Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure
Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883)

Pendant la vie de Laure - Sonnets 181 à 190


 

(240/366) - Sonnet 181 : Il engage Laure à chercher en elle-même la raison pour laquelle il ne peut pas l’oublier.
(241/366) - Sonnet 182 : Les pleurs qu’il verse à l’occasion de la maladie de Laure, n’éteignent pas mais au contraire accroissent sa flamme.
(242/366) - Sonnet 183 : Il dit à son cœur de s’en retourner vers Laure, sans songer qu’il est déjà près d’elle.
(243/366) - Sonnet 184 : Quand son cœur qui est resté avec Laure parle pour lui, elle se rit de ses prières.
(244/366) - Sonnet 185 : À un ami qui est amoureux comme lui, il ne sait dire autre chose que d’élever son âme à Dieu.
(245/366) - Sonnet 186 : Il se réjouit des paroles flatteuses que lui a adressées un ami en présence de Laure.
(246/366) - Sonnet 187 : La mort de Laure sera un malheur public ; il supplie le ciel de le faire mourir avant elle.
(247/366) - Sonnet 188 : Pour qu’on ne dise pas qu’il outrepasse la vérité dans ses éloges, il invite tout le monde à voir Laure.
(248/366) - Sonnet 189 : Quiconque l’aura vue, devra confesser qu’on ne peut trop la louer.
(249/366) - Sonnet 190 : Pensant à ce jour où il la laissa si triste, il craint pour sa santé.

 

Sonnet 181

Il engage Laure à chercher en elle-même la raison pour laquelle il ne peut pas l’oublier.


I' ò pregato Amor, e 'l ne riprego,
che mi scusi appo voi, dolce mia pena,
amaro mio dilecto, se con piena
fede dal dritto mio sentier mi piego.

I' nol posso negar, donna, et nol nego,
che la ragion, ch'ogni bona alma affrena,
non sia dal voler vinta; ond'ei mi mena
talor in parte ov'io per forza il sego.

Voi, con quel cor, che di sí chiaro ingegno,
di sí alta vertute il cielo alluma,
quanto mai piovve da benigna stella,

devete dir, pietosa et senza sdegno:
Che pò questi altro? il mio volto il consuma:
ei perché ingordo, et io perché sí bella ?


J’ai prié Amour, et je le prie de nouveau, de m’excuser auprès de vous, ô ma douce peine, ô mon amer plaisir, si, dans ma pleine bonne foi, je m’écarte de mon droit sentier.

Je ne puis nier, Madame, et je ne nie pas que la raison, qui tient en bride toute âme bonne, n’ait été vaincue par la passion ; aussi cette dernière me mène parfois en un lieu où il me faut la suivre par force.

Vous, avec ce cœur que le ciel illumine du plus clair esprit, de la plus haute vertu qui soient jamais tombés d’une bénigne étoile,

Vous devez dire, avec pitié et sans courroux : Celui-ci pouvait-il faire autrement ? Mon visage le consume ; c’est parce qu’il est avide de le voir et que moi, je suis si belle.


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Sonnet 182

Les pleurs qu’il verse à l’occasion de la maladie de Laure, n’éteignent pas mais au contraire accroissent sa flamme.


L'alto signor dinanzi a cui non vale
nasconder né fuggir, né far difesa,
di bel piacer m'avea la mente accesa
con un ardente et amoroso strale;

et benché 'l primo colpo aspro et mortale
fossi da sé, per avanzar sua impresa
una saetta di pietate à presa,
et quinci et quindi il cor punge et assale.

L'una piaga arde, et versa foco et fiamma;
lagrime l'altra che 'l dolor distilla,
per li occhi mei, del vostro stato rio:

né per duo fonti sol una favilla
rallenta de l'incendio che m'infiamma,
anzi per la pietà, cresce 'l desio.


Le sublime Seigneur devant lequel il ne sert à rien de se cacher, ni de fuir, ni de se défendre, m’avait allumé l’esprit d’un beau désir, avec une ardente et amoureuse flèche.

Et bien que le premier coup fût par lui-même âpre et mortel, pour avancer son entreprise, il a pris une flèche de merci et, deçà et delà, il m’en a attaqué et percé le cœur.

Une de ces plaies brûle et verse feu et flamme ; l’autre verse des larmes que distille par mes yeux la douleur causée par votre cruelle attitude.

