur ferait peut-être envie aux autres et me rendrait orgueilleux. Mais hélas ! il faut que les pleurs suivent de près la joie, et que les chaudes émotions cessent vite ; il faut que je revienne à moi, et que je pense à moi-même.

L’amoureux penser qui est en Laure, se révèle à moi par vous, de façon à me tirer toute autre joie du cœur ; alors, mes paroles et mes actes sont ainsi faits, que j’espère devenir immortel, bien que mon corps doive mourir. L’angoisse et l’ennui fuient à votre aspect, et quand vous partez, ils reviennent tous les deux. Mais comme ma mémoire pleine de ce que j’ai vu, leur ferme l’entrée, ils ne vont pas au delà de la porte. Donc, si quelque beau fruit naît de moi, c’est de vous qu’en vient la semence première. Moi je suis comme un terrain aride, cultivé par vous ; et tout le mérite de ce que je fais vous appartient.

Chanson, tu ne saurais me satisfaire ; au contraire, tu me stimules à parler de ceux qui m’ont volé à moi-même. Donc, sois sûre que tu ne seras pas seule.


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Canzone 7

Les yeux de Laure s’élèvent à contempler les chemins du ciel.


Gentil mia donna, i' veggio
nel mover de' vostr'occhi un dolce lume
che mi mostra la via ch'al ciel conduce;
et per lungo costume,
dentro là dove sol con Amor seggio,
quasi visibilmente il cor traluce.
Questa è la vista ch'a ben far m'induce,
et che mi scorge al glorïoso fine;
questa sola dal vulgo m'allontana:
né già mai lingua humana
contar poria quel che le due divine
luci sentir mi fanno,
e quando 'l verno sparge le pruine,
et quando poi ringiovenisce l'anno
qual era al tempo del mio primo affanno.

Io penso: se là suso,
onde 'l motor eterno de le stelle
degnò mostrar del suo lavoro in terra,
son l'altr'opre sí belle,
aprasi la pregione, ov'io son chiuso,
et che 'l camino a tal vita mi serra.
Poi mi rivolgo a la mia usata guerra,
ringratiando Natura e 'l dí ch'io nacqui
che reservato m'ànno a tanto bene,
et lei ch'a tanta spene
alzò il mio cor: ché 'nsin allor io giacqui
a me noioso et grave,
da quel dí inanzi a me medesmo piacqui,
empiendo d'un pensier alto et soave
quel core ond'ànno i begli occhi la chiave.

Né mai stato gioioso
Amor o la volubile Fortuna
dieder a chi piú fur nel mondo amici,
ch'i' nol cangiassi ad una
rivolta d'occhi, ond'ogni mio riposo
vien come ogni arbor vien da sue radici.
Vaghe faville, angeliche, beatrici
de la mia vita, ove 'l piacer s'accende
che dolcemente mi consuma et strugge:
come sparisce et fugge
ogni altro lume dove'l vostro splende,
cosí de lo mio core,
quando tanta dolcezza in lui discende,
ogni altra cosa, ogni penser va fore,
et solo ivi con voi rimanse Amore.

Quanta dolcezza unquancho
fu in cor d'aventurosi amanti, accolta
tutta in un loco, a quel ch'i' sento è nulla,
quando voi alcuna volta
soavemente tra 'l bel nero e 'l biancho
volgete il lume in cui Amor si trastulla;
et credo da le fasce et da la culla
al mio imperfecto, a la Fortuna adversa
questo rimedio provedesse il cielo.
Torto mi face il velo
et la man che sí spesso s'atraversa
fra 'l mio sommo dilecto
et gli occhi, onde dí et notte si rinversa
il gran desio per isfogare il petto,
che forma tien dal varïato aspetto.

