Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Après la mort de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Après la mort de Laure - Sonnets M-71 à M-80


 

(343/366) - Sonnet M-71 : Il mourrait de douleur, si elle ne venait point parfois le consoler par ses apparitions.
(344/366) - Sonnet M-72 : La douleur de l’avoir perdue est si forte, que rien ne viendra plus l’adoucir.
(345/366) - Sonnet M-73 : En songeant que Laure est au ciel, il se repent de son excessive douleur, et il s’apaise.
(346/366) - Sonnet M-74 : Il élève toutes ses pensées vers le ciel où Laure le cherche et l’attend.
(347/366) - Sonnet M-75 : Il demande comme récompense de son amour qu’il obtienne de la voir bientôt.
(348/366) - Sonnet M-76 : Privé de tout confort, il espère qu’elle lui obtiendra la grâce de la revoir dans le ciel.
(349/366) - Sonnet M-77 : Il se croit déjà proche du jour où elle l’appellera à elle.
(356/366) - Sonnet M-78 : Il lui parle en songe de ses maux. Elle s’attriste, et vaincu par la douleur, il s’éveille.
(357/366) - Sonnet M-79 : Il désire la mort que le Christ a souffert pour lui.
(358/366) - Sonnet M-80 : Depuis qu’elle est morte, il n’a pas vécu. Aussi il méprise et brave la mort.

 

Sonnet M-71

Il mourrait de douleur, si elle ne venait point parfois le consoler par ses apparitions.


Ripensando a quel, ch'oggi il cielo honora,
soave sguardo, al chinar l'aurea testa,
al volto, a quella angelica modesta
voce che m'adolciva, et or m'accora,

gran meraviglia ò com'io viva anchora:
né vivrei già, se chi tra bella e honesta,
qual fu piú, lasciò in dubbio, non sí presta
fusse al mio scampo, là verso l'aurora.

O che dolci accoglienze, et caste, et pie;
et come intentamente ascolta et nota
la lunga historia de le pene mie!

Poi che 'l dí chiaro par che la percota,
tornasi al ciel, ché sa tutte le vie,
humida gli occhi et l'una et l'altra gota.


En repensant à ce suave regard qu’aujourd’hui le ciel honore, à la façon d’incliner sa tête dorée, à son visage, à cette angélique et modeste voix qui me calmait et qui maintenant m’attriste,

Je regarde comme une grande merveille que je vive encore ; et je ne vivrais déjà plus, si celle qui nous a laissés en doute de savoir ce qu’elle fut le plus, belle ou honnête, n’eût été si empressée à me secourir à l’heure de l’aurore.

Ô quels accueils doux, et chastes et pieux ! et comme attentivement elle écoute et note la longue histoire de mes peines !

Puis, quand la clarté du jour semble sur le point de la frapper, elle retourne au ciel, car elle en sait toutes les voies, les yeux humides, ainsi que l’une et l’autre joue.


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Sonnet M-72

La douleur de l’avoir perdue est si forte, que rien ne viendra plus l’adoucir.


Fu forse un tempo dolce cosa amore,
non perch'i'sappia il quando: or è sí amara,
che nulla piú; ben sa 'l ver chi l'impara
com'ò fatt'io con mio grave dolore.

Quella che fu del secol nostro honore,
or è del ciel che tutto orna et rischiara,
fe' mia requie a' suoi giorni et breve et rara:
or m'à d'ogni riposo tratto fore.

Ogni mio ben crudel Morte m'à tolto:
né gran prosperità il mio stato adverso
pò consolar di quel bel spirto sciolto.

Piansi et cantai: non so piú mutar verso;
ma dí et notte il duol ne l'alma accolto
per la lingua et per li occhi sfogo et verso.


Il fut peut-être un temps où l’amour était une douce chose — non pas que je sache quand — Maintenant c’en est une si amère que nulle ne l’est davantage. Bien sait la vérité de cela, celui qui l’apprend, comme moi je l’ai fait à ma grande douleur.

Celle qui fut l’honneur de notre siècle, est maintenant celui du ciel qu’elle orne et qu’elle éclaire tout entier. Pendant sa vie, elle me donna un repos court et rare ; maintenant elle m’a ravi tout repos.

