Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 131 à 140


 

(184/366) - Sonnet 131 : Il se lamente, car il craint que la maladie de Laure ne la fasse mourir.
(185/366) - Sonnet 132 : Il attribue à Laure toutes les beautés et les rares dons du Phénix.
(186/366) - Sonnet 133 : Les plus fameux poètes n’auraient pas chanté autre chose que Laure, s’ils l’avaient vue.
(187/366) - Sonnet 134 : Il craint que ses rimes ne soient pas aptes à célébrer dignement le mérite de Laure.
(188/366) - Sonnet 135 : Il prie le soleil de ne pas le priver de la vue du beau pays de Laure.
(189/366) - Sonnet 136 : Il se compare à un navire au milieu de la tempête et qui commence à désespérer de gagner le port.
(190/366) - Sonnet 137 : Il voit Laure dans une vision, et prédit sa mort.
(191/366) - Sonnet 138 : Il met tout son bonheur à contempler les beautés de Laure.
(192/366) - Sonnet 139 : Il invite Amour à voir la belle démarche et les gestes doux et suaves de Laure.
(193/366) - Sonnet 140 : Rien ne se peut imaginer de plus parfait que Laure.

 

Sonnet 131

Il se lamente, car il craint que la maladie de Laure ne la fasse mourir.


Amor, Natura, et la bella alma humile,
ov'ogn'alta vertute alberga et regna,
contra men son giurati: Amor s'ingegna
ch'i' mora a fatto, e 'n ciò segue suo stile;

Natura tèn costei d'un sí gentile
laccio, che nullo sforzo è che sostegna;
ella è sí schiva, ch'abitar non degna
piú ne la vita faticosa et vile.

Cosí lo spirto d'or in or vèn meno
a quelle belle care membra honeste
che specchio eran di vera leggiadria;

et s'a Morte Pietà non stringe 'l freno,
lasso, ben veggio in che stato son queste
vane speranze, ond'io viver solia.


Amour, Nature et l’humble et belle âme où toutes les vertus résident et régnent, sont conjurés contre moi. Amour s’efforce de me faire mourir tout à fait, et en cela je suis sa volonté.

Nature tient Laure dans un si frêle filet, qu’il ne pourrait résister au moindre effort ; Laure est si fière, qu’elle dédaigne de rester plus longtemps en cette vie fatigante et vile.

Ainsi le souffle s’affaiblit de moment en moment dans ces beaux et précieux membres qui étaient un miroir de véritable grâce.

Et si la pitié ne met pas un frein à la mort, hélas ! je vois bien où en sont les vaines espérances dans lesquelles je vivais.


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Sonnet 132

Il attribue à Laure toutes les beautés et les rares dons du Phénix.


Questa fenice de l'aurata piuma
al suo bel collo, candido, gentile,
forma senz'arte un sí caro monile,
ch'ogni cor addolcisce, e 'l mio consuma:

forma un diadema natural ch'alluma
l'aere d'intorno; e 'l tacito focile
d'Amor tragge indi un liquido sottile
foco che m'arde a la piú algente bruma.

Purpurea vesta d'un ceruleo lembo
sparso di rose i belli homeri vela:
novo habito, et bellezza unica et sola.

Fama ne l'odorato et ricco grembo
d'arabi monti lei ripone et cela,
che per lo nostro ciel sí altera vola.


Ce Phénix fait sans art, avec ses plumes dorées, un si précieux collier à son beau col blanc, au port si noble, qu’il séduit tous les cœurs et consume le mien.

Il forme un diadème naturel qui illumine l’air tout autour de lui, et d’où le doigt silencieux d’Amour tire un subtil feu liquide qui me brûle par la plus froide brume.

Un vêtement de pourpre, aux bords de couleur azurée et parsemé de roses, voile ses belles épaules ; vêtement étrange et dont la beauté est unique.

La renommée le fait vivre et se cacher au sein des monts parfumés de l’Arabie, alors qu’il vole d’un air altier dans nos cieux.


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Sonnet 133

Les plus fameux poètes n’auraient pas chanté autre chose que Laure, s’ils l’avaient vue.