Perch'io veggio, et mi spiace,
che natural mia dote a me non vale
né mi fa degno d'un sí caro sguardo,
sforzomi d'esser tale
qual a l'alta speranza si conface,
et al foco gentil ond'io tutt'ardo.
S'al ben veloce, et al contrario tardo,
dispregiator di quanto 'l mondo brama
per solicito studio posso farme,
porrebbe forse aitarme
nel benigno iudicio una tal fama:
Certo il fin de' miei pianti,
che non altronde il cor doglioso chiama,
vèn da' begli occhi alfin dolce tremanti,
ultima speme de' cortesi amanti.

Canzon, l'una sorella è poco inanzi,
et l'altra sento in quel medesmo albergo
apparechiarsi; ond'io piú carta vergo.


Ma gente Dame, je vois, dans le mouvement de vos yeux, une douce lumière qui me montre la voie qui conduit au ciel ; et par suite d’une longue habitude, je vois à travers eux, où j’habite seul avec Amour, reluire quasi visiblement votre cœur. C’est là la vue qui me pousse à bien faire, et qui me guide au but glorieux. C’est là ce qui me sépare seul du vulgaire ; et jamais langue humaine ne pourrait raconter ce que ces divines splendeurs me font ressentir, soit quand l’hiver déverse ses bruines, soit quand l’année vient ensuite à rajeunir, comme elle était au moment où j’éprouvai ma première angoisse amoureuse.

Je pense : si là-haut, d’où l’éternel Moteur des étoiles daigne montrer quelques-unes de ses œuvres sur la terre, les autres œuvres de Dieu sont si belles, que s’ouvre vite la prison où je suis enfermé et qui me barre le chemin pour arriver à une telle vie. Puis je me remets à penser à ma souffrance habituelle, remerciant la Nature et bénissant le jour où je suis né, lesquels m’ont destiné à un si grand bien, et rendant grâce à celle qui a élevé mon cœur vers un tel espoir, car jusqu’alors j’avais vécu triste et à charge à moi-même. Depuis ce jour, j’ai été content de moi, emplissant d’une haute et suave pensée ce cœur dont les beaux yeux de Laure ont la clef.

Jamais Amour, ni la changeante Fortune, ne donnèrent à ceux qui furent leurs meilleurs amis en ce monde, un état si joyeux, et je ne le changerais pas contre un seul regard des yeux d’où me vient tout mon repos, comme tout arbre provient de ses racines. Brillantes, angéliques, heureuses étincelles de ma vie, où s’allume le plaisir qui doucement me consume et me ronge, de même que disparaît et fuit toute autre lumière là où la vôtre vient à resplendir, ainsi, quand une si grande douceur y descend, toute autre chose, toute autre pensée sort de mon cœur, et seul Amour y reste avec vous.

Toute la douceur qui fût jamais au cœur des amants fortunés, réunie en un seul lieu, est nulle en comparaison de celle que je ressens, quand parfois vous faites mouvoir, entre les beaux cils noirs et le beau teint blanc votre lumière où Amour se joue. Et je crois que, dès mon enfance et dès mon berceau, le ciel, dans sa prévision, a donné ce contrepoids à ma mauvaise fortune, pour compenser mon imperfection. Aussi combien ils me font tort, le voile et la main qui se mettent si souvent entre mon suprême plaisir et les yeux d’où, jour et nuit, découle le grand désir apaisant mon cœur, dont l’état varie selon l’aspect de Laure.

Comme je m’aperçois, et cela me chagrine, que mon mérite naturel ne peut me rendre digne d’un si cher regard, je m’efforce d’être à la hauteur d’une telle espérance et du noble feu dont je brûle tout entier. Si je pouvais, à force de soins, devenir prompt au bien et tardif pour faire le mal, dédaigneux de tout ce que le monde désire, une telle ardeur pourrait peut-être m’aider dans le doux jugement de Laure. Certes, la fin de mes pleurs, que mon cœur ne demande pas à autre chose, doit venir des beaux yeux tremblant enfin d’amour, suprême espoir des amants courtois.

Chanson, une de tes sœurs t’a précédée de peu, et je sens l’autel s’apprêter dans la même officine ; de sorte que j’ai plus d’une page encore à tracer.


