Pétrarque (1304-1374)
Recueil : Sonnets et Canzones - Pendant la vie de Madame Laure Traductions, commentaires et numérotations de Francisque Reynard (1883) Pendant la vie de Laure - Canzones 11 à 17(126/366) - Canzone 11 : Il contemple avec extase ces lieux où il la vit et où il fut heureux de l’aimer. Canzone 11 Il contemple avec extase ces lieux où il la vit et où il fut heureux de l’aimer.
S'egli è pur mio destino Tempo verrà anchor forse Da' be' rami scendea Quante volte diss'io Se tu avessi ornamenti quant'ài voglia,
Si c’est bien ma destinée — et le ciel y consent — qu’Amour tienne mes yeux fermés par les larmes, faites à mon corps misérable la grâce d’être recouvert par vous, et que mon âme s’en retourne sans lui à sa véritable demeure. La mort sera moins cruelle si, au moment du douloureux passage, j’emporte cet espoir. Car mon esprit lassé ne pourrait en quittant ma chair et mes os, les laisser en un port plus propice au repos, ni en un plus tranquille tombeau. Il viendra peut-être encore un temps où la belle et douce cruelle retournera à son séjour habituel, et portera sa vue joyeuse et pleine de désir là où elle m’apparut en un jour béni, et me cherchera. Alors, ô douleur ! me voyant déjà devenu poussière sous la pierre de ma tombe, Amour la fera soupirer si doucement, qu’elle obtiendra merci pour moi dans le ciel, et essuiera ses yeux avec son beau voile. Ô doux souvenir ! Des beaux rameaux sous lesquels elle était assise, tombait sur sa poitrine une pluie de fleurs ; et elle, humble au milieu de tant de gloire, était déjà toute couverte de cet amoureux nuage. Telle fleur tombait sur le bord de sa robe, telle autre sur ses tresses blondes, qui ce jour-là ressemblaient à de l’or poli et à des perles. Une autre tombait à terre, une autre dans l’eau ; une autre, tombant en tournoyant avec grâce, semblait dire : ici règne Amour. Combien de fois alors ai-je dit plein d’épouvante : pour sûr, elle est liée au paradis ! Son port divin, son air, ses paroles, son doux rire m’avaient fait tellement oublier la réalité, et m’en avait tellement éloigné, que je disais en soupirant : comment suis-je venu ici et quand ? croyant être au ciel et non là où j’étais réellement. Depuis ce moment, ces lieux si verdoyants m’ont tellement plu, que je n’ai pas de repos ailleurs. Chanson, si tu avais autant de charmes que tu désires en avoir, tu pourrais hardiment sortir de ce bois et t’en aller par le monde.
Loin de Laure, il se console en retrouvant partout sa belle image.
Poi che la dispietata mia ventura In ramo fronde, over vïole in terra, Qualor tenera neve per li colli Non vidi mai dopo nocturna pioggia Se mai candide rose con vermiglie Ad una ad una annoverar le stelle, Ben sai, canzon, che quant'io parlo è nulla
Depuis que ma mâle aventure, pénible, inséparable et superbe, m’a éloigné de mon meilleur bien, Amour m’a soutenu par le seul souvenir. C’est pourquoi, si je vois l’univers, sous un aspect juvénile, commencer à se vêtir de verdure, il me semble voir à cet âge vert la belle jouvencelle qui maintenant est dame. Quand le soleil monte et devient plus chaud, il me semble que ce même soleil est la flamme d’Amour qui règne en maître dans un cœur élevé ; mais quand le jour se plaint de ce que le soleil disparaît, je vois Laure arrivée à la fin de ses jours. En regardant les feuilles sur la branche, ou les violettes sur la terre, à la saison où le froid perd de sa force et où les étoiles en acquièrent une plus