Et même par ces deux fontaines, il est impossible d’éteindre une seule des étincelles de l’incendie qui m’embrase ; au contraire, par la pitié mon désir s’accroît.


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Sonnet 183

Il dit à son cœur de s’en retourner vers Laure, sans songer qu’il est déjà près d’elle.


- Mira quel colle, o stanco mio cor vago:
ivi lasciammo ier lei, ch'alcun tempo ebbe
qualche cura di noi, et le ne 'ncrebbe,
or vorria trar de li occhi nostri un lago.

Torna tu in là, ch'io d'esser sol m'appago;
tenta se forse anchor tempo sarebbe
da scemar nostro duol, che 'nfin qui crebbe,
o del mio mal participe et presago.

- Or tu ch'ài posto te stesso in oblio
et parli al cor pur come e' fusse or teco,
miser, et pien di pensier' vani et sciocchi!

ch'al dipartir dal tuo sommo desio
tu te n'andasti, e' si rimase seco,
et si nascose dentro a' suoi belli occhi.


- Regarde cette colline, ô mon cœur errant et las ; c’est là qu’hier nous laissâmes celle qui, pendant quelque temps, eut quelque souci de nous et qui s’en repentit ; maintenant elle voudrait tirer un lac de nos yeux.

Retournes-y ; car moi, je me plais à rester seul ; essaye s’il ne serait pas encore temps de soulager un peu notre douleur qui, jusqu’ici, n’a cessé de croître, ô toi qui participes à mes maux et qui les a pressentis.

- Maintenant, toi qui t’es mis toi-même en oubli, et qui parles à ton cœur comme s’il était encore avec toi, malheureux, plein de pensers vains et insensés,

En quittant celle qui est ton suprême désir, tu t’en es allé seul, et ton cœur est resté avec elle, et s’est caché dans ses beaux yeux.


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Sonnet 184

Quand son cœur qui est resté avec Laure parle pour lui, elle se rit de ses prières.


Fresco, ombroso, fiorito et verde colle,
ov'or pensando et or cantando siede,
et fa qui de' celesti spirti fede,
quella ch'a tutto 'l mondo fama tolle:

il mio cor che per lei lasciar mi volle
(et fe' gran senno, et piú se mai non riede)
va or contando ove da quel bel piede
segnata è l'erba, et da quest'occhi è molle.

Seco si stringe, et dice a ciascun passo:
Deh fusse or qui quel miser pur un poco,
ch'è già di pianger et di viver lasso!

Ella sel ride, et non è pari il gioco:
tu paradiso, i' senza cor un sasso,
o sacro, aventuroso et dolce loco.


Fraîche, ombreuse, fleurie et verdoyante colline, où tantôt rêveuse et tantôt chantant, s’assied et témoigne ici-bas de l’existence des célestes esprits, celle qui enlève à l’univers la renommée !

Mon cœur, qui a voulu me quitter pour elle, en quoi il a fait très sagement, surtout s’il ne revient jamais, s’en va maintenant comptant tous les endroits où l’herbe a été foulée par son beau pied, et arrosée par les pleurs de ses yeux.

Il se serre contre elle, et dit à chaque pas : ah ! que n’est-il ici maintenant pour quelques instants, ce malheureux qui est déjà las de pleurer et de vivre !

Elle, se met à rire ; et le jeu n’est pas égal : tu es au paradis, et moi sans mon cœur je suis un roc, ô lien, consacré, fortuné et doux.


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Sonnet 185

À un ami qui est amoureux comme lui, il ne sait dire autre chose que d’élever son âme à Dieu.


Il mal mi preme, et mi spaventa il peggio,
al qual veggio sí larga et piana via,
ch'i' son intrato in simil frenesia,
et con duro penser teco vaneggio;

né so se guerra o pace a Dio mi cheggio,
ché 'l danno è grave, et la vergogna è ria.
Ma perché piú languir? di noi pur fia
quel ch'ordinato è già nel sommo seggio.

Bench'i' non sia di quel grand'onor degno
che tu mi fai, ché te n'inganna Amore,
che spesso occhio ben san fa veder torto,

pur d'alzar l'alma a quel celeste regno
è il mio consiglio, et di spronare il core:
perché 'l camin è lungo, e 'l tempo è corto.


