Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Le retournement de Renard


 

Li diz de Renart le bestournei              - (voir version moderne)


Renars est mors: Renars est vis !
Renars est ors, Renars est vilz:
Et Renars reigne !
Renars at moult reinei el reigne.
Bien i chevauche a lasche reigne,
Coul estendu.
Hon le devoit avoir pendu,
Si com je l'avoie entendu,
Mais non at voir:
Par tanz le porreiz bien veoir.
Il est sires de tout l'avoir
Mon seigneur Noble,
Et de la brie et dou vignoble.
Renars fist en Coustantinoble
Bien ces aviaux;
Et en cazes et en caviaux
Ne laissat vaillant .II. naviaux
L'empereour,
Ainz en fist povre pescheour.
Par pou ne le fist pescheour
Dedens la meir.
Ne doit hon bien Renart ameir,
Qu'en Renart n'at fors que l'ameir:
C'est sa droiture.
Renars at mout grant norreture:
Mout en avons de sa nature
En ceste terre.
Renars porra mouvoir teil guerre
Dont mout bien se porroit sofferre
La regions.
Mes sires Nobles li lyons
Cuide que sa sauvacions
De Renart vaigne.
Nou fait, voir (de Dieu li sovaigne !),
Ansois dout qu'il ne l'en aveigne
Damage et honte.
Se Nobles savoit que ce monte
Et les paroles que om conte
Parmi la vile
- Dame Raimbors, dame Poufille,
Qui de lui tiennent lor concile,
Sa .X., sa vint,
Et dient c'onques mais n'avint
N'onques a franc cuer ne souvint
De teil gieu faire !
Bien li deüst membreir de Daire
Que li sien firent a mort traire
Por s'avarice.
Quant j'oi parleir de si grant vice,
Par foi toz li peuz m'en herice
De duel et d'ire
Si fort que je n'en sai que dire,
Car je voi roiaume et empire
Trestout ensemble.
Que dites vous que vos en semble
Quant mes sires Nobles dessemble
Toutes ces bestes,
Qu'il ne pueent metre lor testes,
A boens jors ne a bones festes,
En sa maison,
Et si ne seit nule raison,
Fors qu'il doute de la saison
Qui n'encherisse ?
Mais ja de ceste annee n'isse
Ne mais coustume n'estaublisse
Qui se brassa,
Car trop vilain fait embrassa !
Roniaux li chiens le porchassa
Avec Renart.
Nobles ne seit enging ne art
Nes c'uns des asnes de Senart
Qui buche porte:
Il ne set pas de qu'est sa porte.
Por ce fait mal qui li ennorte
Se tout bien non.
Des bestes orrois ci le non
Qui de mal faire ont le renon
Touz jors eü.
Moult ont grevei, moult ont neü;
Au seigneurs en est mescheü,
Et il s'en passent.
Asseiz emblent, asseiz amassent,
C'est merveilles qu'il ne se lassent.
Or entendeiz
Com Nobles at les yeux bandeiz:
Et ce ces oz estoit mandeiz,
Par bois, par terre,
Ou porroit il troveir ne querre
En cui il se fiast de guerre
Ce mestiers iere ?
Renart porteroit la baniere;
Roniaus, qu'a toz fait laide chiere,
Feroit la bataille premiere,
O soi nelui:
Tant vos puis dire de celui
Ja nuns n'aura honeur de lui
De par servise.
Quant la choze seroit emprise,
Ysangrins, que chascuns desprise,
L'ost conduiroit,
Ou, se devient, il s'en furoit.
Bernars l'asnes les deduroit
A tout sa crois.
Cist quatre sont fontainne et doix,
Cist quatre ont l'otroi et la voix
De tout l'ostei.
La choze gist en teil costei
Que rois de bestes ne l'ot teil.
Le bel aroi !
Se sunt bien maignie de roi !
Il n'aiment noise ne desroi
Ne grant murmure.
Quant mes sires Nobles pasture,
Chacun s'en ist de la pasture,
Nuns n'i remaint:
Par tanz ne saurons ou il maint.
Ja autrement ne se demaint
Por faire avoir,
Qu'il en devra asseiz avoir
Et cil seivent asseiz savoir
Qui font son conte.
Bernars gere, Renars mesconte,
Ne connoissent honeur de honte.
Roniaus abaie;
Et Ysangrins pas ne s'esmaie,
Le soel porte: "Tropt ! Que il paie !":
Gart chacuns soi !
Ysangrins at .I. fil o soi
Qui toz jors de mal faire a soi,
S'a non Primaut;
Renars .I. qui at non Grimaut:
Poi lor est coument ma rime aut,
Mais que mal fassent
Et que toz les bons us effacent.
Diex lor otroit ce qu'il porchacent,
S'auront la corde !
Lor ouvragne bien c'i acorde,
Car il sunt sens misericorde
Et sens pitié,
Sens charitei, sens amistié.
Mon seigneur Noble ont tot gitié
De boens usages:
Ses hosteiz est .I. rencluzages.
Asseiz font paier de muzages
Et d'avaloignes
A ces povres bestes lontoignes,
A cui il font de grans essoignes.
Diex les confonde,
Qui sires est de tot le monde !
Et je rotroi que l'en me tonde
Se maux n'en vient;
Car d'un proverbe me sovient
Que hon dit: "Tot pert qui tot tient."
C'est a boen droit.
La choze gist en teil endroit
Que chacune beste vorroit
Que venist l'Once.
Se Nobles copoit a la ronce,
De mil n'est pas .I. qui en gronce:
C'est voirs cens faille.
Hom senege guerre et bataille:
Il ne m'en chaut mais que bien n'aille.

