Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Après la mort de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Après la mort de Laure - Sonnets M-51 à M-60


 

(319/366) - Sonnet M-51 : Il s’éprend d’autant plus d’amour pour Laure dans le ciel, qu’il aurait dû moins l’aimer ici-bas.
(320/366) - Sonnet M-52 : Il revoit Vaucluse où tout lui parle d’elle. Il songe alors au passé et s’attriste.
(321/366) - Sonnet M-53 : La vue de la maison de Laure lui rappelle combien il fut heureux, et combien il est misérable.
(326/366) - Sonnet M-54 : La mort a bien pu le priver des beautés de Laure, mais non lui enlever le souvenir de ses vertus.
(327/366) - Sonnet M-55 : Sa douleur s’apaise de la voir heureuse dans le ciel et immortelle sur la terre.
(328/366) - Sonnet M-56 : Le dernier jour où il la vit, il eut de tristes présages de ses malheurs futurs.
(329/366) - Sonnet M-57 : Aveugle qu’il était, il ne vit pas en ce jour que les regards de Laure étaient les derniers.
(330/366) - Sonnet M-58 : Il aurait dû prévoir son malheur à l’éclat insolite des yeux de Laure.
(333/366) - Sonnet M-59 : Il envoie ses rimes sur la tombe de Laure, pour qu’elles la prient de l’appeler à elle.
(334/366) - Sonnet M-60 : Maintenant qu’elle sait que son amour fut honnête, elle voudra enfin le prendre en pitié.

 

Sonnet M-51

Il s’éprend d’autant plus d’amour pour Laure dans le ciel, qu’il aurait dû moins l’aimer ici-bas.


I dí miei piú leggier' che nesun cervo,
fuggîr come ombra, et non vider piú bene
ch'un batter d'occhio, et poche hore serene,
ch'amare et dolci ne la mente servo.

Misero mondo, instabile et protervo,
del tutto è cieco chi 'n te pon sua spene:
ché 'n te mi fu 'l cor tolto, et or sel tène
tal ch'è già terra, et non giunge osso a nervo.

Ma la forma miglior, che vive anchora,
et vivrà sempre, su ne l'alto cielo,
di sue bellezze ogni or piú m'innamora;

et vo, sol in pensar, cangiando il pelo,
qual ella è oggi, e 'n qual parte dimora,
qual a vedere il suo leggiadro velo.


Mes jours plus légers qu’aucun cerf, ont fui comme une ombre ; et ils n’ont pas trouvé d’autre bien qu’un battement d’œil et quelques heures sereines, dont je conserve en mon esprit le souvenir à la fois amer et doux.

Misérable monde, instable et obstiné ! il est de tout point aveugle, celui qui place en toi son espoir ; car c’est en toi que le cœur me fut ravi ; et maintenant elle le tient avec elle, celle qui est déjà devenue de la terre, et dont les os et les nerfs ne sont plus liés ensemble.

Mais la forme meilleure qui survit, et vivra toujours là-haut dans le ciel sublime, m’éprend chaque jour davantage de ses beautés.

Et je m’en vais seul, tandis que mes cheveux changent, en pensant à ce qu’elle est aujourd’hui, et en quel lieu elle demeure, et ce qu’est devenu à le voit son gracieux corps.


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Sonnet M-52

Il revoit Vaucluse où tout lui parle d’elle. Il songe alors au passé et s’attriste.


Sento l'aura mia anticha, e i dolci colli
veggio apparire, onde 'l bel lume nacque
che tenne gli occhi mei mentr'al ciel piacque
bramosi et lieti, or li tèn tristi et molli.

O caduche speranze, o penser' folli !
Vedove l'erbe et torbide son l'acque,
et vòto et freddo 'l nido in ch'ella giacque,
nel qual io vivo, et morto giacer volli,

sperando alfin da le soavi piante
et da begli occhi suoi, che 'l cor m'ànn'arso,
riposo alcun de le fatiche tante.

Ò servito a signor crudele et scarso:
ch'arsi quanto 'l mio foco ebbi davante,
or vo piangendo il suo cenere sparso.


Je sens ma brise des anciens jours, et je vois apparaître les douces collines où naquit la belle lumière, qui, tout le temps qu’il plut au ciel, tint mes yeux pleins de désirs et joyeux, et qui maintenant les rend tristes et humides de pleurs.

