La Terre était riante et dans sa fleur première ;
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du Ciel embelli couronna les hauteurs
Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs.
Rien n’avait dans sa forme altéré la nature,
Et des monts réguliers l’immense architecture
S’élevait jusqu’aux Cieux par ses degrés égaux,
Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux.
La forêt, plus féconde, ombrageait, sous ses dômes,
Des plaines et des fleurs les gracieux royaumes
Et des fleuves aux mers le cours était réglé
Dans un ordre parfait qui n’était pas troublé.
Jamais un voyageur n’aurait, sous le feuillage,
Rencontré, loin des flots, l’émail du coquillage,
Et la perle habitait son palais de cristal :
Chaque trésor restait dans l’élément natal,
Sans enfreindre jamais la céleste défense ;
Et la beauté du monde attestait son enfance ;
Tout suivait sa loi douce et son premier penchant,
Tout était pur encor. Mais l’homme était méchant.
Les peuples déjà vieux, les races déjà mûres,
Avaient vu jusqu’au fond des sciences obscures ;
Les mortels savaient tout, et tout les affligeait ;
Le prince était sans joie ainsi que le sujet ;
Trente religions avaient eu leurs prophètes,
Leurs martyrs, leurs combats, leurs gloires, leurs défaites,
Leur temps d’indifférence et leur siècle d’oubli ;
Chaque peuple, à son tour dans l’ombre enseveli,
Chantait languissamment ses grandeurs effacées :
La mort régnait déjà dans les âmes glacées.
Même plus haut que l’homme atteignaient ses malheurs :
D’autres êtres cherchaient ses plaisirs et ses pleurs.
Souvent, fruit inconnu d’un orgueilleux mélange,
Au sein d’une mortelle on vit le fils d’un Ange.
Le crime universel s’élevait jusqu’aux cieux.
Dieu s’attrista lui-même et détourna les yeux.
Et cependant, un jour, au sommet solitaire
Du mont sacré d’Arar, le plus haut de la Terre,
Apparut une vierge et près d’elle un pasteur :
Tous deux nés dans les champs, loin d’un peuple imposteur,
Leur langage était doux, leurs mains étaient unies
Comme au jour fortuné des unions bénies ;
Ils semblaient, en passant sur ces monts inconnus,
Retourner vers le Ciel dont ils étaient venus ;
Et, sans l’air de douleur, signe que Dieu nous laisse,
Rien n’eût de leur nature indiqué la faiblesse,
Tant les traits primitifs et leur simple beauté
Avaient sur leur visage empreint de majesté.
Quand du mont orageux ils touchèrent la cime,
La campagne à leurs pieds s’ouvrit comme un abîme.
C’était l’heure où la nuit laisse le Ciel au jour :
Les constellations palissaient tour à tour ;
Et, jetant à la Terre un regard triste encore,
Couraient vers l’Orient se perdre dans l’aurore,
Comme si pour toujours elles quittaient les yeux
Qui lisaient leur destin sur elles dans les Cieux.
Le Soleil, dévoilant sa figure agrandie,
S’éleva sur les bois comme un vaste incendie,
Et la Terre aussitôt, s’agitant longuement,
Salua son retour par un gémissement.
Réunis sur les monts, d’immobiles nuages
Semblaient y préparer l’arsenal des orages ;
Et sur leurs fronts noircis qui partageaient les Cieux
Luisait incessamment l’éclair silencieux.
Tous les oiseaux, poussés par quelque instinct funeste,
S’unissaient dans leur vol en un cercle céleste ;
Comme des exilés qui se plaignent entre eux,
Ils poussaient dans les airs de longs cris douloureux.
La Terre cependant montrait ses lignes sombres
Au jour pâle et sanglant qui faisait fuir les ombres ;
Mais, si l’homme y passait, on ne pouvait le voir :
Chaque cité semblait comme un point vague et noir,
Tant le mont s’élevait à des hauteurs immenses !
Et des fleuves lointains les faibles apparences
Ressemblaient au dessin par le vent effacé
Que le doigt d’un enfant sur le sable a tracé.
Ce fut là que deux voix, dans le désert perdues,
Dans les hauteurs de l’air avec peine entendues,
Osèrent un moment prononcer tour à tour
Ce dernier entretien d’innocence et d’amour :
— « Comme la Terre est belle en sa rondeur immense !
La vois-tu qui s’étend jusqu’où le ciel commence ?
