Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883) Pendant la vie de Laure - Sextines 1 à 8(22/366) - Sextine 1 : Il expose son état misérable. Il n’en accuse pas Laure ; il réclame sa pitié et désespère de l’obtenir. Sextine 1 Il expose son état misérable. Il n’en accuse pas Laure ; il réclame sa pitié et désespère de l’obtenir.
Et io, da che comincia la bella alba Quando la sera scaccia il chiaro giorno, Non credo che pascesse mai per selva Prima ch'i' tomi a voi, lucenti stelle, Con lei foss'io da che si parte il sole, Ma io sarò sotterra in secca selva
Et moi, dès que la belle aube commence à secouer l’ombre d’autour de la terre, réveillant les animaux par tous les bois, je n’ai pas de trêve à mes soupirs tant que brille le soleil ; puis, quand je vois flamboyer les étoiles, je vais pleurant et désirant le jour. Quand le soir chasse la clarté du jour, et que nos ténèbres font l’aube pour l’autre hémisphère, je regarde, pensif, les cruelles étoiles qui m’ont fait d’un peu de terre sensible, et je maudis le jour où je vis le soleil ; car cette existence me fait ressembler à un homme nourri dans les forêts. Je ne crois pas qu’ait jamais pâturé par les forêts, de nuit ou de jour, une bête si cruelle que celle pour qui je pleure à l’ombre et au soleil ; et, de l’heure du premier somme à l’aube, je ne suis jamais las de pleurer, car, bien que je sois un corps mortel fait de terre, mon ferme désir vient des étoiles. Avant que je retourne à vous, brillantes étoiles, ou que je tombe dans l’amoureuse forêt, y laissant mon corps qui deviendra poussière ténue, puissé-je voir en elle quelque pitié ; car en un seul jour elle peut réparer bien des années, et avant que reparaisse l’aube, elle peut m’enrichir dès le coucher du soleil. Avec elle que ne fussé-je, à partir du moment où le soleil disparaît, et que ne pussions-nous voir autres choses que les étoiles, seulement une nuit ; et que jamais ne vînt l’aube, et qu’elle ne se transformât point en une verte plante pour s’échapper de mes bras, comme le jour où Apollon la poursuivait sur la terre. Mais je serai sous terre entre de sèches planches, et l’on verra, de jour, le ciel plein d’étoiles serrées, avant que le soleil arrive à une aube si douce.
Bien qu’il désespère de voir Laure s’attendrir, il proteste qu’il l’aimera jusqu’à la mort.
Allor saranno i miei pensier a riva Ma perché vola il tempo, et fuggon gli anni, Non fur già mai veduti sí begli occhi I' temo di cangiar pria volto et chiome Dentro pur foco, et for candida neve, L'auro e i topacii al sol sopra la neve
Mes désirs seront alors venus à bonne fin quand on ne trouvera plus une feuille verte au laurier ; quand mon cœur sera en paix, quand mes yeux seront séchés, nous verrons le feu se glacer et la neige brûler. Je n’ai pas autant de cheveux dans ma chevelure, que je consentirais à attendre d’années ce beau jour. Mais comme le temps vole et que les années fuient, de sorte qu’on arrive également à la mort, avec les cheveux noirs ou blancs, je suivrai l’ombre de ce doux laurier par le plus ardent soleil et par la neige, jusqu’à ce que mon dernier jour ferme mes yeux. Jamais ne furent vus d’aussi beaux yeux, ni dans notre âge, ni aux âges précédents ; ils me dévorent comme le soleil dévore la neige. De là découle un ruisseau de larmes, qu’Amour conduit au pied du dur Laurier dont les branches sont de diamant et le feuillage d’or. Je crains de changer de visage et de cheveux avant que mon idole sculptée en laurier vif ne m’ait montré ses yeux adoucis par une vraie pitié ; car, si je ne me trompe point dans mon compte, il y a sept ans aujourd’hui que je vais soupirant de rive en rive, la nuit et le jour, par la chaleur et par la neige. Cependant, feu au dedans et au dehors blanche neige, j’irai sur chaque rive, toujours pleurant, avec d’autres cheveux mais avec les mêmes pensées, afin de faire naître peut-être quelque pitié dans les yeux de celle qui vivra dans mille ans, si un laurier bien cultivé peut vivre aussi longtemps. Les blonds cheveux voisins des yeux qui conduisent mes années à une fin si prompte, effacent l’éclat de l’or et des topazes au soleil sur la neige.