grande, j’ai dans les yeux les violettes et la verdure dont Amour était tellement armé au commencement de la guerre qu’il me fît, qu’il me tient encore sous son joug. Et cette douce et gracieuse enveloppe qui recouvre les membres délicats où réside l’âme gentille, laquelle me fait paraître tout autre plaisir vil, me rappelle aussi fortement la modeste démarche qu’elle avait alors et qui n’a fait que croître en devançant les années, seule raison et seule consolation de mes maux.. Chaque fois que je vois de loin la tendre neige frappée par le soleil sur les collines, je me dis : Amour me traite comme le soleil traite la neige, et je pense au beau visage plus qu’humain qui peut de loin mouiller mes yeux, mais qui de près les éblouit, et qui dompte mon cœur. Sur ce visage, entre la blancheur du teint et le ton doré de la chevelure, se montre sans cesse ce que ne vit jamais, à ce que je crois, œil mortel, si ce n’est le mien, et qui m’enflamme d’un chaud désir, alors que, moi soupirant, elle se met à sourire. Et ce désir est tel, qu’il ne redoute en aucune façon l’oubli, mais devient éternel. L’été ne le change point, et l’hiver ne saurait l’éteindre. Je ne vis jamais, après une pluie nocturne, les étoiles s’en aller vagabondes dans le ciel serein et flamboyer à travers la rosée et la gelée, sans avoir devant moi les beaux yeux de Laure où s’appuie ma vie fatiguée, tels que je les vis derrière un beau voile ; et de même que ce jour-là le ciel resplendissait de leur éclat, je les voyais étinceler encore tout humides ; c’est pourquoi je brûle sans cesse. Si je regarde le soleil se lever, je sens apparaître la lumière qui m’énamoure ; si je le regarde se coucher sur le tard, il me semble voir cette même lumière s’en aller ailleurs, laissant les ténèbres à l’endroit qu’elle a quitté. Si jamais mes yeux ont contemplé en un vase d’or des roses vermeilles et blanches que venait de cueillir la main d’une vierge, il leur a semblé voir le visage de celle qui surpasse toutes les autres merveilles par trois qualités excellentes réunies en elle : ses blondes tresses éparses sur son col, qui vaincrait la blancheur du lait ; et ses joues qu’embellit une douce flamme. Mais pour peu que l’air agite sur la rive les fleurs blanches et jeunes, alors me revient à l’esprit le premier jour où je vis ses cheveux d’or épars à la brise, sur quoi je m’enflamme soudain. Peut-être j’ai cru pouvoir compter les étoiles une à une, et contenir toutes les eaux dans un petit verre, quand m’est venue l’étrange pensée de raconter en combien d’endroits la fleur des belles, sans sortir d’elle-même, a répandu son éclat, ce qu’elle a fait afin que jamais je ne me sépare d’elle. Je ne le ferai pas ; et si pourtant je cherche parfois à fuir, elle a enfermé mes pas dans le ciel et sur terre, car à mes yeux lassés elle est sans cesse présente, ce qui fait que je me consume entièrement. Et elle reste avec moi de façon que je ne désire pas en voir une autre, et que je ne prononce même pas dans mes soupirs un autre nom. Tu sais bien, chanson, que tout ce que je dis n’est rien en comparaison de ce qui reste caché dans l’amoureuse pensée que, jour et nuit, je porte en mon esprit, et grâce à laquelle je n’ai pas encore succombé dans une si longue lutte ; car l’éloignement de mon cœur m’aurait déjà tué, à force de me faire verser des larmes. Mais ce confort retarde ma mort.
Fuyant les lieux habités, il cherche la solitude, pour apaiser le feu de son cœur.