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Canzone 8

Il trouve tout son bonheur dans les yeux de Laure, et proteste qu’il ne cessera jamais de les louer.


Poi che per mio destino
a dir mi sforza quell'accesa voglia
che m'à sforzato a sospirar mai sempre,
Amor, ch'a ciò m'invoglia,
sia la mia scorta, e 'nsignimi 'l camino,
et col desio le mie rime contempre:
ma non in guisa che lo cor si stempre
di soverchia dolcezza, com'io temo,
per quel ch'i' sento ov'occhio altrui non giugne;
ché 'l dir m'infiamma et pugne,
né per mi' 'ngegno, ond'io pavento et tremo,
sí come talor sòle,
trovo 'l gran foco de la mente scemo,
anzi mi struggo al suon de le parole,
pur com'io fusse un huom di ghiaccio al sole.

Nel cominciar credia
trovar parlando al mio ardente desire
qualche breve riposo et qualche triegua.
Questa speranza ardire
mi porse a ragionar quel ch'i'sentia:
or m'abbandona al tempo, et si dilegua.
Ma pur conven che l'alta impresa segua
continüando l'amorose note,
sí possente è 'l voler che mi trasporta;
et la ragione è morta,
che tenea 'l freno, et contrastar nol pote.
Mostrimi almen ch'io dica
Amor in guisa che, se mai percote
gli orecchi de la dolce mia nemica,
non mia, ma di pietà la faccia amica.

Dico: se 'n quella etate
ch'al vero honor fur gli animi sí accesi,
l'industria d'alquanti huomini s'avolse
per diversi paesi,
poggi et onde passando, et l'onorate
cose cercando, e 'l più bel fior ne colse,
poi che Dio et Natura et Amor volse
locar compitamente ogni virtute
in quei be' lumi, ond'io gioioso vivo,
questo et quell'altro rivo
non conven ch'i' trapasse, et terra mute.
A llor sempre ricorro
come a fontana d'ogni mia salute,
et quando a morte disïando corro,
sol di lor vista al mio stato soccorro.

Come a forza di vènti
stanco nocchier di notte alza la testa
a' duo lumi ch'a sempre il nostro polo,
cosí ne la tempesta
ch'i' sostengo d'Amor, gli occhi lucenti
sono il mio segno e 'l mio conforto solo.
Lasso, ma troppo è piú quel ch'io ne 'nvolo
or quinci or quindi, come Amor m'informa,
che quel che vèn da gratïoso dono;
et quel poco ch'i' sono
mi fa di lor una perpetua norma.
Poi ch'io li vidi in prima,
senza lor a ben far non mossi un'orma:
cosí gli ò di me posti in su la cima,
che 'l mio valor per sé falso s'estima.

I' non poria già mai
imaginar, nonché narrar gli effecti,
che nel mio cor gli occhi soavi fanno:
tutti gli altri diletti
di questa vita ò per minori assai,
et tutte altre bellezze indietro vanno.
Pace tranquilla senza alcuno affanno:
simile a quella ch'è nel ciel eterna,
move da lor inamorato riso.
Cosí vedess'io fiso
come Amor dolcemente gli governa,
sol un giorno da presso
senza volger già mai rota superna,
né pensasse d'altrui né di me stesso,
e 'l batter gli occhi miei non fosse spesso.

Lasso, che disïando
vo quel ch'esser non puote in alcun modo,
et vivo del desir fuor di speranza:
solamente quel nodo
ch'Amor cerconda a la mia lingua quando
l'umana vista il troppo lume avanza,
fosse disciolto, i' prenderei baldanza
di dir parole in quel punto sí nove
che farian lagrimar chi le 'ntendesse;
ma le ferite impresse
volgon per forza il cor piagato altrove,
ond'io divento smorto,
e 'l sangue si nasconde, i' non so dove,
né rimango qual era; et sonmi accorto
che questo è 'l colpo di che Amor m'à morto.