Il compare Laure à l’hiver, et prédit qu’elle sera toujours ainsi.
Et io nel cor via piú freddo che ghiaccio In picciol tempo passa ogni gran pioggia, Ma, lasso, a me non val fiorir de valli, Mentre ch'al mar descenderanno i fiumi Ben debbo io perdonare a tutti vènti, Ma non fuggío già mai nebbia per vènti,
Et moi, dans mon cœur bien plus froid que la glace, j’ai une nuée de pensées aussi épaisse que celle qui parfois s’élève de ces vallons abrités contre les vents amoureux, et entourés de fleuves stagnants, alors que la pluie tombe du ciel plus lente. En un instant s’apaise une grande pluie ; la chaleur fait disparaître les neiges et la glace, et alors les fleuves coulent superbes à voir. Et jamais la fureur des vents n’a fait tomber du ciel une si grande quantité de neige, qu’elle ne finisse par disparaître des montagnes et des vallons. Mais, hélas ! que me sert de voir les vallons fleuris ! Je pleure, qu’il pleuve ou que le ciel soit serein, que les vents soient glacés ou suaves. Car s’il arrive que ma Dame soit un jour sans glace au dedans, et sans son aspect de neige au dehors, je verrai la mer, les lacs et les fleuves devenir secs. Tant que les fleuves descendront à la mer ; que les bêtes sauvages aimeront les vallons ombreux, elle restera devant ses beaux yeux, cette neige qui fait naître dans les miens une pluie continuelle ; elle restera dans sa belle poitrine, cette dure glace qui tire de ma poitrine de si douloureux soupirs. Je dois bien pardonner à tous les vents pour l’amour de celui qui m’a enfermé au milieu de deux fleuves, entre de verts herbages et une douce glace ; de sorte que, allant ensuite par mille vallons, j’ai décrit l’ombrage où j’étais, sans souci de la chaleur, de la pluie, ou du bruit des avalanches de neige. Mais je n’ai jamais fui la neige fouettée par les vents, je n’ai jamais fui les fleuves battus par la pluie, ni la glace quand le soleil entr’ouvre les vallons, comme j’ai fui le jour où je vis Laure en ce lieu.
Il s’est malheureusement embarqué sur le navire fragile d’Amour, et il prie Dieu de l’amener à bon port.
L'aura soave a cui governo et vela Chiuso gran tempo in questo cieco legno Come lume di notte in alcun porto Non perch'io sia securo anchor del fine: S'io esca vivo de' dubbiosi scogli, Signor de la mia fine et de la vita,
La brise suave à qui, en entrant dans la vie amoureuse, j’ai confié mon gouvernail et ma voile, dans l’espoir d’arriver à meilleur port, m’a conduit depuis au milieu de plus de mille écueils ; et ce n’était pas seulement les périls du dehors qui m’exposaient à une fin douloureuse, mais ceux qui étaient dans le navire même. Depuis longtemps j’étais enfermé dans ce navire aveugle, sans lever les yeux sur la voile qui, avant l’heure, m’emportait vers la fin, quand il plut à Dieu, qui me donna la vie, de me faire assez franchir les écueils, pour que le port m’apparût au moins de loin. Comme, la nuit, un navire ou un bateau aperçoit souvent, de la haute mer, la lumière de quelque port, à moins que la tempête ou que les écueils ne l’en empêchent, ainsi, du haut de la voile gonflée, je vis les insignes de cette autre vie, et je soupirai alors après la mort. Non pas que je sois encore sûr d’y arriver, car voulant entrer de jour au port, le voyage est long pour ma vie si courte. Puis, je crains, car je me vois sur une fragile planche, et je vois la voile gonflée plus que je ne voudrais par le vent qui me pousse sur ces écueils. Si je sors vivant des écueils douteux, et si mon exil a une belle fin, comme je serais désireux de changer la direction de la voile et de jeter l’ancre dans quelque port, si n’était que je brûle comme un bois enflammé, tant il m’est dur d’abandonner ma vie accoutumée ! Maître de ma mort et de ma vie, avant que le navire n’aille se briser entre les écueils, dirige à bon port ma voile éperdue.
Il raconte l’histoire fidèle de ses amours, et dit qu’il est bien temps de se consacrer à Dieu.
