Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Le dit du pet du vilain


 

Li dis dou pet au vilain  - (voir version moderne)


En paradiz l'esperitable
Ont grant part la gent charitable.
Mais cil qu'en eulz n'ont charitei
Ne bien ne foi ne loiauté
Si ont failli a cele joie,
Ne ne cuit que ja nuns en joie
C'il n'a en lui pitié humainne.
Ce di ge por la gent vilainne
C'onques n'amerent clerc ne prestre,
Si ne cuit pas que Dieux lor preste
En paradix ne leu ne place.
Onques a Jhesucrit ne place
Que vilainz ait habergerie
Avec le fil sainte Marie,
Car il n'est raisons ne droiture:
Ce trovons nos en escriture.
Paradix ne pueent avoir
Por deniers ne por autre avoir,
Et a enfer ront il failli,
Dont li mauffei suint maubailli:
Si orroiz par queil mesprison
Il perdirent cele prison.
Jadiz fu .I. vilainz enfers.
Emperelliez estoit enfers
Por l'arme au vilain resouvoir,
Ice vos di ge bien par voir.
Uns deables i est venuz
Par cui li droiz iert maintenuz.
Un sac de cuir au cul li pent
Maintenant que laianz descent,
Car li mauffeiz cuide sans faille
Que l'arme par le cul s'en aille.
Mais li vilains por garison
Avoit ce soir prise poizon.
Tant ot mangié bon buef aux aux
Et dou graz humei qui fu chauz
que sa pance n'estoit pas mole,
Ainz li tent con corde a citole.
N'a mais doute qu'il soit periz:
S'or puet porre, il iert garis.
A cest effort forment s'efforce,
A cest effort mest il sa force:
Tant s'esforce, tant s'esvertue,
Tant se torne, tant se remue
C'uns pes en saut qui se desroie.
Li saz emplit, et cil le loie,
Car li maufeiz por penitance
Li ot au piez foullei la pance,
Et hon dit bien en reprovier
Que trop estraindre fait chier.
Tant ala cil qu'il vint a porte
Atot le pet qu'en sac aporte.
En enfer gete sac et tout,
Et li pez en sailli a bout.
Estes vos chacun des maufeiz
Mautalentiz et eschauffeiz,
Et maudient arme a vilain.
Chapitre tindrent l'andemain
Et s'acordent a cet acort
Que jameis nuns arme n'aport
Qui de vilain sera issue:
Ne puet estre qu'ele ne pue.
A ce s'acorderent jadiz
Qu'en enfer ne en paradix
Ne puet vilains entrer sans doute.
Oïe aveiz la raison toute.
Rutebuez ne seit entremetre
Ou hom puisse arme a vilain metre,
Qu'elle a failli a ces .II. regnes.
Or voist chanteir avec les reines,
Que c'est li mieudres qu'il i voie;
Ou el teigne droite la voie,
Por sa penitance aligier,
En la terre au peire Audigier:
C'est en la terre de Cocuce
Ou Audigiers chie en s'aumuce.

 

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Le dit du pet du vilain

Au ciel, le paradis
est grand ouvert aux gens charitables.
Mais ceux qui n’ont en eux aucune charité
ni qualité aucune ni bonne foi ni loyauté,
cette joie leur échappe,
et je ne crois pas que nul puisse en jouir
s’il n’a de pitié pour les autres hommes.
Je dis cela pour la race des vilains
que depuis toujours détestent clercs et  prêtres,
et je ne crois pas que Dieu leur offre
une place en paradis.
Que Jésus-Christ ne permette jamais
qu’un vilain puisse être logé
avec le fils de la Vierge,
car ce n’est ni raisonnable ni juste :
c’est ce que nous trouvons dans l’Écriture.
Le paradis, ils ne peuvent l’avoir
ni contre de l’argent, ni contre d’autres biens,
et l’enfer leur échappe aussi,
ce qui est un malheur pour les diables :
vous allez entendre par quelle méprise
ils ont perdu l’accès à cette prison.
Un vilain jadis, était malade.
L’enfer était tout prêt
à recevoir son âme,
je vous l’affirme et c’est vérité pure.
Un diable est venu
pour préserver les droits de l’enfer.
À peine arrivé chez le vilain,
il lui suspend au cul un sac de cuir,
car le diable est persuadé
que l’âme va s’en aller par le cul.
Mais le vilain, pour se soigner,
avait ce soir pris une potion.
Il avait tant mangé de son bœuf à l’ail
et de bouillon gras bien chaud
que sa panse n’était pas molle,
mais tendue comme une corde de guitare.
Il ne craint plus désormais d’être perdu :
s’il peut péter, il sera guéri.
Dans cet effort, il s’efforce fortement,
à cet effort, il met toute sa force :
il s’efforce tant, il s’évertue tant
se retourne et se remue tant
qu’un pet jaillit et sort du rang.
Il emplit le sac, le diable l’attache,
car pour sa pénitence,
il lui avait piétiné la panse,
et le proverbe dit bien
que trop comprimer fait chier.
Le diable fait tout le chemin jusqu’à la porte
avec le pet que dans le sac il apporte.
En enfer, il jette le sac et le tout,
et le pet jaillit d’un coup.
Voilà tous les diables
bouillants de colère,
qui maudissent l’âme du vilain.
Ils tiennent conseil le lendemain
et tombent d’accord pour décider
que désormais nul n’apportera d’âme
sortie d’un vilain :
elle pue toujours, il n’y a rien à faire.
Ils prirent jadis cette décision
si bien que ni en enfer ni en paradis
ne peut, c’est certain, entrer de vilain.
Vous en avez entendu la raison.
Rutebeuf ne sait décider
de l’endroit où mettre l’âme des vilains,
car elle s’est fermée ces deux royaumes.
Qu’elle aille chanter avec les grenouilles,
c’est ce qu’elle peut faire de mieux, à son avis,
pour alléger sa pénitence,
au pays du père d’Audigier,
c’est-à-dire au pays de Cocuce
où Audigier chie dans son chapeau.

 

 


Rutebeuf

 

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