Canzone, i' sento già stancar la penna
del lungo et del dolce ragionar co llei,
ma non di parlar meco i pensier' mei.


Puisque, pour mon destin, ce désir enflammé qui m’a toujours forcé de soupirer, me contraint aujourd’hui à parler, Amour, toi qui me l’as mis au cœur, sois mon guide et enseigne-moi le chemin, et fais que mes rimes soient dignes de mon désir ; mais non de façon que mon cœur s’amollisse sous une trop grande douceur, comme me le fait craindre ce que je sens là où les regards d’autrui ne peuvent atteindre. Parler m’enflamme à la fois et me fait souffrir, et je ne trouve pas — ce dont je m’épouvante et ce qui me fait trembler — que, comme d’habitude, le grand feu de mon âme s’apaise par les efforts que je fais pour parler. Au contraire, je me consume au son de mes paroles, absolument comme si j’étais une statue de glace en plein soleil.

Au commencement, je croyais trouver, en parlant, un peu de repos et quelque trêve à mon ardent désir. Cette espérance me donna l’audace de parler de ce que je sentais ; maintenant elle m’abandonne et se détache de moi. Pourtant il faut poursuivre ma haute entreprise, et continuer mes chants amoureux, si puissante est la volonté qui m’emporte, et puisque la raison qui lui retenait les rênes est morte et ne peut plus s’y opposer. Montre-moi, du moins, Amour, ce que je dois dire, de façon que si jamais mes paroles frappent les oreilles de ma douce ennemie, elle ait de moi compassion.

Je dis : à l’époque où les âmes étaient si enflammées pour le véritable honneur, l’industrie de quelques hommes se répandit en divers pays, franchissant les monts et les mers, et, recherchant les choses honorables, en retira la plus belle fleur. Puisque Dieu, la Nature et l’Amour ont voulu placer complaisamment toutes les vertus dans vos beaux yeux qui me font vivre joyeux, il n’est pas besoin que je dépasse cette limite et que je change de pays. Je reviens toujours à eux comme à la source de tout mon salut, et quand j’en suis à désirer la mort, c’est à eux seuls que je demande aide et secours.

De même que le nocher fatigué est contraint, par la fureur des vents, à lever les yeux vers les deux lumières qui brillent sans cesse à notre pôle, ainsi, dans la tempête d’Amour que j’essuie, les yeux brillants de Laure sont mon guide et mon seul confort. Mais, hélas ! le plaisir que je prends çà et là à la dérobée, suivant qu’Amour m’indique, est bien plus grand que celui qui m’est gracieusement concédé. C’est de les avoir toujours pour règle, qui m’a fait le peu que je suis. Depuis que je les ai vus pour la première fois, je n’ai pas fait un pas dans le bien sans eux ; aussi les ai-je mis au-dessus de moi pour me guider, car mon mérite est peu de chose par lui-même.

Je ne pourrais jamais imaginer, loin de pouvoir raconter, les effets que produisent dans mon cœur les yeux suaves de Laure. Tous les autres plaisirs de la vie, je les tiens pour bien inférieurs à celui-là, et toutes les autres beautés restent bien en arrière. Une tranquille paix, sans la moindre peine, semblable à celle que le ciel éternise, naît de leur sourire amoureux. Que ne puis-je passer seulement un jour à les contempler, alors que doucement Amour les fait mouvoir, sans que les sphères célestes accomplissent jamais leur mouvement de rotation, sans penser à d’autres ni à moi-même, et pendant que je retiendrais le plus possible le battement de mes yeux.

Hélas ! que vais-je désirer ce qui ne peut-être d’aucune façon ! Pourquoi vivre d’un désir en dehors de toute espérance ? Si seulement ce nœud qu’Amour noue autour de ma langue quand la trop grande splendeur des yeux de Laure éblouit ma vue d’homme, était dénoué, je prendrais l’audace de dire sur ce fait si nouveau des paroles qui feraient pleurer ceux qui les entendraient. Mais les blessures dont il est meurtri forcent mon cœur blessé à se tourner ailleurs. Et j’en deviens tout pâle ; mon sang se cache je ne sais où, et je ne suis plus ce que j’étais auparavant. Je me suis bien aperçu que c’est là le coup dont Amour m’a tué.