Le mal présent m’accable et j’en redoute un pire, auquel je vois la route ouverte si large et si aplanie, que je suis entré en une frénésie semblable à la tienne, et, que, obsédé par de durs pensers, je viens rêver avec toi.

Et je ne sais si c’est la guerre ou la paix que je demande à Dieu pour moi ; car le dommage que me cause cette guerre est grand, et la honte que j’éprouve à la cesser est pénible. Mais pourquoi languir plus longtemps ? Il n’arrivera jamais de nous que ce qui est ordonné déjà dans le souverain séjour.

Bien que je ne sois pas digne du grand honneur que tu me fais, trompé que tu es par Amour qui fait souvent voir faux l’œil le plus sain.

Je suis pourtant d’avis qu’il faut élever son âme vers ce céleste royaume, et exciter son cœur de l’éperon ; car le chemin est long et le temps est court.


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Sonnet 186

Il se réjouit des paroles flatteuses que lui a adressées un ami en présence de Laure.


Due rose fresche, et colte in paradiso
l'altrier, nascendo il dí primo di maggio,
bel dono, et d'un amante antiquo et saggio,
tra duo minori egualmente diviso

con sí dolce parlar et con un riso
da far innamorare un huom selvaggio,
di sfavillante et amoroso raggio
et l'un et l'altro fe' cangiare il viso.

- Non vede un simil par d'amanti il sole -
dicea, ridendo et sospirando inseme;
et stringendo ambedue, volgeasi a torno.

Cosí partia le rose et le parole,
onde 'l cor lasso anchor s'allegra et teme:
o felice eloquentia, o lieto giorno !


Deux roses fraîches et cueillies en paradis avant-hier, quand naissait le premier jour de mai, tel est le beau présent partagé également par un amant antique et sage, entre deux autres plus jeunes.

Et cela avec un rire à énamourer un homme sauvage, et un parler si doux qu’il fît changer de visage à l’un et à l’autre, et le fît briller d’un rayon amoureux.

Le soleil n’a pas vu un semblable couple d’amants, disait-il en riant et en soupirant tout à la fois, et les serrant toutes les deux dans sa main, il regardait autour de lui.

C’est ainsi qu’il partagea les roses et les paroles ; et mon cœur lassé s’en réjouit et en tremble encore. Ô bienheureuse éloquence ! Ô jour heureux !


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Sonnet 187

La mort de Laure sera un malheur public ; il supplie le ciel de le faire mourir avant elle.


L'aura che 'l verde lauro et l'aureo crine
soavemente sospirando move,
fa con sue viste leggiadrette et nove
l'anime da' lor corpi pellegrine.

Candida rosa nata in dure spine,
quando fia chi sua pari al mondo trove,
gloria di nostra etate? O vivo Giove,
manda, prego, il mio in prima che 'l suo fine:

sí ch'io non veggia il gran publico danno,
e 'l mondo remaner senza 'l suo sole,
né li occhi miei, che luce altra non ànno;

né l'alma, che pensar d'altro non vòle,
né l'orecchie, ch'udir altro non sanno,
senza l'oneste sue dolci parole.


Laure, qui par ses soupirs suaves agite le vert laurier et la chevelure d’or, fait avec ses airs gracieux et amoureux sortir les âmes de leur corps.

Rose candide, née sur de rudes buissons ! Quand trouvera-t-on sa pareille au monde ? Gloire de notre âge ! Ô vivant Jupiter, ordonne, je t’en prie, mon trépas avant le sien ;

Afin que je ne voie pas ce grand malheur public, et le monde rester sans son soleil, ainsi que mes yeux qui n’ont pas d’autre lumière,

Et mon âme, qui ne veut point penser à autre chose, et mes oreilles qui ne savent rien écouter, si ce n’est ses chastes et douces paroles.


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Sonnet 188

Pour qu’on ne dise pas qu’il outrepasse la vérité dans ses éloges, il invite tout le monde à voir Laure.


Parrà forse ad alcun che 'n lodar quella
ch'i' adoro in terra, errante sia 'l mio stile,
faccendo lei sovr'ogni altra gentile,
santa, saggia, leggiadra, honesta et bella.

