Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Méditations poétiques (1820)

La Poésie sacrée



Dithyrambe

                                         
À M. Eugène de Genoude.


Son front est couronné de palmes et d’étoiles ;
Son regard immortel, que rien ne peut ternir,
Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles,
Réveille le passé, plonge dans l’avenir !
Du monde sous ses yeux ses fastes se déroulent,
Les siècles à ses pieds comme un torrent s’écoulent ;
À son gré descendant ou remontant leurs cours,
Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heure fatale,
        Ou sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour, père des jours !
 
                            ______
 
            Écoutez ! — Jéhova s’élance
            Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s’éveille en sa présence,
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance
            Repose sur l’immensité !
 
Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, et les étoiles
De la nuit éternelle éclaircirent les voiles ;
            Tous les éléments divers
            À sa voix se séparèrent ;
            Les eaux soudain s’écoulèrent
            Dans le lit creusé des mers ;
            Les montagnes s’élevèrent,
            Et les aquilons volèrent
            Dans les libres champs des airs !
 
Sept fois de Jéhova la parole féconde
            Se fit entendre au monde,
Et sept fois le néant à sa voix répondit ;
Et Dieu dit : Faisons l’homme à ma vivante image.
Il dit, l’homme naquit ; à ce dernier ouvrage
Le Verbe créateur s’arrête et s’applaudit !
 
Mais ce n’est plus un Dieu ! — C’est l’homme qui soupire
Éden a fui !... voilà le travail et la mort !
            Dans les larmes sa voix expire ;
La corde du bonheur se brise sur sa lyre,
Et Job en tire un son triste comme le sort.
 
                            ______
 
Ah ! périsse à jamais le jour qui m’a vu naître !
Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’a conçu !
            Et le sein qui m’a donné l’être,
            Et les genoux qui m’ont reçu !
 
Que du nombre des jours Dieu pour jamais l’efface ;
Que, toujours obscurci des ombres du trépas,
Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place,
            Qu’il soit comme s’il n’était pas !
 
Maintenant dans l’oubli je dormirais encore,
            Et j’achèverais mon sommeil
Dans cette longue nuit qui n’aura point d’aurore,
Avec ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit conçu qui meurt avant d’éclore
            Et qui n’a pas vu le soleil.
 
            Mes jours déclinent comme l’ombre ;
            Je voudrais les précipiter.
            Ô mon Dieu ! retranchez le nombre
            Des soleils que je dois compter !
            L’aspect de ma longue infortune
            Éloigne, repousse, importune
            Mes frères lassés de mes maux ;
            En vain je m’adresse à leur foule,
            Leur pitié m’échappe et s’écoule
            Comme l’onde au flanc des coteaux.
 
            Ainsi qu’un nuage qui passe,
            Mon printemps s’est évanoui ;
            Mes yeux ne verront plus la trace
            De tous ces biens dont j’ai joui.
            Par le souffle de la colère,
            Hélas ! arraché à la terre,
            Je vais d’où l’on ne revient pas !
            Mes vallons, ma propre demeure,
            Et cet œil même qui me pleure,
            Ne reverront jamais mes pas !
 
            L’homme vit un jour sur la terre
            Entre la mort et la douleur ;
            Rassasié de sa misère,
            Il tombe enfin comme la fleur ;
            Il tombe ! Au moins par la rosée
            Des fleurs la racine arrosée
            Peut-elle un moment refleurir !
            Mais l’homme, hélas !, après la vie,
            C’est un lac dont l’eau s’est enfuie :
            On le cherche, il vient de tarir.
 
            Mes jours fondent comme la neige
            Au souffle du courroux divin ;
            Mon espérance, qu’il abrège,
            S’enfuit comme l’eau de ma main ;
            Ouvrez-moi mon dernier asile ;
            Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille,
            Lit préparé pour mes douleurs !
            Ô tombeau ! vous êtes mon père !
            Et je dis aux vers de la terre :
            Vous êtes ma mère et mes sœurs !
 
