Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 191 à 200


 

(250/366) - Sonnet 191 : Laure lui apparaît en songe, et lui enlève l’espérance de la revoir.
(251/366) - Sonnet 192 : Il ne peut pas croire que la nouvelle de la mort de Laure soit vraie, et il prie Dieu de lui ôter la vie.
(252/366) - Sonnet 193 : Le doute où il est à l’égard de Laure l’épouvante, et il ne se reconnaît plus lui-même.
(253/366) - Sonnet 194 : Il soupire en pensant aux regards de celle dont, à son grand dommage, il a été forcé de s’éloigner.
(254/366) - Sonnet 195 : Ne recevant plus de nouvelles de Laure, il craint qu’elle soit morte, et sent qu’il est lui-même près de sa fin.
(255/366) - Sonnet 196 : Il appelle l’Aurore qui lui apporte le repos, et adoucit ses tourments de la nuit.
(256/366) - Sonnet 197 : Il se consume pour elle, et il s’étonne et s’indigne qu’elle ne le voie pas dans ses rêves.
(257/366) - Sonnet 198 : Il la regarde fixement et elle se couvre de son voile.
(258/366) - Sonnet 199 : Le joyeux accueil que lui fait Laure, contre son habitude, l’a quasi fait mourir de joie.
(259/366) - Sonnet 200 : À penser toujours à elle, il lui faut aussi se souvenir du lieu où elle est.

 

Sonnet 191

Laure lui apparaît en songe, et lui enlève l’espérance de la revoir.


Solea lontana in sonno consolarme
con quella dolce angelica sua vista
madonna; or mi spaventa et mi contrista,
né di duol né di téma posso aitarme;

ché spesso nel suo vólto veder parme
vera pietà con grave dolor mista,
et udir cose onde 'l cor fede acquista
che di gioia et di speme si disarme.

« Non ti soven di quella ultima sera
- dice ella - ch'i' lasciai li occhi tuoi molli
et sforzata dal tempo me n'andai ?

I' non tel potei dir, allor, né volli;
or tel dico per cosa experta et vera:
non sperar di vedermi in terra mai ».


Éloignée de moi, ma Dame avait coutume de me consoler dans mon sommeil avec sa douce vue angélique ; maintenant elle m’épouvante et m’attriste, et je ne puis me défendre de souffrir et de craindre.

Car souvent il me semble voir sur son visage une pitié réelle mêlée à une poignante douleur, et entendre des choses d’où mon cœur fidèle acquiert la conviction qu’il lui faut déposer toute joie et toute espérance.

« Ne te souviens-tu pas de cette dernière soirée — dit-elle — où je te laissai les yeux baignés de pleurs, et où, pressée par l’heure tardive, je m’en allai ?

Je ne pus te le dire alors et je ne le voulus pas ; maintenant je te le dis comme chose certaine et vraie : n’espère plus me revoir jamais sur la terre ».


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Sonnet 192

Il ne peut pas croire que la nouvelle de la mort de Laure soit vraie, et il prie Dieu de lui ôter la vie.


O misera et horribil visïone !
È dunque ver che 'nnanzi tempo spenta
sia l'alma luce che suol far contenta
mia vita in pene et in speranze bone ?

Ma come è che sí gran romor non sone
per altri messi, et per lei stessa il senta ?
Or già Dio et Natura nol consenta,
et falsa sia mia trista opinïone.

A me pur giova di sperare anchora
la dolce vista del bel viso adorno,
che me mantene, e 'l secol nostro honora.

Se per salir a l'eterno soggiorno
uscita è pur del bel' albergo fora,
prego non tardi il mio ultimo giorno.


Ô misérable et horrible vision ! Est-il donc vrai, qu’avant le temps, se soit éteinte la belle lumière qui, d’habitude, me fait vivre content dans les peines et dans les espérances favorables ?

Mais comment se fait-il qu’une telle rumeur ne soit pas annoncée à grand bruit par d’autres messagers, et que ce soit par elle-même que je l’apprenne ? Maintenant, puissent Dieu et Nature ne pas y consentir, et que ma triste croyance soit fausse.

Il me plaît cependant d’espérer revoir encore la douce vue du bel et charmant visage qui me maintient en vie et qui est l’honneur de notre siècle.