Non vide il mondo sí leggiadri rami, Un lauro mi difese allor dal cielo, Però piú fermo ognor di tempo in tempo, Selve, sassi, campagne, fiumi et poggi, Tanto mi piacque prima il dolce lume Altr'amor, altre frondi et altro lume,
Le monde ne vit jamais si agréable ramure, le vent n’agita jamais si verts feuillages, comme il s’en offrit à mes yeux ce printemps-là. Aussi, redoutant l’ardente lumière, je ne voulus pas abriter mon refuge sous l’ombre des monts, mais bien sous celle de l’arbre qui est le plus chéri du ciel. Un laurier m’abrita alors des rigueurs du ciel ; aussi, plusieurs fois, avide de ses beaux rameaux, j’allai souvent pour en chercher par les forêts et par les monts ; mais je ne retrouvai jamais tronc ni feuillage si favorisé de la lumière céleste qu’il ne perdît ses qualités avec le temps. C’est pourquoi, toujours plus ferme et plus résolu, allant où je m’entendais appeler par le ciel, et guidé par ma douce et brillante lumière, je suis toujours revenu pieusement sous les premiers rameaux, et quand les feuilles sont éparses sur la terre, et quand le soleil fait reverdir les monts. Forêts, rochers, champs, fleuves et monts, le temps dompte et change tout ce qui est créé. C’est pourquoi je demande pardon à ces branches si, après plusieurs années révolues sous le ciel, je me suis résolu à fuir les rameaux couverts de glu, dès que j’ai commencé à voir la vérité. La douce lumière me plut tellement tout d’abord, que je traversai avec joie de nombreuses et grandes montagnes pour pouvoir me rapprocher des rameaux aimés. Maintenant, la brièveté de la vie, et le lieu et le temps me montrent un autre sentier pour aller au ciel, et pour cueillir enfin des fruits et non plus seulement des fleurs et des feuilles. Je cherche un autre amour, d’autres rameaux et une autre lumière, je cherche un autre chemin pour monter au ciel par d’autres monts, ainsi que d’autres rameaux, car il est bien temps.
Il raconte l’histoire de son amour, et la difficulté qu’il a à s’en débarrasser. Il invoque l’aide de Dieu.
Era un tenero fior nato in quel bosco Caro, dolce, alto et faticoso pregio, Ma, lasso, or veggio che la carne sciolta Pien di lacci et di stecchi un duro corso Guarda 'l mio stato, a le vaghezze nove Or ecco in parte le question' mie nove:
Une tendre fleur était née la veille en ce bois ; et ses racines étaient placées de façon que toute âme qui s’en approcherait ne put plus s’en débarrasser, car elles étaient formées de lacs si extraordinaires, et la fleur attirait à elle par un tel plaisir, qu’y perdre sa liberté était considéré comme une grande faveur. Chère, douce, haute et pénible faveur, toi qui m’as si vite conduit au bois verdoyant qui nous fait d’habitude dévier de notre route au beau milieu de notre voyage ! Et je cherche depuis, dans toutes les parties du monde, si les vers, les pierres ou le suc des herbes étrangères ne rendront point un jour la liberté à mon âme. Mais, hélas ! je vois maintenant que ma chair sera délivrée de ce bien qui fait son plus grand mérite, avant que les remèdes anciens ou nouveaux aient guéri les plaies qui me furent faites dans ce bois rempli d’épines ; ce qui fait que j’en sortirai boiteux, alors que j’y suis entré d’une si grande course. J’ai à fournir une rude course pleine de lacs et d’épines, où de tous côtés font défaut les plantes légères, sveltes et saines. Mais toi, Seigneur, qui es renommé pour ta pitié, tends-moi ta main droite en ce bois ; que ton soleil dissipe mes nouvelles ténèbres. Vois en quel état je suis réduit par les beautés qui, interrompant le cours de ma vie, me font un habitant du bois sombre ; rends, s’il se peut, libre et dégagée de tout lien, mon âme errante ; et accorde-moi cette faveur qu’un jour je la retrouve près de toi en un meilleur séjour. Or, voici quelles sont mes nouvelles questions : existe-t-il encore pour moi quelque récompense, ou bien l’ai-je complètement perdue ? Mon âme sera-t-elle délivrée, ou restera-t-elle prisonnière dans ce bois ?