            Mais les jours heureux de l’impie
            Ne s’éclipsent pas au matin ;
            Tranquille, il prolonge sa vie
            Avec le sang de l’orphelin !
            Il étend au loin ses racines ;
            Comme un troupeau sur les collines,
            Sa famille couvre Ségor ;
            Puis dans un riche mausolée
            Il est couché dans la vallée,
            Et l’on dirait qu’il vit encor.
 
C’est le secret de Dieu, je me tais et l’adore !
C’est sa main qui traça les sentiers de l’aurore,
Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux !
Pour lui, l’abîme est nu, l’enfer même est sans voiles !
Il a fondé la terre et semé les étoiles !
            Et qui suis-je à ses yeux ?
 
                            ______
 
Mais la harpe a frémi sous les doigts d’Isaïe ;
De son sein bouillonnant la menace à longs flots
S’échappe ; un Dieu l’appelle, il s’élance, il s’écrie :
Cieux et terre, écoutez ! silence au fils d’Amos !
 
                            ______
 
Osias n’était plus : Dieu m’apparut ; je vis
Adonaï vêtu de gloire et d’épouvante !
Les bords éblouissants de sa robe flottante
            Remplissaient le sacré parvis !
 
Des séraphins debout sur des marches d’ivoire
Se voilaient devant lui de six ailes de feux ;
Volant de l’un à l’autre, ils se disaient entre eux :
Saint, saint, saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux !
        Toute la terre est pleine de sa gloire !
 
Du temple à ces accents la voûte s’ébranla,
Adonaï s’enfuit sous la nue enflammée :
Le saint lieu fut rempli de torrents de fumée.
            La terre sous mes pieds trembla !
 
Et moi ! je resterais dans un lâche silence !
Moi qui t’ai vu, Seigneur, je n’oserais parler !
            À ce peuple impur qui t’offense
            Je craindrais de te révéler !
 
Qui marchera pour nous ? dit le Dieu des armées.
Qui parlera pour moi ? dit Dieu : Qui ? moi, Seigneur !
            Touche mes lèvres enflammées !
            Me voilà ! je suis prêt !... malheur !
 
            Malheur à vous qui dès l’aurore
            Respirez les parfums du vin !
            Et que le soir retrouve encore
            Chancelants aux bords du festin !
            Malheur à vous qui par l’usure
            Étendez sans fin ni mesure
            La borne immense de vos champs !
            Voulez-vous donc, mortels avides,
            Habiter dans vos champs arides,
            Seuls, sur la terre des vivants ?
 
            Malheur à vous, race insensée !
            Enfants d’un siècle audacieux,
            Qui dites dans votre pensée :
            Nous sommes sages à nos yeux :
            Vous changez ma nuit en lumière,
            Et le jour en ombre grossière
            Où se cachent vos voluptés !
            Mais, comme un taureau dans la plaine,
            Vous traînez après vous la chaîne
            Des vos longues iniquités !
 
            Malheur à vous, filles de l’onde !
            Îles de Sydon et de Tyr !
            Tyrans ! qui trafiquez du monde
            Avec la pourpre et l’or d’Ophyr !
            Malheur à vous ! votre heure sonne !
            En vain l’Océan vous couronne,
            Malheur à toi, reine des eaux,
            À toi qui, sur des mers nouvelles,
            Fais retentir comme des ailes
            Les voiles de mille vaisseaux !
 
Ils sont enfin venus les jours de ma justice ;
Ma colère, dit Dieu, se déborde sur vous !
            Plus d’encens, plus de sacrifice
            Qui puisse éteindre mon courroux !
 
Je livrerai ce peuple à la mort, au carnage ;
Le fer moissonnera comme l’herbe sauvage
                Ses bataillons entiers !
— Seigneur ! épargnez-nous ! Seigneur ! — Non, point de trêve,
Et je ferai sur lui ruisseler de mon glaive
                Le sang de ses guerriers !
 
Ses torrents sécheront sous ma brûlante haleine ;
Ma main nivellera, comme une vaste plaine,
                Ses murs et ses palais ;
Le feu les brûlera comme il brûle le chaume.
Là, plus de nation, de ville, de royaume ;
                Le silence à jamais !
 
Ses murs se couvriront de ronces et d’épines ;
L’hyène et le serpent peupleront ses ruines ;
                Les hiboux, les vautours,
L’un l’autre s’appelant durant la nuit obscure,
Viendront à leurs petits porter la nourriture
                Au sommet de ses tours !
 