Chanson, je sens déjà ma plume se fatiguer du long et doux entretien que j’ai eu avec elle ; mais moi, je ne suis pas fatigué de m’entretenir avec mes pensées.


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Canzone 9

Brisé sous tant de souffrances, il prend la résolution de ne plus aimer Laure.


Mai non vo' piú cantar com'io soleva,
ch'altri no m'intendeva, ond'ebbi scorno;
et puossi in bel soggiorno esser molesto.
Il sempre sospirar nulla releva;
già su per l'Alpi neva d'ogn' 'ntorno;
et è già presso al giorno: ond'io son desto.
Un acto dolce honesto è gentil cosa;
et in donna amorosa anchor m'aggrada,
che 'n vista vada altera et disdegnosa,
non superba et ritrosa:
Amor regge suo imperio senza spada.
Chi smarrita à la strada, torni indietro;
chi non à albergo, posisi in sul verde;
chi non à l'auro, o 'l perde,
spenga la sete sua con un bel vetro.

I'die' in guarda a san Pietro; or non piú, no:
intendami chi pò, ch'i' m'intend'io.
Grave soma è un mal fio a mantenerlo:
quando posso mi spetro, et sol mi sto.
Fetonte odo che 'n Po cadde, et morío;
et già di là dal rio passato è 'l merlo:
deh, venite a vederlo. Or i' non voglio:
non è gioco uno scoglio in mezzo l'onde,
e 'ntra le fronde il visco. Assai mi doglio
quando un soverchio orgoglio
molte vertuti in bella donna asconde.
Alcun è che risponde a chi nol chiama;
altri, chi 'il prega, si delegua et fugge;
altri al ghiaccio si strugge;
altri dí et notte la sua morte brama.

Proverbio «ama chi t'ama» è fatto antico.
I' so ben quel ch'io dico: or lass'andare,
ché conven ch'altri impare a le sue spese.
Un' humil donna grama un dolce amico.
Mal si conosce il fico. A me pur pare
senno a non cominciar tropp'alte imprese;
et per ogni paese è bona stanza.
L'infinita speranza occide altrui;
et anch'io fui alcuna volta in danza.
Quel poco che m'avanza
fia chi nol schifi, s'i' 'l vo' dare a lui.
I' mi fido in Colui che 'l mondo regge,
et che' seguaci Suoi nel boscho alberga,
che con pietosa verga
mi meni a passo omai tra le Sue gregge.

Forse ch'ogni uom che legge non s'intende;
et la rete tal tende che non piglia;
et chi troppo assotiglia si scavezza.
Non fia zoppa la legge ov'altri attende.
Per bene star si scende molte miglia.
Tal par gran meraviglia, et poi si sprezza.
Una chiusa bellezza è piú soave.
Benedetta la chiave che s'avvolse
al cor, et sciolse l'alma, et scossa l'ave
di catena sí grave,
e 'nfiniti sospir' del mio sen tolse!
Là dove piú mi dolse, altri si dole,
et dolendo adolcisse il mio dolore:
ond'io ringratio Amore
che piú nol sento, et è non men che suole.

In silentio parole accorte et sagge,
e 'l suon che mi sottragge ogni altra cura,
et la pregione oscura ov'è 'l bel lume;
le nocturne vïole per le piagge,
et le le fere selvagge entr'a le mura,
et la dolce paura, e 'l bel costume,
et di duo fonti un fiume in pace vòlto
dov'io bramo, et raccolto ove che sia:
Amor et Gelosia m'ànno il cor tolto,
e i segni del bel volto
che mi conducon per piú piana via
a la speranza mia, al fin degli affanni.
O riposto mio bene, et quel che segue,
or pace or guerra or triegue,
mai non m'abbandonate in questi panni.