La Mort cruelle m’a ravi tout mon bien ; et la grande félicité dont jouit ce bel esprit délivré de ses liens, ne peut consoler mon état malheureux.

J’ai pleuré et chanté ; je ne sais plus changer de note, mais jour et nuit j’exhale et je déverse par la langue et par les yeux le deuil amassé dans mon âme.


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Sonnet M-73

En songeant que Laure est au ciel, il se repent de son excessive douleur, et il s’apaise.


Spinse amor et dolor ove ir non debbe
la mia lingua avïata a lamentarsi,
a dir di lei per ch'io cantai et arsi
quel che, se fusse ver, torto sarebbe:

ch'assai 'l mio stato rio quetar devrebbe
quella beata, e 'l cor racconsolarsi
vedendo tanto lei domesticarsi
con Colui che vivendo in cor sempre ebbe.

Et ben m'acqueto, et me stesso consolo;
né vorrei rivederla in questo inferno,
anzi voglio morire et viver solo:

ché piú bella che mai con l'occhio interno
con li angeli la veggio alzata a volo
a pie' del suo et mio Signore eterno.


L’amour et la douleur ont poussé, là où elle ne devait pas aller, ma langue portée à se lamenter, à dire sur celle pour qui j’ai chanté et brûlé, ce qui, si c’était vrai, serait un tort.

Car mon malheureux état devrait bien être adouci par la béatitude de Laure, et mon cœur devrait bien se consoler en la voyant tellement se familiariser avec lui que, vivante, elle eut toujours dans le cœur.

Et je m’apaise bien, et je me console moi-même ; et je ne voudrais pas la revoir en cet enfer ; je veux au contraire mourir et vivre seul.

Car, plus belle que jamais, je la vois avec le regard intérieur au milieu des anges, élevant son vol jusqu’au pied de son Seigneur éternel et du mien.


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Sonnet M-74

Il élève toutes ses pensées vers le ciel où Laure le cherche et l’attend.


Li angeli electi et l'anime beate
cittadine del cielo, il primo giorno
che madonna passò, le fur intorno
piene di meraviglia et di pietate.

«Che luce è questa, et qual nova beltate ?
- dicean tra lor - perch'abito sí adorno
dal mondo errante a quest'alto soggiorno
non salí mai in tutta questa etate».

Ella, contenta aver cangiato albergo,
si paragona pur coi piú perfecti,
et parte ad or ad or si volge a tergo,

mirando s'io la seguo, et par ch'aspecti:
ond'io voglie et pensier' tutti al ciel ergo
perch'i' l'odo pregar pur ch'i' m'affretti.


Les anges élus et les âmes bienheureuses, citoyennes du ciel, le premier jour que ma Dame fut trépassée, l’entourèrent, pleins d’étonnement et de pitié.

Quelle lumière est-ce là, quelle nouvelle beauté ? disaient-ils entre eux ; car dans tout cet âge, jamais corps si adorable ne monta, du monde errant, à ce sublime séjour.

Elle, contente d’avoir changé de demeure, se met de pair avec les plus parfaits, et cependant se retourne de temps en temps en arrière,

Regardant si je la suis, et semble attendre. Aussi, je dresse tous mes désirs et toutes mes pensées vers le ciel, car je l’entends prier que je me hâte.


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Sonnet M-75

Il demande comme récompense de son amour qu’il obtienne de la voir bientôt.


Donna che lieta col Principio nostro
ti stai, come tua vita alma rechiede,
assisa in alta et glorïosa sede,
et d'altro ornata che di perle o d'ostro,

o de le donne altero et raro mostro,
or nel volto di Lui che tutto vede
vedi 'l mio amore, et quella pura fede
per ch'io tante versai lagrime e 'nchiostro;

et senti che vèr te 'l mio core in terra
tal fu, qual ora è in cielo, et mai non volsi
altro da te che 'l sol de li occhi tuoi:

dunque per amendar la lunga guerra
per cui dal mondo a te sola mi volsi,
prega ch'i' venga tosto a star con voi.