La vois-tu s’embellir de toutes ses couleurs ?
Respire un jour encor le parfum de ses fleurs,
Que le vent matinal apporte à nos montagnes.
On dirait aujourd’hui que les vastes campagnes
Elèvent leur encens, étalent leur beauté,
Pour toucher, s’il se peut, le seigneur irrité.
Mais les vapeurs du ciel, comme de noirs fantômes,
Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes
Qui devaient, sans manquer au moment attendu,
Annoncer l’agonie à l’univers perdu.
Viens, tandis que l’horreur partout nous environne,
Et qu’une vaste nuit lentement nous couronne,
Viens, ô ma bien-aimée ! Et, fermant tes beaux yeux,
Qu’épouvante l’aspect du désordre des cieux,
Sur mon sein, sous mes bras repose encor ta tête,
Comme l’oiseau qui dort au sein de la tempête ;
Je te dirai l’instant où le ciel sourira,
Et durant le péril ma voix te parlera. »
La vierge sur son cœur pencha sa tête blonde ;
Un bruit régnait au loin, pareil au bruit de l’onde :
Mais tout était paisible et tout dormait dans l’air ;
Rien ne semblait vivant, rien, excepté l’éclair.
Le pasteur poursuivit d’une voix solennelle :
« Adieu, monde sans borne, ô terre maternelle !
Formes de l’horizon, ombrages des forêts,
Antres de la montagne, embaumés et secrets ;
Gazons verts, belles fleurs de l’oasis chérie,
Arbres, rochers connus, aspects de la patrie !
Adieu ! Tout va finir, tout doit être effacé,
Le temps qu’a reçu l’homme est aujourd’hui passé,
Demain rien ne sera. Ce n’est point par l’épée,
Postérité d’Adam, que tu seras frappée,
Ni par les maux du corps ou les chagrins du cœur ;
Non, c’est un élément qui sera ton vainqueur.
La terre va mourir sous des eaux éternelles,
Et l’ange en la cherchant fatiguera ses ailes.
Toujours succédera, dans l’univers sans bruits,
Au silence des jours le silence des nuits.
L’inutile soleil, si le matin l’amène,
N’entendra plus la voix et la parole humaine ;
Et quand sur un flot mort sa flamme aura relui,
Le stérile rayon remontera vers lui.
Oh ! pourquoi de mes yeux a-t-on levé les voiles ?
Comment ai-je connu le secret des étoiles ?
Science du désert, annales des pasteurs !
Cette nuit, parcourant vos divines hauteurs
Dont l’Egypte et Dieu seul connaissent le mystère,
Je cherchais dans le ciel l’avenir de la terre ;
Ma houlette savante, orgueil de nos bergers,
Traçait l’ordre éternel sur les sables légers,
Comparant, pour fixer l’heure où l’étoile passe,
Les cailloux de la plaine aux lueurs de l’espace.
Mais un ange a paru dans la nuit sans sommeil ;
Il avait de son front quitté l’éclat vermeil,
Il pleurait, et disait dans sa douleur amère :
« Que n’ai-je pu mourir lorsque mourut ta mère !
J’ai failli, je l’aimais, Dieu punit cet amour,
Elle fut enlevée en te laissant au jour.
Le nom d’Emmanuel que la terre te donne,
C’est mon nom. J’ai prié pour que Dieu te pardonne ;
Va seul au mont Arar, prends ses rocs pour autels,
Prie, et seul, sans songer au destin des mortels,
Tiens toujours tes regards plus hauts que sur la terre ;
La mort de l’innocence est pour l’homme un mystère ;
Ne t’en étonne pas, n’y porte pas tes yeux ;
La pitié du mortel n’est point celle des cieux.
Dieu ne fait point de pacte avec la race humaine ;
Qui créa sans amour fera périr sans haine.
Sois seul, si Dieu m’entend, je viens. » Il m’a quitté ;
Avec combien de pleurs, hélas ! l’ai-je écouté !
J’ai monté sur l’Arar, mais avec une femme. »
Sara lui dit : « Ton âme est semblable à mon âme,
Car un mortel m’a dit : « Venez sur Gelboë,
Je me nomme Japhet, et mon père est Noë.