Ô caduques espérances ! ô folles pensées ! les herbes sont veuves et les eaux sont troublées ; et vide et froid est le nid où elle reposa, et dans lequel, vivant et mort, j’ai voulu reposer moi aussi,

Espérant enfin de ses pieds si doux, et de ses beaux yeux qui m’ont brûlé le cœur, quelque repos après tant de fatigues.

J’ai servi un maître cruel et avare ; car j’ai brûlé tant que mon feu a été devant moi ; et maintenant je vais pleurant sa cendre dispersée.


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Sonnet M-53

La vue de la maison de Laure lui rappelle combien il fut heureux, et combien il est misérable.


È questo 'l nido in che la mia fenice
mise l'aurate et le purpuree penne,
che sotto le sue ali il mio cor tenne,
et parole et sospiri ancho ne elice ?

O del dolce mio mal prima radice,
ov'è il bel viso, onde quel lume venne
che vivo et lieto, ardendo mi mantenne ?
Sol' eri in terra; or se' nel ciel felice.

Et m'ài lasciato qui misero et solo,
talché pien di duol sempre al loco torno
che per te consecrato honoro et còlo;

veggendo a' colli oscura notte intorno
onde prendesti al ciel l'ultimo volo,
et dove li occhi tuoi solean far giorno.


Est-ce là le nid où a posé ses plumes d’or et de pourpre mon phénix, qui tint mon cœur sous ses ailes, et qui en tire encore et paroles et soupirs ?

Ô première racine de mon doux mal, où est le beau visage d’où provint la lumière qui, me brûlant, m’a gardé vivant et joyeux ? Tu étais unique sur la terre ; maintenant, tu es heureuse dans le ciel.

Et tu m’as laissé ici, misérable et seul, de sorte que, rempli de douleur, je reviens sans cesse vers le lieu que j’honore et que je vénère comme sacré par toi,

Voyant la nuit obscure envelopper les collines d’où tu pris ton dernier vol vers le Ciel, et où tes yeux avaient coutume de faire le jour.


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Sonnet M-54

La mort a bien pu le priver des beautés de Laure, mais non lui enlever le souvenir de ses vertus.


Or ài fatto l'extremo di tua possa,
o crudel Morte; or ài 'l regno d'Amore
impoverito; or di bellezza il fiore
e 'l lume ài spento, et chiuso in poca fossa;

or ài spogliata nostra vita et scossa
d'ogni ornamento et del sovran suo honore:
ma la fama e 'l valor che mai non more
non è in tua forza; abbiti ignude l'ossa:

ché l'altro à 'l cielo, et di sua chiaritate,
quasi d'un piú bel sol, s'allegra et gloria,
et fi' al mondo de' buon' sempre in memoria.

Vinca 'l cor vostro, in sua tanta victoria,
angel novo, lassú, di me pietate,
come vinse qui 'l mio vostra beltate.


Maintenant, tu as été jusqu’à l’extrême limite de ton pouvoir, ô cruelle Mort ! maintenant, tu as appauvri le royaume de l’Amour ; maintenant, tu as éteint la fleur, la lumière de beauté, et tu l’as enfermée en une étroite fosse.

Maintenant, tu as dépouillé et privé notre vie de tout ce qui l’ornait et de son suprême honneur ; mais la renommée et le mérite, qui jamais ne meurent, ne sont pas en ton pouvoir. Habite les os dénudés.

Leur reste, c’est le ciel qui l’a et qui se réjouit et se glorifie de son éclat, comme d’un plus beau Soleil ; et le monde des bons l’aura toujours en mémoire.

Ange nouveau, que votre cœur, au milieu d’une telle victoire, soit pris là haut de pitié pour moi, comme le mien fut vaincu ici-bas par votre beauté.


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Sonnet M-55

Sa douleur s’apaise de la voir heureuse dans le ciel et immortelle sur la terre.


L'aura et l'odore e 'l refrigerio et l'ombra
del dolce lauro et sua vista fiorita,
lume et riposo di mia stanca vita,
tolt'à colei che tutto 'l mondo sgombra.

Come a noi il sol se sua soror l'adombra,
cosí l'alta mia luce a me sparita,
i' cheggio a Morte incontra Morte aita,
di sí scuri penseri Amor m'ingombra.

Dormit'ài, bella donna, un breve sonno:
or se' svegliata fra li spirti electi,
ove nel suo factor l'alma s'interna;

et se mie rime alcuna cosa ponno,
consecrata fra i nobili intellecti
fia del tuo nome qui memoria eterna.