Se Virgilio et Homero avessin visto
quel sole il qual vegg'io con gli occhi miei,
tutte lor forze in dar fama a costei
avrian posto, et l'un stil coll'altro misto:

di che sarebbe Enea turbato et tristo,
Achille, Ulixe et gli altri semidei,
et quel che resse anni cinquantasei
sí bene il mondo et quel ch'ancise Egisto.

Quel fior anticho di vertuti et d'arme
come sembiante stella ebbe con questo
novo fior d'onestate et di bellezze!

Ennio di quel cantò ruvido carme,
di quest'altro io: et oh pur non molesto
gli sia il mio ingegno, e 'l mio lodar non sprezze!


Si Virgile et Homère avaient vu ce Soleil que je vois avec mes yeux, ils auraient mis tous leurs soins à lui donner la renommée, et ils auraient pour cela uni leurs deux styles.

De quoi se seraient courroucés et attristés Achille, Ulysse et les autres demi-dieux, et celui qui pendant cinquante-six ans régit si bien le monde, et celui qui fut tué par Egisthe.

Combien la fleur antique de vertus et de qualités guerrières eut un destin semblable à cette fleur moderne d’honneur et de beauté !

Ennius chanta l’une en vers rustiques ; et moi je chante l’autre ; oh ! puisse-t-elle ne pas trouver mon génie importun, et ne pas mépriser mes louanges !


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Sonnet 134

Il craint que ses rimes ne soient pas aptes à célébrer dignement le mérite de Laure.


Giunto Alexandro a la famosa tomba
del fero Achille, sospirando disse:
O fortunato, che sí chiara tromba
trovasti, et chi di te sí alto scrisse!

Ma questa pura et candida colomba
a cui non so s'al mondo mai par visse,
nel mio stil frale assai poco rimbomba:
cosí son le sue sorti a ciascun fisse.

Ché d'Omero dignissima et d'Orpheo,
o del pastor ch'anchor Mantova honora,
ch'andassen sempre lei sola cantando,

stella difforme et fato sol qui reo
commise a tal che 'l suo bel nome adora,
ma forse scema sue lode parlando.


Alexandre, arrivé devant le tombeau fameux du fier Achille, dit en soupirant : heureux, toi qui as trouvé une si éclatante trompette pour célébrer ta gloire, et un poète qui a si magnifiquement écrit sur toi !

Mais cette pure et candide colombe, dont je ne sais pas si la pareille a jamais vécu au monde, retentit bien peu dans mon faible style ; ainsi chacun a ses destins marqués.

Car elle était très digne d’Homère et d’Orphée, ou du pasteur que Mantoue honore encore ; et ils n’auraient jamais chanté qu’elle.

Une mauvaise étoile et le sort, seul coupable ici, l’ont donnée à quelqu’un qui adore son beau nom, mais qui nuit peut-être à sa gloire en chantant ses louanges.


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Sonnet 135

Il prie le soleil de ne pas le priver de la vue du beau pays de Laure.


Almo Sol, quella fronde ch'io sola amo,
tu prima amasti, or sola al bel soggiorno
verdeggia, et senza par poi che l'addorno
suo male et nostro vide in prima Adamo.

Stiamo a mirarla: i' ti pur prego et chiamo,
o Sole; et tu pur fuggi, et fai d'intorno
ombrare i poggi, et te ne porti il giorno,
et fuggendo mi toi quel ch'i' piú bramo.

L'ombra che cade da quel' humil colle,
ove favilla il mio soave foco,
ove 'l gran lauro fu picciola verga,

crescendo mentr'io parlo, agli occhi tolle
la dolce vista del beato loco,
ove 'l mio cor co la sua donna alberga.


Soleil splendide, tu as aimé le premier ce feuillage que maintenant j’aime seul ; maintenant il verdoie en ce beau séjour et sans pareil, depuis qu’Adam vit la première et belle cause de son malheur et du nôtre.

