Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Le dit des Cordeliers


 

Li Diz des Cordeliers  - (voir version moderne)

I
Seignor, or escoutez, que Diex vos soit amis,
S'orroiz des Cordeliers, commant chacuns a mis
Son cors a grant martire contre les anemis
Qui sont, plus de cent foiz le jor, a nos tramis.

II
Or escotez avant dont ces gens sont venu:
Fil a roi et a conte sont menor devenu,
C'au siegle estoient gros, or sont isi menu
Qu'il sont saint de la corde et s'ont tuit lor pié nu.

III
Il pert bien que lor Ordre Nostre Sires ama.
Quant saint François transi, Jehucrist reclama:
En cinq leuz, ce m'est vis, le sien cors entama.
A ce doit on savoir que Jhesucriz s'ame a.

IV
Au jor dou Jugement, devant la grant assise,
Que Jhesucriz penra de pecheors joustise,
Sainz François avra ceuz qui seront a sa guise,
Por ce sont Cordelier la gent que je miex prise.

V
En la corde s'encordent cordee a trois cordons;
A l'acorde s'acordent dont nos descordé sons;
La descordance acordent des max que recordons
En lor lit se detordent por ce que nos tortons.

VI
Chacuns de nos se tort de bien faire sanz faille,
Chacuns d'aux s'an detort et est en grant bataille.
Nos nos faisons grant tort
Quant chacuns de nos dort, chacuns d'aus se travaille.

VII
La corde senefie, la ou li neu sont fet,
Que li Mauffé desfient, et lui et tot son fet.
Cil qui en aux se fie, si mal et si mesfet
Seront, n'en doutez mie, depecié et desfet.

VIII
Menor sont apelé li frere de la corde.
M vient au premier, chacuns d'aux s'i acorde,
Que s'ame viaut sauver ainz que la mors l'amorde
Et l'ame de chacun qu'a lor acort s'acorde.

IX
E senefie plaint: par "E  !" se doit on plaindre;
Par E fu ame en plaint, Eve fit ame fraindre.
Quant vint Filz d'M a point, ne sofri point le poindre:
M a ame desjoint dont Eve la fit joindre.

X
Anë en esté va et en yver par glace
Nus piez, por sa viande qu'elle quiert et porchace:

Isi font li Menor. Diex guart que nus ne glace,
Qu'il ne chiee en pechié, qu'i ne faille a sa grace !

XI
O est roons ; en O a enmi une espasse.
Et roons est li cors, dedenz a une place :
Tresor i a, c'est l'ame, que li Maufez menace.
Diex guart le cors et l'ame, Maufez mal ne li face

XII
Devant l'Espicerie vendent de lor espices:
Ce sont saintes paroles en coi il n'a nul vices.
Torte lor a fet tort, et teles an pelices
Les ont ci peliciez qu'entrer n'osent es lices.

XIII
L'abeasse qui cloche la cloche dou clochier
Fist devant li venir, qu'i la veïst clochier.
Ainz qu'elle venit la, la convint mout lochier:
La porte en fist porter celle qui n'ot Dieu chier.

XIV
L'abeasse qu'est torte lor a fet molt grant tort:
Encore est correciee se fromages estort.
A l'apostole alerent li droit contre le tort:
Li droiz n'o point de droit, ne la torte n'ot tort.

XV
L'apostoles lor vost sor ce donner sentence,
Car il set bien que fame de po volentiers tance;
Ainz manda, s'il pooit estre sans mesestance,
L'evesquë or feïst la avoir demorance.

XVI
L'evesquë or consoil par trois jors ou par quatre;
Mais fames sont noiseuses, ne pot lor noise abatre
Et vit que chacun jor les convenoit combatte,
Si juga que alassent en autre leu esbatre.

XVII
Dortor et refretor avoient, belle yglise,

Vergiers, praiaux et troilles, trop biau leu a devise:
Or dit la laie gent que c'est par couvoitise
Qu'il ont ce leu lessié et autre place prise.