                            ______
 
Mais Dieu ferme à ces mots les lèvres d’Isaïe ;
                Le sombre Ézéchiel
Sur le tronc desséché de l’ingrat Israël
Fait descendre à son tour la parole de vie.
 
                            ______
 
L’Éternel emporta mon esprit au désert :
D’ossements desséchés le sol était couvert ;
J’approche en frissonnant ; mais Jéhova me crie :
Si je parle à ces os, reprendront-ils la vie ?
— Éternel, tu le sais ! — Eh bien ! dit le Seigneur,
Écoute mes accents ! retiens-les et dis-leur :
Ossements desséchés ! insensible poussière !
Levez-vous ! recevez l’esprit et la lumière !
Que vos membres épars s’assemblent à ma voix !
Que l’esprit vous anime une seconde fois !
Qu’entre vos os flétris vos muscles se replacent !
Que votre sang circule et vos nerfs s’entrelacent !
Levez-vous et vivez, et voyez qui je suis !
J’écoutai le Seigneur, j’obéis et je dis :
Esprits, soufflez sur eux du couchant, de l’aurore ;
Soufflez de l’aquilon, soufflez !... Pressés d’éclore,
Ces restes du tombeau, réveillés par mes cris,
Entrechoquent soudain leurs ossements flétris ;
Aux clartés du soleil leur paupière se rouvre,
Leurs os sont rassemblés, et la chair les recouvre !
Et ce champ de la mort tout entier se leva,
Redevint un grand peuple, et connut Jéhova !
 
                            ______
 
Mais Dieu de ses enfants a perdu la mémoire ;
La fille de Sion, méditant ses malheurs,
S’assied en soupirant, et, veuve de sa gloire,
Écoute Jérémie, et retrouve des pleurs.
 
                            ______
 
Le seigneur, m’accablant du poids de sa colère,
Retire tour à tour et ramène sa main ;
            Vous qui passez par le chemin,
Est-il une misère égale à ma misère ?
 
En vain ma voix s’élève, il n’entend plus ma voix ;
Il m’a choisi pour but de ses flèches de flamme,
            Et tout le jour contre mon âme
Sa fureur a lancé les fils de son carquois !
 
Sur mes os consumés ma peau s’est desséchée ;
Les enfants m’ont chanté dans leurs dérisions ;
            Seul, au milieu des nations,
Le Seigneur m’a jeté comme une herbe arrachée.
 
Il s’est enveloppé de son divin courroux ;
Il a fermé ma route, il a troublé ma voie ;
            Mon sein n’a plus connu la joie,
Et j’ai dit au Seigneur : Seigneur, souvenez-vous,
 
Souvenez-vous, Seigneur, de ces jours de colère ;
Souvenez-vous du fiel dont vous m’avez nourri ;
            Non, votre amour n’est point tari :
Vous me frappez, Seigneur, et c’est pourquoi j’espère.
 
Je repasse en pleurant ces misérables jours ;
J’ai connu le Seigneur dès ma plus tendre aurore :
            Quand il punit, il aime encore ;
Il ne s’est pas, mon âme, éloigné pour toujours.
 
Heureux qui le connaît ! heureux qui dès l’enfance
Porta le joug d’un Dieu, clément dans sa rigueur !
            Il croit au salut du Seigneur,
S’assied au bord du fleuve et l’attend en silence.
 
Il sent peser sur lui ce joug de votre amour ;
Il répand dans la nuit ses pleurs et sa prière,
            Et la bouche dans la poussière,
Il invoque, il espère, il attend votre jour.
 
                            ______
 
            Silence, ô lyre ! et vous silence,
            Prophètes, voix de l’avenir !
            Tout l’univers se tait d’avance
            Devant celui qui doit venir !
            Fermez-vous, lèvres inspirées ;
            Reposez-vous, harpes sacrées,
            Jusqu’au jour où sur les hauts lieux
            Une voix au monde inconnue,
            Fera retentir dans la nue :
            Paix à la terre, et gloire aux cieux !




Alphonse de Lamartine

 

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