De' passati miei danni piango et rido,
perché molto mi fido in quel ch'i' odo.
Del presente mi godo, et meglio aspetto,
et vo contando gli anni, et taccio et grido.
E 'n bel ramo m'annido, et in tal modo
ch'i' ne ringratio et lodo il gran disdetto
che l'indurato affecto alfine à vinto,
et ne l'alma depinto «I sare' udito,
et mostratone a dito», et ànne extinto
(tanto inanzi son pinto,
ch'i' 'l pur dirò) «Non fostú tant'ardito»:
chi m'à 'l fianco ferito, et chi 'l risalda,
per cui nel cor via piú che 'n carta scrivo;
chi mi fa morto et vivo,
chi 'n un punto m'agghiaccia et mi riscalda.


Je ne veux plus jamais chanter comme j’en avais coutume, car personne autre ne me comprenait, ce dont je n’ai retiré que des affronts. Et l’on peut être importun dans un beau séjour. Soupirer toujours n’avance à rien. Déjà, là-haut, sur les Alpes, il neige de toutes parts et déjà le jour est proche ; ce qui fait que je suis réveillé. Une attitude douce et honnête est chose noble ; et chez une dame amoureuse ce qui me plaît aussi, c’est un visage altier et dédaigneux, mais non superbe et revêche. Amour gouverne son empire sans épée. Que celui qui a perdu son chemin, retourne en arrière ; que celui qui n’a pas d’abri, couche sur l’herbe ; que celui qui n’a pas d’or ou qui l’a perdu, étanche sa soif avec un beau verre.

Je vous avais donné en garde à saint Pierre ; aujourd’hui, je ne le fais plus, non. M’entende qui peut, car moi, je m’entends. On a du mal à soutenir un poids lourd. Je me pétrifie autant que je peux, et je reste solitaire. Je hais Phaéton qui tomba dans le Pô et y périt. Et le merle a déjà passé de l’autre côté du ruisseau ; eh ! venez le voir ; maintenant, moi je ne veux plus. Ce n’est pas un jeu qu’un écueil au milieu des ondes et que le gui au milieu des branches. Cela m’attriste beaucoup, quand un orgueil excessif cache chez une belle dame de nombreuses qualités. Il y en a qui répondent à qui ne les appelle pas ; d’autres, à qui les appelle se dérobent et fuient. D’autres, se consument au froid ; d’autres appellent jour et nuit la mort.

Le proverbe : aime qui t’aime, est ancien. Je sais bien ce que je dis. Maintenant, laisse aller ; car il faut que les autres s’instruisent à leurs dépens. Une femme d’humble condition désire un doux ami. On a du mal à connaître la figue. Il me paraît pourtant sensé de ne pas s’embarquer dans de trop hautes entreprises ; et par tout pays il y a de bonnes auberges. L’espérance sans fin tue ; et moi aussi j’ai été quelquefois à la danse. Le peu qui me reste, personne ne le mépriserait si je voulais le lui donner. Je me fie en celui qui régit le monde, et qui loge ses disciples dans le bois ; qu’avec sa houlette compatissante, il me mène désormais paître avec ses troupeaux.

Peut-être tous ceux qui lisent ne se comprennent pas, et ceux qui tendent les filets ne sont pas toujours ceux qui prennent le gibier ; qui prend trop de précautions se casse le cou. Qu’elle ne soit pas boiteuse la loi sur laquelle l’on compte. Pour être bien, il faut descendre pendant beaucoup de milles. Telle chose semble une grande merveille, qui est ensuite méprisée. Une beauté renfermée est plus suave. Bienheureuse la clef qui ouvre le cœur, délivre l’âme et la débarrasse d’une chaîne si lourde, et qui a tiré de mon sein d’infinis soupirs. Là où je me plains le plus, les autres se plaignent, et en se plaignant ils adoucissent ma douleur ; de sorte que je rends grâce à Amour, car je ne la sens plus, bien qu’elle ne soit pas moindre que d’habitude.