Devenez mon épouse, et vous serez sa fille ;
Tout va périr demain, si ce n’est ma famille. »
Et moi je l’ai quitté sans avoir répondu,
De peur qu’Emmanuel n’eût longtemps attendu. »
Puis tous deux embrassés, ils se dirent ensemble :
« Ah ! louons l’éternel, il punit, mais rassemble ! »
Le tonnerre grondait ; et tous deux à genoux
S’écrièrent alors : « O Seigneur, jugez-nous ! »
II
Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent,
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent,
Et du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui comme de grands trophées
Les débris inconnus des villes étouffées,
Et là bientôt plus calme en son accroissement,
Semble, dans ses travaux, s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde
Les membres arrachés au cadavre du Monde.
Ce fut alors qu’on vit des hôtes inconnus
Sur des bords étrangers tout à coup survenus ;
Le cèdre jusqu’au nord vint écraser le saule ;
Les ours noyés, flottants sur les glaçons du pôle,
Heurtèrent l’éléphant près du Nil endormi,
Et le monstre, que l’eau soulevait à demi,
S’étonna d’écraser, dans sa lutte contre elle,
Une vague où nageaient le tigre et la gazelle.
En vain des larges flots repoussant les premiers,
Sa trompe tournoyante arracha les palmiers ;
Il fut roulé comme eux dans les plaines torrides,
Regrettant ses roseaux et ses sables arides,
Et de ses hauts bambous le lit flexible et vert,
Et jusqu’au vent de flamme exilé du désert.
Dans l’effroi général de toute créature,
La plus féroce même oubliait sa nature ;
Les animaux n’osaient ni ramper ni courir,
Chacun d’eux résigné se coucha pour mourir.
En vain fuyant aux cieux l’eau sur ses rocs venue,
L’aigle tomba des airs, repoussé par la nue.
Le péril confondit tous les êtres tremblants.
L’homme seul se livrait à des projets sanglants.
Quelques rares vaisseaux qui se faisaient la guerre,
Se disputaient longtemps les restes de la terre :
Mais, pendant leurs combats, les flots non ralentis
Effaçaient à leurs yeux ces restes engloutis.
Alors un ennemi plus terrible que l’onde
Vint achever partout la défaite du monde ;
La faim de tous les cœurs chassa les passions :
Les malheureux, vivants après leurs nations,
N’avaient qu’une pensée, effroyable torture,
L’approche de la mort, la mort sans sépulture.
On vit sur un esquif, de mers en mers jeté,
L’oeil affamé du fort sur le faible arrêté ;
Des femmes, à grands cris insultant la nature,
Y réclamaient du sort leur humaine pâture ;
L’athée, épouvanté de voir Dieu triomphant,
Puisait un jour de vie aux veines d’un enfant ;
Des derniers réprouvés telle fut l’agonie.
L’amour survivait seul à la bonté bannie ;
Ceux qu’unissaient entre eux des serments mutuels,
Et que persécutait la haine des mortels,
S’offraient ensemble à l’onde avec un front tranquille,
Et contre leurs douleurs trouvaient un même asile.
Mais sur le mont Arar, encor loin du trépas,
Pour sauver ses enfants l’ange ne venait pas ;
En vain le cherchaient-ils, les vents et les orages
N’apportaient sur leurs fronts que de sombres nuages.
Cependant sous les flots montés également
Tout avait par degrés disparu lentement :
Les cités n’étaient plus, rien ne vivait, et l’onde
Ne donnait qu’un aspect à la face du monde.
Seulement quelquefois sur l’élément profond
Un palais englouti montrait l’or de son front ;
Quelques dômes, pareils à de magiques îles,
Restaient pour attester la splendeur de leurs villes.
Là parurent encore un moment deux mortels :
L’un la honte d’un trône, et l’autre des autels ;
L’un se tenant au bras de sa propre statue,
L’autre au temple élevé d’une idole abattue.
Tous deux jusqu’à la mort s’accusèrent en vain
De l’avoir attirée avec le flot divin.
Plus loin, et contemplant la solitude humide,
Mourait un autre roi, seul sur sa pyramide.
Dans l’immense tombeau, s’était d’abord sauvé
Tout son peuple ouvrier qui l’avait élevé :
Mais la mer implacable, en fouillant dans les tombes,
Avait tout arraché du fond des catacombes :
Les mourants et leurs Dieux, les spectres immortels,
Et la race embaumée, et le sphinx des autels,
Et ce roi fut jeté sur les sombres momies
Qui dans leurs lits flottants se heurtaient endormies.