Dame, qui joyeuse te tiens auprès de notre principe, comme le requiert ta vie pure, assise sur un siège élevé et glorieux, et orné d’autre chose que de perles ou d’or ;

Ô parmi les dames haut et rare prodige, maintenant, sur le visage de celui qui voit tout, tu vois mon amour et cette foi pure pour laquelle j’ai versé tant de larmes et répandu tant d’encre ;

Et tu sais que mon cœur fut pour toi sur la terre ce qu’il est à présent dans le ciel, et que jamais je n’ai voulu autre chose de toi que le Soleil de tes yeux.

Donc, pour me dédommager de la longue guerre qui me fit tourner vers toi seule en ce monde, prie pour que j’aille bientôt demeurer avec vous.


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Sonnet M-76

Privé de tout confort, il espère qu’elle lui obtiendra la grâce de la revoir dans le ciel.


Da' piú belli occhi, et dal piú chiaro viso
che mai splendesse, et da piú bei capelli,
che facean l'oro e 'l sol parer men belli,
dal piú dolce parlare et dolce riso,

da le man', da le braccia che conquiso
senza moversi avrian quai piú rebelli
fur d'Amor mai, da' piú bei piedi snelli,
da la persona fatta in paradiso,

prendean vita i miei spirti: or n'à diletto
il Re celeste, i Suoi alati corrieri;
et io son qui rimaso ignudo et cieco.

Sol un conforto a le mie pene aspetto:
ch'ella, che vede tutt'i miei penseri,
m'impetre gratia, ch'i' possa esser seco.


Des plus beaux yeux et du plus éclatant visage qui ait jamais brillé, et des plus beaux cheveux qui aient jamais fait paraître moins beaux l’or et le Soleil ; du plus doux parler et du plus doux rire ;

Des mains, des bras qui, sans faire un geste, auraient conquis ceux qui furent le plus rebelles à l’Amour ; des plus beaux pieds, et des plus agiles ; de la personne formée en paradis,

Mes esprits prenaient vie ; maintenant c’est le Roi céleste et ses courriers ailés qui en jouissent ; et moi je suis resté ici nu et aveugle.

Je n’attends qu’un seul confort à mes peines ; c’est que, elle, qui voit toutes mes pensées, m’obtienne la grâce de pouvoir être avec elle.


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Sonnet M-77

Il se croit déjà proche du jour où elle l’appellera à elle.


E' mi par d'or in hora udire il messo
che madonna mi mande a sé chiamando:
cosí dentro et di for mi vo cangiando,
et sono in non molt'anni sí dimesso,

ch'a pena riconosco omai me stesso;
tutto 'l viver usato ò messo in bando.
Sarei contento di sapere il quando,
ma pur dovrebbe il tempo esser da presso.

O felice quel dí che, del terreno
carcere uscendo, lasci rotta et sparta
questa mia grave et frale et mortal gonna,

et da sí folte tenebre mi parta,
volando tanto su nel bel sereno,
ch'i' veggia il mio Signore et la mia donna.


Il me semble d’heure en heure entendre le messager que ma Dame m’envoie pour me rappeler à elle ; ainsi je vais me changeant au dedans et au dehors, et je suis en peu d’années si défait,

Qu’à peine je me reconnais désormais moi-même ; j’ai banni toute ma façon habituelle de vivre. Je serais heureux de savoir quand je serai près d’elle, mais le moment devrait pourtant bien en être proche.

Ô heureux ce jour où, sortant de la terrestre prison, je laisserai brisé et dispersé mon lourd, frêle et mortel vêtement ;

Et où je m’éloignerai de ténèbres si épaisses, m’envolant si haut dans le pur éther, que je voie mon Seigneur et ma Dame.


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Sonnet M-78

Il lui parle en songe de ses maux. Elle s’attriste, et vaincu par la douleur, il s’éveille.


L'aura mia sacra al mio stanco riposo
spira sí spesso, ch'i' prendo ardimento
di dirle il mal ch'i'ò sentito et sento,
che, vivendo ella, non sarei stat'oso.