Restons à l’admirer ; je te prie et je t’implore, ô Soleil, et pourtant tu fuis, et tu rends les montagnes d’alentour toutes sombres, et tu emportes avec toi le jour, et tu m’enlèves, dans ta fuite, ce que je désire le plus.

L’ombre qui tombe de ces humbles collines, où étincelle ma douce flamme, et où le laurier devenu grand fut une toute petite tige,

Croissant pendant que je parle, enlève à mes yeux la vue des beaux lieux où mon cœur habite avec sa Dame.


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Sonnet 136

Il se compare à un navire au milieu de la tempête et qui commence à désespérer de gagner le port


Passa la nave mia colma d'oblio
per aspro mare, a mezza notte il verno,
enfra Scilla et Caribdi; et al governo
siede 'l signore, anzi 'l nimico mio.

A ciascun remo un penser pronto et rio
che la tempesta e 'l fin par ch'abbi a scherno;
la vela rompe un vento humido eterno
di sospir', di speranze, et di desio.

Pioggia di lagrimar, nebbia di sdegni
bagna et rallenta le già stanche sarte,
che son d'error con ignorantia attorto.

Celansi i duo mei dolci usati segni;
morta fra l'onde è la ragion et l'arte,
tal ch'incomincio a desperar del porto.


Mon navire, surchargé d’oubli passe à minuit, pendant l’hiver, et par une mer courroucée, entre Scylla et Charybde ; et au gouvernail se tient mon Seigneur, ou plutôt mon ennemi.

À chaque rame est une pensée emportée et mauvaise, qui semble avoir en dédain la tempête et la mort ; la voile se rompt sous un vent éternellement humide de soupirs, d’espérances et de désirs.

Une pluie de larmes, un nuage de dédains baigne et ramollit les haubans déjà fatigués et tout embarrassés dans Terreur et l’ignorance.

Mes deux signaux habituels, si doux, se cachent ; la raison et l’habileté ont péri au milieu des vagues, de sorte que je commence à désespérer de gagner le port.


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Sonnet 137

Il voit Laure dans une vision, et prédit sa mort.


Una candida cerva sopra l'erba
verde m'apparve, con duo corna d'oro,
fra due riviere, all'ombra d'un alloro,
levando 'l sole a la stagione acerba.

Era sua vista sí dolce superba,
ch'i' lasciai per seguirla ogni lavoro:
come l'avaro che 'n cercar tesoro
con diletto l'affanno disacerba.

« Nessun mi tocchi - al bel collo d'intorno
scritto avea di diamanti et di topazi - :
libera farmi al mio Cesare parve ».

Et era 'l sol già vòlto al mezzo giorno,
gli occhi miei stanchi di mirar, non sazi,
quand'io caddi ne l'acqua, et ella sparve.


Une biche toute blanche, avec des cornes dorées, m’apparut sur l’herbe verte, entre deux rivières, à l’ombre d’un laurier, au lever du soleil, en la jeune saison.

Son aspect était si doucement superbe, que je quittai tout pour la suivre ; comme l’avare qui, pour chercher un trésor, accepte avec joie tant de fatigues.

« Nul ne me touche ! » voilà ce qu’elle avait écrit sur son col, en lettres de diamants et de topazes ; « il a plu à mon César de me faire libre. »

Et le soleil était déjà à moitié jour ; mes yeux étaient fatigués de regarder, mais non rassasiés ; quand soudain je tombai dans l’eau, et elle disparut.


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Sonnet 138

Il met tout son bonheur à contempler les beautés de Laure.


Sí come eterna vita è veder Dio,
né piú si brama, né bramar piú lice,
cosí me, donna, il voi veder, felice
fa in questo breve et fraile viver mio.

Né voi stessa com'or bella vid'io
già mai, se vero al cor l'occhio ridice:
dolce del mio penser hora beatrice,
che vince ogni alta speme, ogni desio.

Et se non fusse il suo fuggir sí ratto,
piú non demanderei: che s'alcun vive
sol d'odore, e tal fama fede acquista,

alcun d'acqua o di foco, e 'l gusto e 'l tatto
acquetan cose d'ogni dolzor prive,
i' perché non de la vostra alma vista ?