Si pour monter au séjour éternel elle a quitté sa belle enveloppe, je prie pour que mon dernier jour ne se fasse pas attendre.


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Sonnet 193

Le doute où il est à l’égard de Laure l’épouvante, et il ne se reconnaît plus lui-même.


In dubbio di mio stato, or piango or canto,
et temo et spero; et in sospiri e 'n rime
sfogo il mio incarco: Amor tutte sue lime
usa sopra 'l mio core, afflicto tanto.

Or fia già mai che quel bel viso santo
renda a quest'occhi le lor luci prime
(lasso, non so che di me stesso estime) ?
o li condanni a sempiterno pianto;

et per prender il ciel, debito a lui,
non curi che si sia di loro in terra,
di ch'egli è il sole, et non veggiono altrui ?

In tal paura e 'n sí perpetua guerra
vivo ch'i' non son piú quel che già fui,
qual chi per via dubbiosa teme et erra.


Dans l’incertitude de ma situation, tantôt je pleure, tantôt je chante ; et je crains et j’espère ; et par mes soupirs et mes rimes j’allège mon fardeau. Amour use toutes ses limes sur mon cœur tant affligé.

Or, arrivera-t-il jamais que ce beau visage sacré rende à mes yeux leurs clartés premières ? — Hélas ! je ne sais que penser de moi-même — ou bien les a-t-il condamnés à des pleurs éternels ?

Et pour prendre possession du ciel qui lui est dû, doit-il ne point avoir souci de ce qu’il arrivera sur la terre à ceux dont il est le soleil et qui ne voient que lui ?

Je vis dans une telle crainte et dans une lutte si continuelle, que je ne suis plus celui que j’ai été jadis ; tel celui qui, sur un chemin inconnu, s’est égaré et tremble de peur.


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Sonnet 194

Il soupire en pensant aux regards de celle dont, à son grand dommage, il a été forcé de s’éloigner.


O dolci sguardi, o parolette accorte,
or fia mai il dí ch'i' vi riveggia et oda ?
O chiome bionde di che 'l cor m'annoda
Amor, et cosí preso il mena a morte;

o bel viso a me dato in dura sorte,
di ch'io sempre pur pianga, et mai non goda:
o chiuso inganno et amorosa froda,
darmi un piacer che sol pena m'apporte !

Et se talor da' belli occhi soavi,
ove mia vita e 'l mio pensero alberga,
forse mi vèn qualche dolcezza honesta,

súbito, a ciò ch'ogni mio ben disperga
et m'allontane, or fa cavalli or navi
Fortuna, ch'al mio mal sempre è sí presta.


Ô doux regards, ô propos courtois, viendra-t-il maintenant jamais le jour où je vous reverrai et où je vous entendrai ? Ô blonds cheveux, avec lesquels Amour a noué mon cœur, et, ainsi pris, le mène à la mort ;

Ô beau visage, qui me fut donné par un cruel destin, et grâce auquel je pleure toujours et n’ai jamais la moindre joie ; ô douce tromperie, fraude amoureuse, rendez-moi un plaisir qui ne m’apporte que douleur.

Et si parfois des beaux yeux suaves où ma vie et ma pensée habitent, il m’arrive par hasard de recevoir quelque chaste faveur,

Soudain, afin de dissiper tout mon bonheur et d’éloigner de moi tout mon bien, la Fortune, toujours si prompte à me faire du mal, envoie soit des chevaux, soit des navires.


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Sonnet 195

Ne recevant plus de nouvelles de Laure, il craint qu’elle soit morte, et sent qu’il est lui-même près de sa fin.


I'pur ascolto, et non odo novella
de la dolce et amata mia nemica,
né so ch'i' me ne pensi o ch'i' mi dica,
sí 'l cor tema et speranza mi puntella.

Nocque ad alcuna già l'esser sí bella;
questa piú d'altra è bella et piú pudica:
forse vuol Dio tal di vertute amica
tôrre a la terra, e 'n ciel farne una stella;

anzi un sole: et se questo è, la mia vita,
i miei corti riposi e i lunghi affanni
son giunti al fine. O dura dipartita,

perché lontan m'ài fatto da' miei danni ?
La mia favola breve è già compita,
et fornito il mio tempo a mezzo gli anni.