 

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Le retournement de Renard


Renard est mort : renard est en vie !
Renard est abject, Renard est ignoble :
pourtant Renard règne !
Renard a de longtemps régné sur le royaume.
Il y chevauche la bride sur le cou,
au grand galop.
Il paraît qu'on l'avait pendu,
à ce que j'avais entendu,
mais pas du tout :
vous vous en apercevrez bientôt.
Il est maître de tous les biens
de Monseigneur Noble,
des cultures et des vignobles.
Renard a bien fait ses affaires
à Constantinople ;
dans les maisons et dans les caves
il n'a laissé à l'empereur
la valeur de deux navets ;
il en a fait un pauvre pécheur.
Un peu plus il le réduisait
à être pécheur en mer.
Renard, il ne faut pas l'aimer,
car tout en Renard est amèr :
il est ainsi.
Renard à une grande famille :
nous en avons beaucoup de son espèce
dans cette contrée.
Renard est capable de faire naître un conflit
dont se passerait très bien
le pays.
Monseigneur Noble le lion
croit que son salut
dépend de Renard.
En fait, c'est faux (qu'il se tourne donc vers Dieu !) :
Je crains plutôt qu'il en retire
malheur et honte.
Si Noble savait ce qui est en cause,
et ce qui se raconte
à travers la ville -
Madame Rimbour, Madame Poufile
en font le sujet de leurs palabres,
par groupe de dix ou vingt,
et disent qu'on n'a jamais vu cela,
et qu'un noble cœur ne s'est jamais amusé
à ce genre de choses !
Il devrait se souvenir de Darius
que les siens firent mettre à mort
à cause de son avarice.
Quand j'entends parler de ce vice affreux,
ma parole, mes cheveux se hérissent
de chagrin et de colère,
si fort que je ne sais que dire.
Car je vois que « royaume empire »,
c'est tout pareil.
Dites-moi, que vous en semble ?
Monseigneur Noble tient à l'écart
toutes les bêtes :
ni dans les grandes occasions ni les jours de fête
elles ne peuvent mettre le nez
dans sa maison,
pour la seule raison
qu'il a peur de voir la vie
devenir plus chère.
Qu'il ne passe pas l'année,
qu'il n'instaure plus jamais de coutume,
le responsable de cela,
car il a fait là quelque chose d'ignoble !
C'est Ronel le chien qui a machiné cela
avec Renard.
Noble n'a pas plus d'esprit et de finesse
qu'un âne de la forêt de Sénart
qui porte des bûches :
il ne sait pas quelle est sa charge.
C'est pourquoi il agit mal, celui qui le pousse
à autre chose qu'au bien.
Je vais vous dire le nom des bêtes
qui ont toujours eu le renom
d'être malfaisantes.
Elles ont fait tout le mal possible ;
les seigneurs en ont souffert,
mais elles s'en moquent.
Elles volent, elles amassent tant et plus :
on se demande comment elles n'en sont pas lassées.
Écoutez donc
à quel point Noble est aveuglé :
si son armée était mobilisée,
où, par les bois, par le pays,
pourrait-il chercher et trouver
quelqu'un en qui se fier pour la guerre
s'il en était besoin ?
Renard porterait sa bannière,
Ronel, grincheux avec tout le monde,
formerait le premier corps de bataille
à lui tout seul.
Celui-là, je peux vous dire
qu'il n'aura d'égard pour personne,
même si on lui rend service.
L'affaire engagée,
Isengrin, que chacun méprise,
conduirait l'armée,
ou, si ça se trouve, il s'enfuirait.
L'âne Bernard les divertirait
avec sa croix.
Ces quatre-là sont la source de tout,
à ces quatre-là est abandonné
le pouvoir sur toute la maison.
Les choses en sont au point
Que jamais roi des bêtes n'a été la.
Le bel équipage !
C'est vraiment l'entourage d'un roi !
Il n'aime ni le bruit, ni le désordre,
ni le tumulte.
Quand Monseigneur Noble se repaît,
chacun quitte la pâture,
nul n'y reste :
bientôt nous n'aurons plus son adresse.
Qu'il ne s'y prenne jamais autrement
pour faire de l'argent : il en aura besoin de beaucoup,
et ce sont des malins,
ceux qui tiennent ses comptes.
Bernard gère, Renard falsifie les comptes,
ils ne savent distinguer l'honneur de la honte.
Ronel aboie,
et Isangrin à ne s'en fait pas,
il porte le sceau : « et hop ! Que l'on paie ! » :
Chacun pour soi !
Isangrin à un cas avec lui un fils
toujours assoiffé de mal faire,
nommé Primaut ;
Renard en a un qui s'appelle Grimaut:
peu leur importe comment s'enchaîne mes rimes,
pourvu qu'ils fassent le mal
et détruisent tous les bons usages.
Que Dieu leur octroie ce qu'ils cherchent :
ils auront la corde au cou !
Leurs oeuvres s'accordent avec une telle fin,
car ils sont sans miséricorde
et sans pitié,
sans charité, sans chaleur d'amitié.
Monseigneur Noble, ils l'ont détourné
complètement des bons usages :
sa maison est un ermitage.
Comme ils font perdre de temps,
que de chicanes
pour les pauvres bêtes étrangères à la cour,
à qui ils font les pires difficultés !
Que Dieu les confonde,
le seigneur de l'univers !
Pour moi, je veux bien qu'on me passe la camisole
si cela ne finit pas mal pour eux ;
car il me souvient d'un proverbe
qui court : « qui a tout perd tout. »
C'est justice.
Les choses en sont au point
Que chaque bête voudrait
voir venir l'Once.
Si Noble trébuchait dans les ronces,
il n'y en a pas une sur mille qui se plaindrait :
c'est la pure vérité.
On présage guerre et bataille :
peu me chaut désormais que tout aille mal.

 

 


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