Les paroles accortes et sages, prononcées en silence, et les accents qui me déchargent de tout autre souci, et la prison obscure où est la belle lumière ; les violettes épanouies de nuit par les plaines, et les bêtes sauvages au dedans des murailles, et la douce peur, et le beau maintien, et le fleuve formé de deux fontaines, coulant en paix vers l’endroit pour lequel je pleure de désir et m’environnant partout où je suis ; l’amour et la jalousie m’ont enlevé le cœur, ainsi que les signes du beau visage qui me conduisent par une voie plus aplanie vers mon espérance, au terme de mes peines. Ô mon bien discret, et tout ce qui s’ensuit : tantôt la paix, tantôt la guerre, tantôt la trêve, ne m’abandonne jamais en ces ennuis.

De mes maux passés je pleure et je ris, parce que je me fie beaucoup à ce que j’entends. Je jouis du présent, et j’attends mieux. Et je vais comptant les années ; et je me tais, et je crie ; et je fais mon nid sur un beau rameau, et de telle façon que j’en remercie et que j’en glorifie le grand refus qui a fini par vaincre l’affection obstinée, et qui est imprimé en mon âme. Je serai entendu et montré du doigt ; pour cela je suis tellement poussé en avant, que je dirai seulement : tu n’as pas été si hardi. Que celui qui m’a blessé au flanc, me guérisse ; lui par qui j’écris en mon cœur plus encore que dans mes livres ; qui me fait mourir et vivre ; qui, en un seul moment, me glace et me réchauffe.


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Canzone 10

Il cherche tout les moyens d’adoucir son chagrin, mais il retombe toujours plus triste.


Se 'l pensier che mi strugge,
com'è pungente et saldo,
cosí vestisse d'un color conforme,
forse tal m'arde et fugge,
ch'avria parte del caldo,
et desteriasi Amor là dov'or dorme;
men solitarie l'orme
fôran de' miei pie' lassi
per campagne et per colli,
men gli occhi ad ognor molli,
ardendo lei che come un ghiaccio stassi,
et non lascia in me dramma
che non sia foco et fiamma.

Però ch'Amor mi sforza
et di saver mi spoglia,
parlo in rime aspre, et di dolcezza ignude:
ma non sempre a la scorza
ramo, né in fior, né 'n foglia
mostra di for sua natural vertude.
Miri ciò che 'l cor chiude
Amor et que' begli occhi,
ove si siede a l'ombra.
Se 'l dolor che si sgombra
aven che 'n pianto o in lamentar trabocchi,
l'un a me nòce et l'altro
altrui, ch'io non lo scaltro.

Dolci rime leggiadre
che nel primiero assalto
d'Amor usai, quand'io non ebbi altr'arme,
chi verrà mai che squadre
questo mio cor di smalto
ch'almen com'io solea possa sfogarme?
Ch'aver dentro a lui parme
un che madonna sempre
depinge et de lei parla:
a voler poi ritrarla
per me non basto, et par ch'io me ne stempre.
Lasso, cosí m'è scorso
lo mio dolce soccorso.

Come fanciul ch'a pena
volge la lingua et snoda,
che dir non sa, ma 'l piú tacer gli è noia,
così 'l desir mi mena
a dire, et vo' che m'oda
la dolce mia nemica anzi ch'io moia.
Se forse ogni sua gioia
nel suo bel viso è solo,
et di tutt'altro è schiva,
odil tu, verde riva,
e presta a' miei sospir' sí largo volo,
che sempre si ridica
come tu m'eri amica.

Ben sai che sí bel piede
non tocchò terra unquancho
come quel dí che già segnata fosti;
onde 'l cor lasso riede
col tormentoso fiancho
a partir teco i lor pensier' nascosti.
Cosí avestú riposti
de' be' vestigi sparsi
anchor tra' fiori et l'erba,
che la mia vita acerba,
lagrimando, trovasse ove acquetarsi !
Ma come pò s'appaga
l'alma dubbiosa et vaga.

