Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

De monseigneur Anceel de l'Isle


 

De monseigneur Anceel de l'Isle  - (voir version moderne)


I
Iriez, a maudire la mort
Me vodrai desormais amordre,
Qui adés a mordre s'amort,
Qui adés ne fine de mordre.
De jor en jor sa et la mort
Seux dont le siecle fait remordre.
Je di que si groz mors amort
Que Vaumondois a getei d'ordre.

II
Vaumondois est de valeur monde.
Bien en est la valleurs mondee,
Car la mors, qui les boens esmonde,
Par cui Largesce est esmondee,
A or pris l'un des boens du monde.
Las ! com ci a male estondee !
De France a ostei une esponde:
De cele part est effondee.

III
Avec les sainz soit mize an cele
L'arme de mon seigneur Anciaul,
Car Diex, qui ces amis ancele,
L'a trovei et fin et feaul.
Mais la mors, qui les boens flaele,
A aportei felon fleaul.
A l'Isle fort lettres saele:
Ostei en a le fort seaul.

IV
Je di Fortune est non voians,
Je di Fortune ne voit goute,
Ou en son sanz est desvoians.
Les uns atrait, les autres boute.
Li povres hons, li mescheans,
Monte si haut, chacuns le doute,
Li vaillanz hons devient noians:
Ainsi va sa maniere toute.

V
Tost est .I. hons en som la roe.
Chacuns le sert, chacuns l'oneure,
Chacuns l'aime, chacuns l'aroe.
Mais ele torne en petit d'eure,
Que li serviauz chiet en la boe
Et li servant li corent seure:
Nus n'atant a leveir la poe.
En cort terme a non Chantepleure.

VI
Touz jors deüst .I. preudons vivre,
Se mors eüst sanz ne savoir.
S'il fust mors, si deüst revivre:
Ice doit bien chacuns savoir.
Mais Mors est plus fiere que wyvre
Et si plainne de nonsavoir
Que des boens le siecle delivre
Et au mauvais lait vie avoir.

VII
Qui remembre la bele chace
Que faire soliiez jadiz,
Les voz brachés entrer en trace,
Sa .V., sa .VI., sa .IX., sa dix,
N'est nuns qui li cuers mal n'en face.
Se por arme nul bien ja diz,
Dieu pri qu'il vos otroit sa grace
Et doint a l'arme paradix.
 


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De Monseigneur Ancel de l’Isle (Français moderne)


I
Chagrin, de maudire la mort,
je ne veux désormais démordre,
elle qui jamais de mordre ne démord,
elle qui jamais ne cesse de mordre.
Chaque jour, ça et là, elle mord
ceux qui pour le monde a la mort dans l’âme.
je dis qu’elle a mordu un si gros morceau
qu’elle a jeté à Valmondois le trouble

II
Valmondois, c’est valeur non immonde.
La valeur en est bien émondée,
car la mort, qui émonde les bons,
par qui Largesse est émondée,
a pris l’un des meilleurs du monde.
Hélas ! quelle maudite tonte !
elle a retiré un des étais de la France :
de ce côté, la voici effondrée.

III
Que soit logée avec les saints
l’âme de Monseigneur Ancel,
car Dieu, qui ouvre son logis à ces amis,
l’a trouvé parfaitement loyal.
Mais la mort qui flagelle les bons,
apporta un cruel fléau.
Elle scelle et porte à l’Isle une redoutable lettre,
privée de son sceau redouté.

IV
Je dis : Fortune est non voyante,
je dis : Fortune n’y voit goutte,
ou alors elle perd la raison ;
les uns, elle les attire, les autres, elle les repousse.
Le pauvre, le misérable
monte si haut, que chacun le redoute,
l’homme de valeur est réduit au néant :
elle n’en fait jamais d’autre.

V
Un homme a tôt fait d’être au sommet de la roue.
Chacun le sert, chacun l’honore,
chacun l’aime, chacun le loue.
Mais la roue tourne bien vite :
celui que l’on servait, le voilà dans la boue
et ses serviteurs lui tombent dessus :
c’est à qui sortira ses griffes le premier.
Bien vite il a pour nom chante-et-maintenant-pleure.

VI
Un homme de bien devrait vivre toujours,
si la mort avait un peu de sagesse.
Mort, il devrait revivre :
chacun le sait, bien sûr.
Mais la mort est plus cruelle qu’une vipère
et si insensée
qu’elle délivre le monde des bons
et laisse la vie au méchant.

VII
Quand on se souvient de vos belles chasses
de jadis,
quand vos chiens suivaient la trace
cinq ici et six là, ici neuf et là dix
il n’est nul dont le cœur ne saigne.
Si j’ai jamais plaidé pour l’âme de quelqu’un,
je prie Dieu qu’il vous accorde sa grâce
et donne à votre âme le paradis.

 

 


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