Il désespère de pouvoir se délivrer de tant de maux qui l’accablent.
Di dí in dí spero ormai l'ultima sera Io non ebbi già mai tranquilla notte, Consumando mi vo di piaggia in piaggia Le città son nemiche, amici i boschi, Deh or foss'io col vago de la luna Sovra dure onde, al lume de la luna
De jour en jour, j’espère désormais arriver au dernier soir qui séparera en moi les ondes du sol de la vie, et me laissera dormir sur le penchant de quelque colline, car jamais sous la Lune homme ne souffrit autant de maux que moi ; ils le savent, les bois que, seul, je vais parcourant jour et nuit. Je n’eus jamais une nuit tranquille, mais j’allai soupirant matin et soir, depuis qu’Amour a fait de moi un habitant des bois. Avant que je puisse me reposer, on verra certainement la mer sans ondes, le Soleil recevra sa lumière de la Lune, et les fleurs d’avril mourront sur le penchant de chaque colline. Pensif, je passe le jour à errer de colline en colline ; puis je pleure la nuit ; et je n’ai pas plus de repos que la Lune. Aussitôt que je vois le soir s’embrunir, les soupirs sortent de ma poitrine, et les ondes de mes yeux, de façon à arroser les herbes et ébranler les bois. Les cités sont des ennemis, les bois des amis pour mes pensers que, par cette haute colline, je vais apaisant au murmure des ondes, au milieu du doux silence de la nuit ; de sorte que, tout le jour, j’attends le soir que le Soleil parte et fasse place à la Lune. Ah ! fussé-je, avec l’amant de la Lune, endormi maintenant en quelques bois verdoyants ; et celle qui, avant vêpres a fait pour moi le soir, put-elle venir seule avec elle et avec Amour sur cette colline, pour y rester une nuit ; et le jour put-il s’arrêter et le Soleil rester toujours au sein des ondes ! Sur des ondes cruelles, à la lumière de la Lune, chanson, née la nuit au milieu des bois, tu verras demain soir une riche colline.
Elle est si sourde et si cruelle, qu’elle ne s’émeut pas de ses pleurs et n’a souci ni de ses rimes, ni de ses vers.
Temprar potess'io in sí soavi note Quante lagrime, lasso, et quanti versi Homini et dèi solea vincer per forza A l'ultimo bisogno, o misera alma, Ridon or per le piagge herbette et fiori: In rete accolgo l'aura, e 'n ghiaccio i fiori,
Puissé-je exhaler mes soupirs en notes si suaves, qu’ils adoucissent Laure, la raison faisant sur elle ce que fait sur moi la violence ! Mais l’hiver deviendra la saison des fleurs, avant qu’Amour fleurisse en cette âme si noble qui n’eut jamais souci de rimes ni de vers. Que de larmes, hélas ! et que de vers j’ai déjà répandus en ma vie ! Par combien de notes plaintives ai-je essayé d’adoucir cette âme ! Mais elle reste comme les âpres Alpes à la douce brise, laquelle peut bien agiter les feuilles et les fleurs, mais est impuissante contre tout ce qui a une force supérieure. Hommes et Dieux, Amour avait coutume de tout soumettre à son pouvoir, comme on le lit en prose et en vers ; et moi j’en ai fait l’épreuve au premier épanouissement des fleurs. Maintenant ni mon Maître, ni ses notes amoureuses, ni mes pleurs, ni mes prières ne peuvent faire que Laure arrache mon âme soit à la vie, soit à son martyre. En ce besoin extrême, ô âme misérable, mets en œuvre tout ton génie, toute ta force, pendant que le souffle de la vie réside encore en nous. Il n’est rien au monde que ne puissent les vers ; ils savent, par leurs notes suaves, charmer les serpents, et non pas seulement orner la glace de fleurs nouvelles. Maintenant, les herbes et les fleurs rient sur le penchant des collines ; il ne peut pas être que cette âme angélique n’entende pas le son des notes amoureuses. Si notre mauvaise fortune est la plus forte, nous irons pleurant et chantant nos vers, pourchassant la brise sur un bœuf boiteux. Je prends la brise en un filet et je cueille des fleurs sur la glace, et j’essaye d’attendrir par mes vers une âme sourde et inflexible, qui dédaigne et la puissance et les notes suppliantes d’Amour.
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Pétrarque
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