Per alti monti et per selve aspre trovo Ove porge ombra un pino alto od un colle I' l'ò piú volte (or chi fia che mi 'l creda ?) Ove d'altra montagna ombra non tocchi, Canzone, oltra quell'alpe
Par les monts altiers et par les forêts sauvages je trouve quelque repos ; tout endroit habité est ennemi mortel de mes yeux. À chaque pas, naît un penser nouveau au sujet de ma Dame, et souvent le tourment que je souffre à cause d’elle se tourne en jeu ; et c’est à peine si je voudrais changer cette vie douce et amère à la fois, car je dis : Amour te réserve peut-être encore pour un meilleur temps ; peut-être, tandis que tu te tiens toi-même pour peu de chose, es-tu cher à une autre ; et je passe outre en soupirant : Pourrait-ce bien être vrai ? Et comment, et quand ? Parfois je m’arrête là où quelque pin élevé ou quelque coteau étend son ombre, et alors sur le premier rocher que je rencontre, je retrace par la pensée son beau visage ; quand je reviens à moi, je vois ma poitrine baignée de larmes de tendresse, et je dis : hélas ! où es-tu, et de qui es-tu séparé ! Mais aussi longtemps que je peux tenir mon esprit vagabond fixé sur la première pensée, et m’oublier moi-même dans cette contemplation, je sens Amour de si près, que de sa propre erreur mon âme est satisfaite. Je vois Laure en tant d’endroits, et si belle, que si mon erreur pouvait durer, je ne demanderais rien de plus. Plus d’une fois — qui me croira ! — je l’ai vue dans l’onde claire et sur l’herbe verte ; dans le tronc d’un hêtre, dans une blanche nuée, si belle que Léda aurait avoué que sa fille lui était inférieure en beauté, comme l’étoile que le soleil efface avec ses rayons. Et plus est sauvage l’endroit où je me trouve, plus déserte est la rive, plus ma pensée se la représente belle. Puis, quand la réalité dissipe cette douce erreur, je m’assieds à l’endroit même, froid et comme une pierre morte sur une pierre vivante, à la façon d’un homme qui pense, et pleure et écrit. Un désir intense me pousse d’habitude à monter jusqu’au pic le plus élevé et le plus dégagé, où l’ombre d’aucune autre montagne ne puisse frapper. De là, je me mets à mesurer des yeux mes souffrances, et entre temps, versant des larmes, je condense sur mon cœur un douloureux nuage, alors que je regarde devant moi et que je pense à la distance qui me sépare du beau visage qui est toujours si près et si loin de moi. Puis, je médis tout bas : que fais-tu, hélas ! peut-être là-bas on soupire maintenant à cause de ton absence. Et dans cette pensée mon âme respire plus librement. Chanson, par delà ces Alpes, là où le ciel est plus pur et plus joyeux, tu me reverras sur les bords d’un ruisseau d’eau courante, où l’on sent le frais parfum d’un petit laurier odoriférant. Là est mon cœur, et celle qui me le déroba ; c’est là seulement que tu pourras voir mon image.
Il essaye de démontrer que ses malheurs sont une chose extraordinaire et nouvelle.
Una petra è sí ardita Né l'extremo occidente Surge nel mezzo giorno Un'altra fonte à Epiro, Fuor tutti nostri lidi, Chi spïasse, canzone
Il y a dans la mer indienne un rocher si puissant de sa nature, qu’il attire à lui le fer, et qu’il l’enlève aux navires de façon à engloutir les navigateurs. C’est ce que j’éprouve moi-même au milieu de mes pleurs amers ; car ce bel écueil, avec son orgueil implacable, a conduit ma vie à un endroit où il faut qu’elle s’engloutisse. Ainsi un rocher, plus avide de chair humaine que de fer, a dépouillé mon âme, en me volant mon cœur qui jadis était chose invulnérable, et il me tient tout entier, alors que les parties de mon être sont divisées et éparses. Ô cruelle mésaventure ! car étant encore dans mon enveloppe de chair, je me vois entraîné à la rive par un vivant et doux aimant. À l’extrémité de l’occident, se trouve une bête plus douce et plus paisible qu’aucune autre ; mais qui porte dans ses yeux le désespoir, le deuil et la mort. Il faut bien prendre garde quand on jette les regards sur elle ; pourvu qu’on ne la regarde pas dans les yeux, on peut regarder sans danger tout le reste de son corps. Mais moi, malheureux imprudent, je cours toujours à mon mal ; et je sais bien ce que j’en ai souffert et ce que j’en attends de souffrance ; mais mon avide désir, qui est aveugle et sourd, m’emporte tellement, que le saint et beau visage, et les yeux ardents de cette angélique et innocente bête, causeront ma perte. Dans les pays du midi, jaillit