Ovunque gli occhi volgo
trovo un dolce sereno
pensando: Qui percosse il vago lume.
Qualunque herba o fior colgo
credo che nel terreno
aggia radice, ov'ella ebbe in costume
gir fra le piagge e 'l fiume,
et talor farsi un seggio
fresco, fiorito et verde.
Cosí nulla se 'n perde,
et piú certezza averne fôra il peggio.
Spirto beato, quale
se', quando altrui fai tale ?

O poverella mia, come se' rozza !
Credo che tel conoschi:
rimanti in questi boschi.


Si la pensée qui me ronge, tellement elle est poignante et forte, me peignait le visage d’une couleur proportionnée à la souffrance qu’elle me fait endurer, peut-être que celle qui me brûle et qui me fuit, aurait part à mon feu, et qu’Amour s’éveillerait en son cœur où il dort maintenant. Moins solitaires seraient les traces de mes pas par les campagnes et les collines, et mes yeux ne seraient pas constamment baignés de larmes, si elle brûlait aussi, elle qui est comme une glace, et qui ne laisse pas en moi un endroit qui ne soit feu et flamme.

Parce qu’Amour m’enlève ma force et mon savoir, je parle en rimes âpres et dénuées de douceur ; mais ce n’est pas toujours que la branche montre en dehors sa puissance naturelle par son écorce, par ses fleurs ou par ses feuilles. Qu’ils regardent ce que mon cœur enferme, Amour et les beaux yeux à l’ombre desquels il se tient. S’il arrive que la douleur qui le remplit déborde avec mes pleurs et ma plainte, mes pleurs me nuisent à moi et ma plainte est fastidieuse à Laure, car je ne réussis pas à l’émouvoir.

Douces et belles rimes dont je me servis quand Amour me livra son premier assaut, et que je n’avais pas d’autres armes, adviendra-t-il jamais que mon cœur, devenu dur comme l’émail, vous maîtrise jamais de façon que je puisse au moins me soulager comme j’en avais autrefois l’habitude ? Il est, ce me semble, en mon cœur, quelqu’un que ma Dame dépeint sans cesse et dont elle parle toujours. Quand je veux ensuite le dépeindre moi-même, je n’y peux suffire, et il semble que je m’y consume en vain. Hélas ! c’est ainsi que j’ai perdu mon doux aide.

Comme l’enfant dont la langue est à peine déliée, et qui ne sait pas parler, mais que se taire ennuie, ainsi le désir me pousse à parler ; et je veux que ma douce ennemie m’entende avant que je meure. Si, par hasard, elle ne prend plaisir qu’à voir son beau visage et méprise tout le reste, entends-le, ô douce rive, et jette sur mes soupirs un voile si épais, qu’on redise perpétuellement combien tu me fus amie.

Tu sais bien que jamais si beau pied ne toucha la terre, comme celui dont tu as déjà été foulée ; et que c’est pour cela que mon cœur las et que mon corps fatigué reviennent toujours te confier leurs pensées. Que n’as-tu gardé l’empreinte de ses belles traces parmi l’herbe et les fleurs ! ma triste vie y aurait trouvé un apaisement en y venant pleurer. Mais l’âme anxieuse et vagabonde se contente comme elle peut.

Partout où je tourne les yeux, je trouve ma douce clarté sereine, et je me dis : ici a frappé son beau regard. À chaque plante ou à chaque fleur que je cueille, je crois que l’endroit où elle a ses racines est celui où Laure avait l’habitude d’errer le long des rives du fleuve, et de s’asseoir parfois sur un frais tapis de verdure et de fleurs. Ainsi je ne perds rien de ce qui est elle, et une plus grande certitude ne serait pour moi qu’un mal pire. Heureux esprit, quel es-tu, puisque tu rends les autres ainsi ?

Ô ma pauvre petite chanson, comme tu es chétive ! je crois que tu le sais ; reste donc en ces bosquets.

 


Pétrarque

 

02 petrarque