Le souffle, et le parfum, et la fraîcheur, et l’ombre du doux laurier, et son aspect fleuri, lumière et repos de ma vie fatiguée, tout cela m’a été ravi par celle qui fauche le monde entier.

Comme le Soleil disparaît pour nous, quand sa sœur lui fait ombre, ainsi ma sublime lumière étant disparue pour moi, je demande à la Mort aide contre la Mort, tellement Amour m’accable de sombres pensées.

Tu as dormi, ô belle Dame, un court sommeil ; maintenant, tu es réveillée, parmi les esprits élus, là où l’âme se confond en son Créateur.

Et si mes rimes peuvent quelque chose, la mémoire de ton nom, consacrée parmi les nobles intelligences, sera éternelle ici-bas.


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Sonnet M-56

Le dernier jour où il la vit, il eut de tristes présages de ses malheurs futurs.


L'ultimo, lasso, de' miei giorni allegri,
che pochi ò visto in questo viver breve,
giunto era, et facto 'l cor tepida neve
forse presago de dí tristi et negri.

Qual à già i nervi e i polsi e i pensier' egri
cui domestica febbre assalir deve,
tal mi sentia, non sappiend'io che leve
venisse 'l fin de' miei ben' non integri.

Li occhi belli, or in ciel chiari et felici
del lume onde salute et vita piove,
lasciando i miei qui miseri et mendici,

dicean lor con faville honeste et nove:
- Rimanetevi in pace, o cari amici.
Qui mai piú no, ma rivedrenne altrove. -


J’étais, hélas ! arrivé au dernier de mes jours heureux, que j’ai vus peu nombreux durant cette courte vie ; et mon cœur était devenu une neige attiédie, présage sans doute des jours tristes et noirs.

De même que celui que la fièvre accoutumée va assaillir, a déjà les nerfs, le pouls et la pensée malades, ainsi je me sentais, sans savoir que s’approchait rapidement la fin de mon bonheur imparfait.

Les beaux yeux, qui sont maintenant au ciel, brillants et joyeux de la lumière d’où pleut le salut et la vie, et qui ont laissé les miens ici-bas misérables et mendiants,

Leur disaient, en leur jetant de favorables et d’étranges étincelles : restez en paix, ô chers amis ; nous ne nous reverrons plus jamais ici-bas, mais nous nous reverrons ailleurs.


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Sonnet M-57

Aveugle qu’il était, il ne vit pas en ce jour que les regards de Laure étaient les derniers.


O giorno, o hora, o ultimo momento,
o stelle congiurate a 'mpoverirme!
O fido sguardo, or che volei tu dirme,
partend'io per non esser mai contento ?

Or conosco i miei danni, or mi risento:
ch'i' credeva (ahi, credenze vane e 'nfirme)
perder parte, non tutto, al dipartirme;
quante speranze se ne porta il vento !

Ché già 'l contrario era ordinato in cielo,
spegner l'almo mio lume ond'io vivea,
et scritto era in sua dolce amara vista;

ma 'nnanzi agli occhi m'era post'un velo
che mi fea non veder quel ch'i' vedea,
per far mia vita súbito piú trista.


Ô jour, ô heure, ô suprême moment, ô étoiles conjurées pour ma ruine ! ô fidèle regard, que voulus-tu me dire alors que je partis pour ne plus jamais goûter de satisfaction ?

Maintenant, je connais mes pertes ; maintenant, je reprends mes sens, car je croyais — ah ! croyance vaine et débile ! — perdre en partant, une partie et mon tout. Combien d’espérances emporte le vent !

Car déjà le contraire était ordonné au ciel ; je devais voir s’éteindre la sublime lumière dont je vivais, et c’était écrit sur son aspect doux et amer.

Mais devant mes yeux s’était mis un voile qui m’empêchait de voir ce que je voyais, afin de rendre soudain ma vie plus triste.


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Sonnet M-58

Il aurait dû prévoir son malheur à l’éclat insolite des yeux de Laure.


Quel vago, dolce, caro, honesto sguardo
dir parea: - To' di me quel che tu pôi,
ché mai piú qui non mi vedrai da poi
ch'avrai quinci il pe' mosso, a mover tardo. -

Intellecto veloce piú che pardo,
pigro in antivedere i dolor' tuoi,
come non vedestú nelli occhi suoi
quel che ved'ora, ond'io mi struggo et ardo ?