J’ai beau écouter, je n’entends pas de nouvelles de ma douce et bien-aimée ennemie, et je ne sais ce qu’il faut que j’en pense ou que j’en dise, tellement la crainte et l’espérance me poignent le cœur.

Être si belle a jadis nui à plus d’une ; celle-ci est plus belle que toute autre, et plus pudique. Peut-être Dieu veut-il enlever à la terre une pareille amie de la vertu, et en faire dans le ciel une étoile,

Ou plutôt un soleil ; et si cela est, ma vie, mes courts instants de repos et mes longs tourments sont venus à leur fin. Ô dure départie,

Pourquoi m’as-tu éloigné de celle qui causait mes maux ? Mon illusion si courte est déjà disparue, et mon temps est accompli au milieu de mes années.


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Sonnet 196

Il appelle l’Aurore qui lui apporte le repos, et adoucit ses tourments de la nuit.


La sera desïare, odiar l'aurora
soglion questi tranquilli et lieti amanti;
a me doppia la sera et doglia et pianti,
la matina è per me piú felice hora:

ché spesso in un momento apron allora
l'un sole et l'altro quasi duo levanti,
di beltade et di lume sí sembianti,
ch'anco il ciel de la terra s'innamora;

come già fece, allor che' primi rami
verdeggîar, che nel cor radice m'ànno,
per cui sempre altrui piú che me stesso ami.

Cosí di me due contrarie hore fanno;
et chi m'acqueta è ben ragion ch'i' brami,
et tema et odî chi m'adduce affanno.


Soupirer après le soir, haïr l’aurore, voilà ce que font d’habitude ces amants calmes et joyeux ; pour moi, le soir redouble et ma douleur et mes larmes ; le matin est pour moi l’heure la plus heureuse.

Car souvent l’un et l’autre soleil se lèvent alors au même moment, comme deux orients, et si pareils de beauté et de lumière, que le ciel s’énamoure encore de la terre,

Comme il fît jadis, alors que se mirent à verdoyer les premiers rameaux qui ont jeté leurs racines dans mon cœur, et qui me font toujours aimer autrui plus que moi-même.

Ainsi font de moi les deux heures contraires ; et il est bien juste que j’appelle celle qui m’apaise, et que je craigne et haïsse celle qui me ramène l’ennui.


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Sonnet 197

Il se consume pour elle, et il s’étonne et s’indigne qu’elle ne le voie pas dans ses rêves.


Far potess'io vendetta di colei
che guardando et parlando mi distrugge,
et per piú doglia poi s'asconde et fugge,
celando gli occhi a me sí dolci et rei.

Cosí li afflicti et stanchi spirti mei
a poco a poco consumando sugge,
e 'n sul cor quasi fiero leon rugge
la notte allor quand'io posar devrei.

L'alma, cui Morte del suo albergo caccia,
da me si parte, et di tal nodo sciolta,
vassene pur a lei che la minaccia.

Meravigliomi ben s'alcuna volta,
mentre le parla et piange et poi l'abbraccia,
non rompe il sonno suo, s'ella l'ascolta.


Puissé-je tirer vengeance de celle qui me consume par ses regards et ses paroles, puis, pour comble de douleur, se cache et fuit, me dérobant ses yeux si doux et si meurtriers pour moi.

Ainsi elle épuise, en les consumant peu à peu, mes esprits affligés et las ; et comme un lion féroce, elle rugit la nuit sur mon cœur, alors que je devrais reposer.

L’âme, que la Mort chasse de sa demeure, se sépare de moi ; et délivrée de cette façon, s’en va droit vers celle qui la menace.

Je m’étonne bien si parfois, pendant qu’elle lui parle et qu’elle pleure, puis l’embrasse, elle n’interrompt pas son sommeil, si toutefois elle l’écoute.


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Sonnet 198

Il la regarde fixement et elle se couvre de son voile.


In quel bel viso ch'i' sospiro et bramo,
fermi eran gli occhi desïosi e 'ntensi,
quando Amor porse, quasi a dir «che pensi ?»,
quella honorata man che second'amo.