A me par il contrario; et temo ch'ella
non abbia a schifo il mio dir troppo humile,
degna d'assai piú alto et piú sottile:
et chi nol crede, venga egli a vedella;

sí dirà ben: Quello ove questi aspira
è cosa da stancare Athene, Arpino,
Mantova et Smirna, et l'una et l'altra lira.

Lingua mortale al suo stato divino
giunger non pote: Amor la spinge et tira,
non per electïon, ma per destino.


Il semblera peut-être à d’aucuns qu’en louant celle que j’adore sur terre, mon style ait exagéré, quand je l’ai faite au-dessus de toute autre, noble, sainte, sage, gracieuse, chaste et belle.

Pour moi, il me semble le contraire ; et je crains qu’elle n’ait en dédain mon langage beaucoup trop humble, digne qu’elle est d’un langage bien plus élevé et bien plus habile ; et que celui qui ne le croit pas, s’en vienne et la regarde.

Il dira bien : la chose à laquelle celui-ci aspire suffirait à fatiguer Athènes, Arpino, Mantoue et Smyrne, et l’une et l’autre lyre.

Langue mortelle ne peut atteindre à sa nature divine ; Amour la pousse et l’excite, non parce qu’elle a été choisie pour cela, mais parce que c’était sa destinée.


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Sonnet 189

Quiconque l’aura vue, devra confesser qu’on ne peut trop la louer.


Chi vuol veder quantunque pò Natura
e 'l Ciel tra noi, venga a mirar costei,
ch'è sola un sol, non pur a li occhi mei,
ma al mondo cieco, che vertú non cura;

et venga tosto, perché Morte fura
prima i migliori, et lascia star i rei:
questa aspettata al regno delli dèi
cosa bella mortal passa, et non dura.

Vedrà, s'arriva a tempo, ogni vertute,
ogni bellezza, ogni real costume
giunti in un corpo con mirabil' tempre:

allor dirà che mie rime son mute,
l'ingegno offeso dal soverchio lume;
ma se piú tarda, avrà da pianger sempre.


Que celui qui veut voir tout ce que Nature et le Ciel peuvent faire parmi nous, vienne regarder celle-ci qui seule est un Soleil, non pas seulement à mes yeux, mais pour le monde aveugle et qui n’a cure de la vertu.

Et qu’il vienne vite, parce que la Mort enlève d’abord les meilleurs et laisse vivre les mauvais. Celle-ci, attendue au royaume des Dieux, est une belle chose mortelle, elle passe et ne dure pas.

Il verra, s’il arrive à temps, toute vertu, toute beauté, toute royale habitude réunies en un seul corps avec une admirable harmonie.

Alors il dira que mes rimes sont muettes, et que mon esprit a été accablé par l’excès de lumière ; mais s’il tarde plus longtemps, il en pleurera toujours.


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Sonnet 190

Pensant à ce jour où il la laissa si triste, il craint pour sa santé.


Qual paura ò, quando mi torna a mente
quel giorno ch'i' lasciai grave et pensosa
madonna, e 'l mio cor seco! et non è cosa
che sí volentier pensi, et sí sovente.

I' la riveggio starsi humilemente
tra belle donne, a guisa d'una rosa
tra minor' fior', né lieta né dogliosa,
come chi teme, et altro mal non sente.

Deposta avea l'usata leggiadria,
le perle et le ghirlande et i panni allegri,
e 'l riso e 'l canto e 'l parlar dolce humano.

Cosí in dubbio lasciai la vita mia:
or tristi auguri, et sogni et penser' negri
mi dnno assalto, et piaccia a Dio che 'nvano.


Quelle peur j’ai quand me revient en la mémoire ce jour où je laissai ma Dame sombre et pensive, et mon cœur avec elle ! Et ce n’est point chose à laquelle on pense si volontiers et si souvent.

Je la revois humblement assise parmi de belles dames, comme une rose au milieu de fleurs moindres ; ni joyeuse ni triste, comme quelqu’un qui appréhende et qui ne sent pas d’autre mal.

Elle avait déposé sa grâce accoutumée, les perles et les guirlandes et les vêtements gais, et le rire et le chant, et le parler doux et bienveillant.

Ainsi, dans cette incertitude, j’ai laissé ma vie ; maintenant les tristes augures et les songes et les noirs pensers m’assaillent ; et plaise à Dieu que ce soit en vain.

 


Pétrarque

 

02 petrarque