De même que la vie éternelle consiste à voir Dieu, qu’on ne demande pas et qu’il n’est pas permis de demander plus, ainsi pour moi, ma Dame, vous voir me fait heureux en cette courte et frêle vie.

Et jamais je ne vous ai vue si belle que je vous vois aujourd’hui, si mes yeux disent la vérité à mon cœur, brise heureuse de mes douces pensées, qui dépasse les plus hautes espérances, les plus grands désirs.

Et n’était qu’elle est si prompte à s’enfuir, je ne demanderais pas plus ; car, s’il existe des gens — et on donne cette chose pour vraie — qui vivent seulement d’odeurs ;

S’il en est d’autres qui satisfont le goût et le toucher avec l’eau ou le feu, choses absolument privées de saveur, pourquoi ne me nourrirais-je pas, moi, de votre seule vue ?


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Sonnet 139

Il invite Amour à voir la belle démarche et les gestes doux et suaves de Laure.


Stiamo, Amor, a veder la gloria nostra,
cose sopra natura altere et nove:
vedi ben quanta in lei dolcezza piove,
vedi lume che 'l cielo in terra mostra,

vedi quant'arte dora e 'mperla e 'nostra
l'abito electo, et mai non visto altrove,
che dolcemente i piedi et gli occhi move
per questa di bei colli ombrosa chiostra.

L'erbetta verde e i fior' di color' mille
sparsi sotto quel' elce antiqua et negra
pregan pur che 'l bel pe' li prema o tocchi;

e 'l ciel di vaghe et lucide faville
s'accende intorno, e 'n vista si rallegra
d'esser fatto seren da sí belli occhi.


Restons, Amour, à regarder notre gloire, des choses au-dessus de la nature, nobles et inusitées ; vois quelle douceur elle renferme ; vois la lumière que le ciel montre sur terre.

Vois quel art a doré, couvert de perles et de pourpre son vêtement choisi et qu’on n’a jamais vu ailleurs ; combien doucement elle meut ses pas et ses regards par l’ombreuse enceinte de ces collines.

L’herbe verte et les fleurs de mille couleurs, éparses parmi ces chênes antiques au feuillage sombre, semblent prier que son beau pied les foule et les touche.

Et le ciel s’enflamme tout alentour d’ardentes et brillantes étincelles, et se réjouit visiblement de la sérénité que lui donnent de si beaux yeux.


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Sonnet 140

Rien ne se peut imaginer de plus parfait que Laure.


Pasco la mente d'un sí nobil cibo,
ch'ambrosia et nectar non invidio a Giove,
ché, sol mirando, oblio ne l'alma piove
d'ogni altro dolce, et Lethe al fondo bibo.

Talor ch'odo dir cose, e 'n cor describo,
per che da sospirar sempre ritrove,
rapto per man d'Amor, né so ben dove,
doppia dolcezza in un volto delibo:

ché quella voce infin al ciel gradita
suona in parole sí leggiadre et care,
che pensar no 'l poria chi non l'à udita.

Allor insieme, in men d'un palmo, appare
visibilmente quanto in questa vita
arte, ingegno et Natura e 'l Ciel pò fare.


Je repais mon esprit d’une si noble nourriture, que je n’envie pas à Jupiter l’ambroisie ni le nectar ; car admirant uniquement Laure, l’oubli de toutes les autres douceurs tombe sur mon âme, et je bois le Lethé jusqu’au fond.

Chaque fois que je l’entends parler, j’inscris ses paroles en mon cœur, parce que j’y retrouve toujours matière à soupirer ; ravi par la main d’Amour, je ne sais où, je goûte en une seule fois une double douceur.

Car cette voix agréable au ciel même, résonne en paroles si gracieuses et si chères, que celui qui ne les a pas entendues ne pourrait se l’imaginer.

Alors, dans l’espace de moins d’une palme, apparaît visiblement tout ce qu’ici-bas l’art, le génie, la nature et le ciel peuvent faire.

 


Pétrarque

 

02 petrarque