XVIII
Se cil leuz fust plus biaux de celi qu'il avoient;
Si le poïst on dire ; mais la fole gent voient
Que lor leus laissent cil qui desvoiez avoient
Por oster le pechié que en tel leu savoient.

XIX
En ce leu faisoit on pechié et grant ordure:
A l'oster ont eü mainte parole dure;
Mais Jehucriz li rois qui toz jors regne et dure
Si conduise celui qui les il fit conduire !

XX
La coe dou cheval desfant la beste tote,
Et c'est li plus vilz membres, et la mouche se doute.
Nous-avons euz es testes, et si n'en veons gote.

XXI
Se partout avoir eve, tiex buvroit qui a soi.
Vos veez, li navrez viaut le mire lez soi,
Et nos, qui sons navré chacun jor endroit soi,
N'avons cure don mire, ainz nos morons de soi.

XXII
La deüst estre mires la ou sont li plaié;
Car par les mires sont li navré apaié.
Menor sont mire, et nos sont par eus apaié:
Por ce sont li Menor en la vile avoié.

XXIII
Ou miex de la cité doivent tel gent venir;
Car ce qui est oscur font il cler devenir,
Et si font les navrez en senté revenir.
Or les veut l'abeesse de la vile banir.

XXIV
Et mes sires Ytiers, qui refu nez de Rains,
Ainz dit qu'il mangeroit ainçois fuielles et rains
Qu'i fussent en s'esglise confessor premeriens,
Et que d'aler a paie avroit lassés les rains.

XXV
Bien le deüst sosfrir mes sire Ytiers li prestres:
Paranz a et parentes mariez a grant festes;
Des biens de Sainte Yglise lor a achetez bestes:
Li biens esperitiex est devenuz terrestres.
 

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Le dit des Cordeliers (Français moderne)


I
Seigneurs, écoutez- moi, que Dieu vous prenne en gré,
Vous entendrez combien chaque cordelier accepte
D’endurer de souffrances en combattant les diables
Qui nous sont envoyés plus de cent fois par jour.

II
Ecoutez donc d’abord d’où ces gens sont venus :
Des fils de roi, de comte, se sont faits frères mineurs
Dans le monde, ils étaient grands, à présent si menus
Qu’ils sont ceint de la corde et vont tous les pieds nus.

III
Il est clair que Notre-Seigneur aima leur Ordre.
Quand saint François mourut, il invoqua Jésus :
En cinq endroits, je crois, Jésus marqua son corps
Ce qui nous montre que son âme est avec Lui.

IV
Au jour du Jugement, devant le tribunal
Où Jésus Christ fera justice des pêcheurs,
Saint François recevra ceux qui lui ressemblent.
C’est pourquoi j’estime les Cordeliers plus que tout.

V
Ils s’encordent de la corde tressée de trois cordons ;
A eux l’accord, à nous la discorde du cœur ;
Ils nous accordent d’être en discorde avec les péchés que nous avouons ;
Dans leur lit, ils se tordent à cause de nos torts.

VI
Chacun de nous, c’est sûr, se détourne du bien,
Chacun d’eux y retourne et soutient un grand combat
Nous nous faisons grand tort ----------------- :
Quand chacun de nous dort, chacun d’eux souffre et prie.

VII
La corde signifie, là où les nœuds sont faits,
Qu’ils défient le Malin, et lui et tous ses faits.
A qui en eux se fie, ses péchés, ses méfaits,
Seront, n’en doutez pas, effacés et défaits.

VIII
Les Frères de la corde sont appelés Mineurs :
M vient en premier, ils en sont tous d’accord :
Ils veulent sauver leur âme avant que la Mort la morde
Et l’âme de ceux qui avec eux sont d’accord.

IX
E signifie plainte : en disant « Hé ! »on se plaint ;
Par E l’âme fut à plaindre, Eve l’a fait se plaindre.
Quand le fils d’M vint à point, elle ne souffrit pont le poinçon de la douleur,
M a disjoint l’âme du mal auquel Eve l’avait jointe.