Taciti sfavillando oltra lor modo,
dicean: - O lumi amici che gran tempo
con tal dolcezza feste di noi specchi,

il ciel n'aspetta: a voi parrà per tempo;
ma chi ne strinse qui, dissolve il nodo,
e 'l vostro per farv'ira, vuol che 'nvecchi. -


Ce gracieux, doux, cher et chaste regard semblait dire : prends de moi ce que tu peux, car jamais plus tu ne me verras ici-bas, quand tu auras porté hors d’ici tes pas si lents à se mouvoir.

Intelligence plus prompte que le léopard, lente à prévoir tes douleurs, comment ne vis-tu pas dans ses yeux ce que tu vois maintenant, et ce qui fait que je me consume et que je brûle ?

Silencieux, plus étincelants que de coutume, ils disaient : Ô lumières amies, qui pendant longtemps, avec tant de douceur, avez fait de nous vos miroirs !

Le ciel nous attend ; il vous semblera, à vous, que c’est trop tôt ; mais celui qui nous lia ici-bas rompt notre lien ; et, pour vous mettre en courroux, il veut que le vôtre vieillisse.


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Sonnet M-59

Il envoie ses rimes sur la tombe de Laure, pour qu’elles la prient de l’appeler à elle.


Ite, rime dolenti, al duro sasso
che 'l mio caro thesoro in terra asconde,
ivi chiamate chi dal ciel risponde,
benché 'l mortal sia in loco oscuro et basso.

Ditele ch'i' son già di viver lasso,
del navigar per queste horribili onde;
ma ricogliendo le sue sparte fronde,
dietro le vo pur cosí passo passo,

sol di lei ragionando viva et morta,
anzi pur viva, et or fatta immortale,
a ciò che 'l mondo la conosca et ame.

Piacciale al mio passar esser accorta,
ch'è presso omai; siami a l'incontro, et quale
ella è nel cielo a sé mi tiri et chiame.


Allez, rimes dolentes, vers la dure pierre qui cache mon cher trésor dans la terre. Là, appelez celle qui vous répondra du ciel, bien que sa dépouille mortelle soit en un lieu obscur et vil.

Dites-lui que je suis déjà las de vivre, de naviguer sur ces ondes horribles ; mais que, recueillant ses feuillages dispersés, je suis ses traces ainsi pas à pas,

Ne m’entretenant que d’elle seule, vivante ou morte, ou plutôt vivante et maintenant devenue immortelle, afin que le monde la connaisse et l’aime.

Qu’il lui plaise m’être favorable à l’heure de mon trépas qui est proche désormais ; qu’elle vienne à ma rencontre, et telle qu’elle est dans le ciel, qu’elle m’attire, qu’elle m’appelle à soi.


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Sonnet M-60

Maintenant qu’elle sait que son amour fut honnête, elle voudra enfin le prendre en pitié.


S'onesto amor pò meritar mercede,
et se Pietà anchor pò quant'ella suole,
mercede avrò, ché piú chiara che 'l sole
a madonna et al mondo è la mia fede.

Già di me paventosa, or sa (nol crede)
che quello stesso ch'or per me si vòle,
sempre si volse; et s'ella udia parole
o vedea 'l volto, or l'animo e 'l cor vede.

Ond'i' spero che 'nfin al ciel si doglia
di miei tanti sospiri, et cosí mostra,
tornando a me sí piena di pietate;

et spero ch'al por giú di questa spoglia
venga per me con quella gente nostra,
vera amica di Cristo et d'Onestate.


Si un amour honnête peut être digne de merci, et si la piété a encore autant de pouvoir que de coutume, j’aurai merci, car ma foi est plus claire que le soleil à ma dame et au monde.

Autrefois, elle avait peur de moi, maintenant elle sait, loin de le croire seulement, que ce que je veux aujourd’hui pour moi est absolument ce que j’ai toujours voulu ; et si elle entendait alors mes paroles, ou si elle voyait mon visage, maintenant elle voit mon âme et mon cœur.

Aussi j’espère qu’enfin, du haut du ciel, elle s’afflige de tant de soupirs que je pousse ; et elle le montre en se tournant vers moi, si pleine de piété.

Et j’espère que lorsque je laisserai ici-bas cette dépouille, elle viendra vers moi, avec cette escorte des nôtres, véritable amie du Christ et de l’honnêteté.

 


Pétrarque

 

02 petrarque