Il cor, preso ivi come pesce a l'amo,
onde a ben far per vivo exempio viensi,
al ver non volse li occupati sensi,
o come novo augello al visco in ramo.

Ma la vista, privata del suo obiecto,
quasi sognando si facea far via,
senza la qual è 'l suo bene imperfecto.

L'alma tra l'una et l'altra gloria mia,
qual celeste non so novo dilecto
et qual strania dolcezza si sentia.


Sur ce beau visage pour lequel je soupire, et qui fait l’objet de mes désirs, mes yeux s’étaient arrêtés ardents et fixes, lorsque Amour — comme pour dire : à quoi penses-tu ? — souleva cette main honorée que j’aime en second lieu.

Mon cœur pris là, comme le poisson à l’hameçon, ou comme un jeune oiseau à la branche engluée — ce qui me donne comme un vivant exemple à bien faire — ne dirigea plus vers la réalité mes sens occupés ;

Mais ma vue privée de son objet, comme en un songe, s’ouvrait le chemin sans lequel son bonheur est imparfait.

Mon âme, entre l’une et l’autre de mes gloires, éprouvait je ne sais quel céleste et nouveau plaisir, et quelle étrange douceur.


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Sonnet 199

Le joyeux accueil que lui fait Laure, contre son habitude, l’a quasi fait mourir de joie.


Vive faville uscian de' duo bei lumi
ver' me sí dolcemente folgorando,
et parte d'un cor saggio sospirando
d'alta eloquentia sí soavi fiumi,

che pur il rimembrar par mi consumi
qualor a quel dí torno, ripensando
come venieno i miei spirti mancando
al varïar de' suoi duri costumi.

L'alma, nudrita sempre in doglia e 'n pene
( quanto è 'l poder d'una prescritta usanza!),
contra 'l doppio piacer sí 'nferma fue,

ch'al gusto sol del disusato bene,
tremando or di paura or di speranza,
d'abandonarme fu spesso entra due.


De vives étincelles sortaient des deux belles lumières qui flamboyaient si doucement vers moi, et en même temps s’échappaient d’un cœur sage, au milieu de soupirs, de si suaves fleuves de haute éloquence,

Que rien qu’à m’en souvenir, il me semble que je me consume, chaque fois que je reviens vers ce jour, et que je repense comment mes esprits affaiblis en vinrent à la faire varier de ses dures habitudes.

Mon âme, toujours nourrie dans la douleur et dans la peine — si grand est le pouvoir d’une longue habitude ! — fut tellement faible contre ce double plaisir,

Qu’au seul goût du bonheur inusité, tour à tour tremblante de peur et d’espérance, elle fut souvent sur le point de m’abandonner.


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Sonnet 200

À penser toujours à elle, il lui faut aussi se souvenir du lieu où elle est.


Cercato ò sempre solitaria vita
(le rive il sanno, et le campagne e i boschi)
per fuggir questi ingegni sordi et loschi,
che la strada del cielo ànno smarrita;

et se mia voglia in ciò fusse compita,
fuor del dolce aere de' paesi toschi
anchor m'avria tra' suoi bei colli foschi
Sorga, ch'a pianger et cantar m'aita.

Ma mia fortuna, a me sempre nemica,
mi risospigne al loco ov'io mi sdegno
veder nel fango il bel tesoro mio.

A la man ond'io scrivo è fatta amica
a questa volta, et non è forse indegno:
Amor sel vide, et sa 'l madonna et io.


J’ai toujours cherché une vie solitaire — les rives, les campagnes et les bois le savent — pour fuir ces esprits sourds et louches qui ont perdu le chemin du ciel ;

Et si mon désir était en cela accompli, loin du doux climat du pays des Toscans, la Sorgue m’aurait parmi ses belles collines touffues, la Sorgue qui m’aide à pleurer et à chanter.

Mais mon destin, toujours ennemi, me rejette vers le lieu où je m’indigne de voir mon beau trésor dans la fange.

Cette fois, il s’est montré favorable à la main dont j’écris ; et peut-être n’est-ce pas injuste ; Amour le yoit, et ma Dame le sait, ainsi que moi.

 


Pétrarque

 

02 petrarque