X
La Cane va, l’été comme l’hiver, sur la glace
Pieds nus, à la recherche de la nourriture
Ainsi font les Mineurs. Dieu garde que nul glisse
Qu’il ne tombe en péché, qu’il ne perde sa grâce.

XI
O est rond, O renferme en son centre un espace.
Le corps est rond aussi : il contient une place
Où est un trésor, l’âme, que le Malin menace.
Dieu garde le corps et l’âme, que le Malin ne leur fasse mal.

XII
Rue de l’Epicerie, ils vendent leurs épices ;
Ce sont de saintes paroles pures de tout vice.
La torte leur a fait tort, et telles sous ses pelisses
Leur ont tant tanné le poil qu’ils n’osent se montrer

XIII
L’abbesse qui cloche la cloche du clocher,
Le pape l’a convoquée pour la voir clocher
Avant d’être rendue, elle a dû sautiller :
Elle emporta la porte, elle qui n’aimait pas Dieu.

XIV
L’abbesse, qui est torte, leur a fait très grand tort :
Là voilà hors d’elle si un fromage lui échappe,
Devant le pape, ceux qui avaient le droit plaidèrent contre le tort :
Le droit n’obtint pas son droit, la torte n’eut pas tort.

XV
Le pape a voulu lui rendre sa sentence,
Car il sait bien qu’une femme s’aigrit pour peu de chose.
Il manda à l’évêque de leur permettre de rester,
Si c’était possible sans créer de difficulté.

XVI
L’évêque tint conseil pendant trois jours ou quatre.
Mais les femmes sont querelleuses, il ne put les apaiser,
il vit qu’il fallait jour après jour les combattre :
Son jugement fut que les Frères iraient s’ébattre ailleurs.

XVII
Ils avaient un dortoir, un réfectoire, une belle église,
Vergers, prés, treilles : un endroit magnifique.
Les ignorants disent que c’est par cupidité
Qu’ils l’ont quitté pour aller s’installer ailleurs

XVIII
Si leur nouveau séjour était plus beau que l’ancien,
On pourrait le dire : mais ces gens sans cervelle voient
Qu’ils sont en vous, eux qui remettent les dévoyés sur la bonne voie
Pour extirper le péché qu’ils savaient liés à cet endroit.

XIX
En cet endroit se commettaient d’affreux péchés :
En les extirpant, ils en ont entendu de dures,
Mais que Jésus, dont le règne toujours perdure,
conduise celui qui les y a fait conduire.


XX
La queue du cheval protège toute la bête,
C’est son membre le plus vil, mais la mouche en a peur
…………………………………………………………………………
Nous avons bien les yeux, mais nous y voyons goutte

XXI
Si l’eau était partout, qui a soif en boirait ;
On voit blessé désirer le médecin.
Et nous, qui chaque jour sommes chacun blessés
N’avons cure du médecin et mourons de soif.

XXII
Le médecin devrait être là où sont les malades,
Car les médecins apaisent les souffrances des blessés.
Les Mineurs sont des médecins qui nous donnent la paix
C’est pourquoi ils ont pris le chemin de la ville.

XXIII
Leur place est au meilleur endroit de la cité.
Car ils donnent la clarté à ce qui est obscur
Et aux blessés ils rendent la santé.
A présent l’abbesse veut les bannir de la ville.

XXIV
Quant au seigneur Itier, qui est natif de Reims,
Il dit qu’i mangerait des feuilles et des branches
Avant qu’en son église il confesse les premiers,
Et que d’aller négocier lui fatiguerait les reins.

XXV
Monsieur le curé Itier devrait bien l’accepter.
Il a marié fastueusement parents et parentes ;
Avec les biens de l’Eglise, il leur a acheté du bétail :
les biens spirituels sont devenus terrestres.

 

 


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