Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

C’est d’Ypocrisie


 

C’est d’Ypocrisie                    - (voir version moderne)


Seigneur qui Dieu devez ameir
En cui amors n'a point d'ameir,
Qui Jonas garda en la meir
Par grant amour
Les .III. jors qu'il i fist demour,
A vos toz fas je ma clamour
D'Ypocrisie,
Couzine germainne Heresie,
Qui bien at la terre saisie.
Tant est grans dame
Qu'ele en enfer metra mainte arme;
Maint home a pris et mainte fame
En sa prison.
Mout l'aime hom et moult la prise hom.
Ne puet avoir loux ne pris hom
S'il ne l'honeure:
Honoreiz est qu'a li demeure,
Grant honeur at, ne garde l'eure;
Sans honeur est qui li cort seure
En brief termine.
Gesir soloit en la vermine:
Or n'est mais hom qui ne l'encline
Ne bien creans,
Ainz est bougres et mescreans.
Ele a jai faiz touz recreans
Ces aversaires.
Ces anemis ne prise gaires,
Qu'ele at bailliz, prevoz et maires
Et si at juges
Et de deniers plainnes ces huges,
Si n'est citeiz ou n'ait refuges
A grant plantei.
Partout fait mais sa volentei,
Ne la retient nonostentei
N'autre justise.
Le siecle governe et justisse.
Raisons est quanqu'ele devise,
Soit maus soit biens.
Ses sergens est Justiniens
Et touz canons et Graciens.
Je qu'en diroie ?
Bien puet lier et si desloie:
S'en .I. mavais leu ensailloie,
N'en puet eil estre.
Or vos wel dire de son estre,
Qui sont sui seigneur et sui meistre
Parmi la vile.
Diex le devise en l'Ewangile,
Qui n'est de truffe ne de guile,
Ainz est certainne:
Grans robes ont de simple lainne
Et si sunt de simple covainne;
Simplement chacuns se demainne,
Couleur ont simple et pale et vaine,
Simple viaire,
Et sunt cruel et deputaire
Vers seux a cui il ont afaire
Plus que lyon
Ne lieupart ne escorpion.
N'i at point de religion,
C'est sens mesure.
Iteiz genz, ce dist l'Escriture,
Nos metront a desconfiture,
Car Veritei,
Pitié et Foi et Charitei
Et Largesse et Humilitei
Ont ja souzmise;
Et maint postiau de sainte Esglise,
Dont li uns quasse et l'autre brise,
Ce voit on bien,
Contre li ne valent mais rien.
Les plusors fist de son marrien,
Si l'obeïssent,
Nos engignent et Dieu traïssent.
C'il fust en terre, il l'oceïssent,
Car il ocient
La gent qu'enver eux s'umelient.
Asseiz font eil que il ne dient:
Preneiz i garde !
Ypocrisie la renarde,
Qui defors oint et dedens larde,
Vint el roiaume.
Tost out trovei Freire Guillaume,
Freire Robert et Frere Aliaume,
Frere Joffroi,
Frere Lambert, Freire Lanfroi.
N'estoit pas lors de teil effroi,
Mais or s'effroie.
Teil cuide on qu'au lange se froie
Qu'autre choze at soz la corroie,
Si com je cuit.
N'est pas tot ors quanque reluit.
Ypocrisie est en grant bruit:
Tant at ovrei,
Tant se sont li sien aouvrei
Que par enging ont recouvrei
Grant part el monde.
N'est mais nuns teiz qui la responde
Que maintenant ne le confunde
Sens jugement.
Et par ce veeiz plainnement
Que c'est contre l'avenement
A Antecrist:
Ne croient pas le droit escrit
De l'Ewangile Jhesucrit
Ne ces paroles;
En leu de voir dient frivoles
Et mensonges vainnes et voles,
Pour desouvoir
La gent et por aparsouvoir
S'a piece vorront resouvoir
Celui qui vient,
Que par teil gent venir couvient;
Quar il vendra, bien m'en souvient,
Par ypocrites:
Les propheties en sunt escrites.
Or vos ai ge teil gent descrites.