I' incomincio da quel guardo amoroso,
che fu principio a sí lungo tormento,
poi seguo come misero et contento,
di dí in dí, d'ora in hora, Amor m'à roso.

Ella si tace, et di pietà depinta,
fiso mira pur me; parte sospira,
et di lagrime honeste il viso adorna:

onde l'anima mia dal dolor vinta,
mentre piangendo allor seco s'adira,
sciolta dal sonno a se stessa ritorna.


Ma brise sacrée souffle si souvent sur mon repos tourmenté, que je prends la hardiesse de lui dire le mal que j’ai senti et que je sens, ce que, elle vivante, je n’aurais pas osé.

Je commence par ce regard amoureux qui fut l’origine d’un si long tourment ; puis je poursuis, disant comment, misérable et satisfait, de jour en jour, d’heure en heure, Amour m’a consumé.

Elle se tait, et la pitié peinte dans les yeux, elle me regarde fixement ; en même temps elle soupire et son visage s’embellit de larmes honnêtes.

Et mon âme, vaincue par la douleur, pendant qu’en pleurant elle s’irrite avec elle, débarrassée du sommeil revient à elle-même.


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Sonnet M-79

Il désire la mort que le Christ a souffert pour lui.


Ogni giorno mi par piú di mill'anni
ch'i' segua la mia fida et cara duce,
che mi condusse al mondo, or mi conduce,
per miglior via, a vita senza affanni:

et non mi posson ritener li 'nganni
del mondo, ch'i' 'l conosco; et tanta luce
dentro al mio core infin dal ciel traluce
ch'i' 'ncomincio a contar il tempo e i danni.

Né minaccie temer debbo di morte,
che 'l Re sofferse con piú grave pena,
per farme a seguitar constante et forte;

et or novellamente in ogni vena
intrò di lei che m'era data in sorte,
et non turbò la sua fronte serena.


Chaque jour il me semble qu’il y a plus de mille ans que je suis ma fidèle et chère conductrice, qui me guida en ce monde, et maintenant me guide par une meilleure voie vers une vie sans angoisses.

Et les tromperies du monde ne peuvent me retenir, car je les connais ; et telle est la lumière qui du plus profond du ciel resplendit au dedans de mon cœur, que je commence à compter le temps et les dommages que j’ai subis.

Et je ne dois pas craindre les menaces de la Mort que le Roi souffrit avec de plus grandes peines, pour me rendre persévérant et fort à suivre son exemple.

Et maintenant elle vient d’entrer dans les veines de celle que le sort m’avait donnée, et elle n’a point troublé son front serein.


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Sonnet M-80

Depuis qu’elle est morte, il n’a pas vécu. Aussi il méprise et brave la mort.


Non pò far Morte il dolce viso amaro,
ma 'l dolce viso dolce pò far Morte.
Che bisogn'a morir ben altre scorte ?
Quella mi scorge ond'ogni ben imparo;

et Quei che del Suo sangue non fu avaro,
che col pe' ruppe le tartaree porte,
col Suo morir par che mi riconforte.
Dunque vien', Morte: il tuo venir m'è caro.

Et non tardar, ch'egli è ben tempo omai;
et se non fusse, e' fu 'l tempo in quel punto
che madonna passò di questa vita.

D'allor innanzi un dí non vissi mai:
seco fui in via, et seco al fin son giunto,
et mia giornata ò co' suoi pie' fornita.


La Mort ne peut rendre amer le doux visage ; mais le doux visage peut rendre la Mort douce. Qu’est-il besoin d’autres aides pour bien mourir ? Elle m’aide, celle dont j’apprends tout ce qui est bien.

Et celui qui ne fut pas avare de son sang, et du pied brisa les portes du Tartare, semble me réconforter par sa mort. Donc, viens, ô Mort ; ta venue m’est chère.

Et ne tarde pas, car il est bien temps désormais : sinon, ce fut bien le temps au moment où ma Dame passa de cette vie.

Depuis lors, je n’ai jamais vécu un jour ; j’ai été en route avec elle, et avec elle je suis arrivé au terme ; et j’ai fourni ma journée avec ses pieds.

 


Pétrarque

 

02 petrarque