Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Recueil : Harmonies poétiques et religieuses (1830) - Pièces Ajoutées

Une fleur



Cette fleur est pour moi la date d'une année

Que le fleuve du temps a noyée en son cours;
Vingt fois la même fleur s'est rouverte et fanée
Depuis... Mais celle-là me fait rêver toujours.

C'était un de ces jours que jamais on n'oublie,
Jour de bonheur suprême, hélas ! sans lendemain.
Celle que j'adorais, et qui l'avait cueillie,
Quand le soir fut venu l'effeuilla dans ma main.

« Le soleil est couché; mais gardons, me dit-elle,
Quelque chose du moins du jour évanoui.
L'heure qui vit s'ouvrir cette fleur sous son aile
Est la même qui vit mon coeur épanoui.

« Nous ne pouvons, hélas ! enchaîner à la rive
Un seul des flots du temps, qu'il soit amer ou doux;
Mais nous pouvons semer sur l'onde fugitive
Nos débris de bonheur en mémoire de nous ! »

L'homme heureux de Samos* aux flots jeta sa bague,
Pour éprouver les dieux et tenter son bonheur;
Le flot la lui rendit... Nous, jetons à la vague,
A la vague du temps, ce jour et cette fleur !

Et si Dieu nous les rend, même dans l'autre monde,
Rendons grâce à la vie, et disons : « Gloire à lui ! »
Le chemin est bien long, la nuit est bien profonde;
Mais le ciel n'est pas loin, car l'amour nous a lui !

 

*Polycrate

 

 


Alphonse de Lamartine

 

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