 

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Sur l'hypocrisie


Seigneurs qui devez aimer Dieu
(en son amour, rien n’est amer
il veilla sur Jonas en mer
dans son grand amour
les trois jours qu’il y demeura),
à vous tous j’adresse ma plainte
contre Hypocrisie
la cousine germaine de Hérésie,
qui a pris possession du pays.
C’est une si grande dame
qu’elle conduira en enfer bien des âmes ;
elle retient maint homme et mainte femme
en sa prison.
On l’aime, on l’estime fort.
Nul ne peut être estimé ni loué
s’il ne l’honore :
qui est de son parti est honoré,
il obtient de grands honneurs sans tarder ;
celui qui l’attaque en est dépouillé
très vite.
Elle gisait dans la vermine :
personne à présent qui ne la salue bien bas,
nul bon chrétien
sinon c’est un hérétique et un mécréant.
Déjà elle a contraint à quitter le combat,
tous ses adversaires.
Elle n’estime guère ses ennemis,
car elle a pour elle baillis, prévôts, maires,
elle a les juges
et des deniers pleins ses coffres ;
il n’est pas de cité où elle n’ait des refuges
en quantité.
Partout désormais, elle agit à sa guise,
aucun « nonobstant » ne l’arrête,
aucun autre droit.
Elle gouverne le monde , y impose son droit.
Tout ce qu’elle dit est juste,
que ce soit bien ou mal.
Justinien est à son service,
et le droit canon, et Gratien.
Que puis-je en dire ?
Elle a tout pouvoir pour lier et délier :
si je me trouvais dans un mauvais pas,
il n’en irait pas autrement pour moi.
Je vais vous dire sa nature,
ceux qu’elle a faits Seigneurs et Maîtres,
de par la ville.
Dieu en parle dans l’Évangile,
qui ne trompe ni ne ment,
mais est véridique :
ils ont de grandes robes de laine toutes simples,
et leur attitude est toute simple ;
chacun se comporte avec simplicité,
simple, effacée la pâleur de leur teint,
emprunt de simplicité leur visage,
mais ils sont cruels et méchants
à l’égard de ceux à qui ils ont affaire
plus que des lions,
des léopards, des scorpions.
Pas de religion en eux,
pas une trac,
De tels gens, dit l’Écriture,
causeront notre perte,
car Vérité
Pitié, Foi, Charité,
Largesse, Humilité,
ils les ont déjà soumises :
et bien des piliers de l’Église,
dont l’un se casse, l’autre se brise,
on le voit bien,
contre elle, ne valent plus rien.
La plupart, elle les a faits du même bois qu’elle,
ils lui obéissent,
nous trompent, trahissent Dieu.
S’il était sur terre, ils le tueraient,
car ils tuent
ceux qui s’humilient devant eux.
Leurs actions sont bien différentes de leurs paroles :
prenez-y garde !
Hypocrisie la renarde,
qui passe au dehors la pommade et dessous frappe,
est entrée dans le royaume.
Elle eut tôt fait de trouver Frère Guillaume,
Frère Robert et Frère Aleaume,
Frère Geoffroy,
Frère Lambert, Frère Lanfroi.
Elle n’était pas alors si forte,
mais elle s’y met.
Tel dont on croit qu’il se frotte au cilice
a sous sa ceinture autre chose,
à mon avis,
tout ce qui brille n’est pas d’or.
Hypocrisie est puissante :
elle a tant fait,
les siens se sont tant démenés
que par ruse ils ont fait leur
un gros morceau du monde.
Nul désormais n’en appelle contre elle
sans qu’elle l’écrase aussitôt
sans jugement.
Vous voyez là le signe évident
du prochain avènement
de l’Antéchrist :
ils ne croient pas ce qui est clairement écrit
dans l’Évangile de Jésus-Christ
ni ses paroles ;
au lieu du vrai, ils disent des fariboles,
des mensonges vains et frivoles
pour tromper
les gens et pour voir
s’ils finiront par accueillir
celui qui vient,
car il doit venir grâce à ces gens-là :
il viendra, je m’en souviens bien,
grâce aux hypocrites :
les prophéties sur ce point sont écrites.
Voilà : je vous ai décrit ces gens-là.

 

 


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