Expirant, il gémit de voir à son côté
Passer ces demi-dieux sans immortalité,
Dérobés à la mort, mais reconquis par elle
Sous les palais profonds de leur tombe éternelle ;
Il eut le temps encor de penser une fois
Que nul ne saurait plus le nom de tant de rois,
Qu’un seul jour désormais comprendrait leur histoire,
Car la postérité mourait avec leur gloire.
L’arche de Dieu passa comme un palais errant.
Le voyant assiégé par les flots du courant,
Le dernier des enfants de la famille élue
Lui tendit en secret sa main irrésolue,
Mais d’un dernier effort : « Va-t’en, lui cria-t-il,
De ton lâche salut je refuse l’exil ;
Va, sur quelques rochers qu’aura dédaignés l’onde,
Construire tes cités sur le tombeau du monde ;
Mon peuple mort est là, sous la mer je suis roi.
Moins coupables que ceux qui descendront de toi,
Pour étonner tes fils sous ces plaines humides,
Mes géants glorieux laissent les pyramides ;
Et sur le haut des monts leurs vastes ossements,
De ces rivaux du ciel terribles monuments,
Trouvés dans les débris de la terre inondée,
Viendront humilier ta race dégradée. »
Il disait, s’essayant par le geste et la voix
A l’air impérieux des hommes qui sont rois,
Quand, roulé sur la pierre et touché par la foudre,
Sur sa tombe immobile, il fut réduit en poudre.
Mais sur le mont Arar l’Ange ne venait pas ;
L’eau faisait sur les rocs de gigantesques pas,
Et ses flots rugissants vers le mont solitaire
Apportaient avec eux tous les bruits du tonnerre.
Enfin le fléau lent qui frappait les humains
Couvrit le dernier point des œuvres de leurs mains ;
Les montagnes, bientôt par l’onde escaladées,
Cachèrent dans son sein leurs têtes inondées.
Le volcan s’éteignit, et le feu périssant
Voulut en vain y rendre un combat impuissant ;
A l’élément vainqueur il céda le cratère,
Et sortit en fumant des veines de la terre.
III
Rien ne se voyait plus, pas même des débris ;
L’univers écrasé ne jetait plus ses cris.
Quand la mer eut des monts chassé tous les nuages,
On vit se disperser l’épaisseur des orages ;
Et les rayons du jour, dévoilant leur trésor,
Lançaient jusqu’à la mer des jets d’opale et d’or ;
La vague était paisible, et molle et cadencée,
En berceaux de cristal mollement balancée ;
Les vents, sans résistance, étaient silencieux ;
La foudre, sans échos, expirait dans les cieux ;
Les cieux devenaient purs, et, réfléchis dans l’onde,
Teignaient d’un azur clair l’immensité profonde.
Tout s’était englouti sous les flots triomphants,
Déplorable spectacle ! Excepté deux enfants.
Sur le sommet d’Arar tous deux étaient encore,
Mais par l’onde et les vents battus depuis l’aurore.
Sous les lambeaux mouillés des tuniques de lin,
La vierge était tombée aux bras de l’orphelin ;
Et lui, gardant toujours sa tête évanouie,
Mêlait ses pleurs sur elle aux gouttes de la pluie.
Cependant, lorsqu’enfin le soleil renaissant
Fit tomber un rayon sur son front innocent,
Par la beauté du jour un moment abusée,
Comme un lis abattu, secouant la rosée,
Elle entr’ouvrit les yeux et dit : « Emmanuel !
Avons-nous obtenu la clémence du ciel ?
J’aperçois dans l’azur la colombe qui passe,
Elle porte un rameau ; Dieu nous a-t-il fait grâce ?
— La colombe est passée et ne vient pas à nous.
— Emmanuel, la mer a touché mes genoux.
— Dieu nous attend ailleurs à l’abri des tempêtes.
— Vois-tu l’eau sur nos pieds ? — Vois le ciel sur nos têtes.
— Ton père ne vient pas ; nous serons donc punis ?
— Sans doute après la mort nous serons réunis.
— Venez, Ange du ciel, et prêtez-lui vos ailes !
— Recevez-la, mon père, aux voûtes éternelles ! »
Ce fut le dernier cri du dernier des humains.
Longtemps, sur l’eau croissante élevant ses deux mains,
Il soutenait Sara par les flots poursuivie ;
Mais, quand il eut perdu sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer le monde fut rempli,
Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli.
Écrit à Oloron, dans les Pyrénées, en 1823