une source qui tire son nom du soleil, et qui, de sa nature, est bouillante pendant la nuit et froide pendant le jour. Plus le soleil monte et plus il est voisin de nous, plus elle devient froide. Il m’en arrive à moi de même ; je suis une source et un séjour de larmes. Quand ma belle et brillante lumière, qui est mon soleil, s’éloigne de moi, mes yeux sont tristes et seuls, et pour eux il fait nuit obscure. Je brûle alors ; mais si je vois apparaître l’or et les rayons du soleil vif, je me sens changer entièrement au dedans et au dehors, et devenir de glace ; c’est ainsi que je redeviens froid. Il y a, en Épire, une autre source, dont on dit que les eaux froides allument une torche éteinte, et éteignent une torche allumée. Mon âme, qui n’avait pas encore senti les atteintes de l’amoureuse flamme, pour s’être un peu approchée de cette froide dame pour laquelle je soupire sans cesse, s’est mise à brûler tout entière ; et jamais le soleil ni les étoiles ne virent semblable martyre, car il aurait ému de pitié un cœur de marbre. Quand elle eut bien embrasé mon âme, elle l’éteignit sous sa belle et glaciale vertu. C’est ainsi qu’elle m’a plusieurs fois allumé et éteint le cœur. Je le sais, moi qui le sens ; et souvent je m’en courrouce. Loin de tous nos rivages, dans les fameuses îles Fortunées, il y a deux sources. Qui boit à l’une, meurt en riant ; qui boit à l’autre, n’éprouve aucun mal. Un cas semblable marque ma vie, car je pourrais mourir en riant du grand plaisir que j’éprouve, si des cris de douleur ne venaient tempérer ce plaisir. Amour, qui m’as jusqu’ici conduit à l’ombre d’une renommée occulte et sombre, nous ne parlerons pas de cette source qu’en tout temps nous voyons, mais qui est plus copieuse encore quand le soleil rejoint le signe du Taureau. Ainsi, mes yeux pleurent en tout temps, mais surtout quand je vois ma Dame. Chanson, si quelqu’un voulait savoir ce que je fais, tu peux dire : il habite sous un grand rocher, dans une vallée close, d’où sort la Sorgue ; personne ne le voit, si ce n’est Amour qui ne le quitte jamais d’un pas, et l’image d’une dame qui le consume. Pour lui, il fuit tous les autres.
Il cherche à persuader Laure qu’il est faux qu’il ait dit qu’il aimait une autre dame.
S'i' 'l dissi, Amor l'aurate sue quadrella S'i' 'l dissi mai, di quel ch'i' men vorrei S'i' 'l dissi, coi sospir', quant'io mai fei, Ma s'io nol dissi, chi sí dolce apria I'nol dissi già mai, né dir poria Per Rachel ò servito, et non per Lia;
Si je l’ai dit, qu’Amour épuise sur moi toutes ses flèches dorées, et sur elle toutes celles qui engendrent la haine ; si je l’ai dit, que le ciel et la terre, que les hommes et les dieux me soient hostiles, et qu’elle me soit toujours plus rebelle ; si je l’ai dit, qu’elle me fasse immédiatement mourir par son invisible flamme ; qu’elle reste avec moi ce qu’elle est d’habitude, c’est-à-dire ne se montre jamais ni plus douce ni plus compatissante, dans ses gestes ou dans son langage. Si je l’ai jamais dit, que je trouve cette vie courte et rude, remplie de ce que je voudrais le moins ; si je l’ai dit, que la dévorante ardeur qui me fait mourir croisse en moi autant que la dure glace en elle ; si je l’ai dit, que jamais mes yeux ne voient le soleil éclatant ni sa sœur, ni dame, ni damoiselle, mais bien une terrible tempête, comme celle qui assaillit Pharaon poursuivant les Hébreux. Si je l’ai dit, que tous les soupirs que j’ai poussés soient perdus, que toute pitié, que toute courtoisie soit morte pour moi ; si je l’ai dit, que le parler de Laure, si doux quand je me rendis vaincu, devienne âpre et cruel ; si je l’ai dit, que je déplaise à celle que je voudrais adorer, seul en une chambre obscure, depuis le jour où j’ai quitté la mamelle, jusqu’au jour où mon âme me quittera ; et peut-être le ferais-je. Mais si je ne l’ai pas dit, que celle qui ouvre si doucement mon cœur à l’espérance en la saison nouvelle, dirige encore ma petite barque fatiguée avec le gouvernail de sa pitié naturelle ; qu’elle ne change pas, mais qu’elle reste comme elle a coutume d’être. Quand bien même je ne pourrais plus perdre que moi-même, je ne le devrais pas ; il agit mal, celui qui oublie sitôt une si grande foi. Je ne l’ai jamais dit, et je ne pourrais le dire pour or, pour villes, ni pour château. Que la vérité soit donc victorieuse et reste en selle, et que le mensonge, vaincu, tombe à terre. Tu sais tout ce qui se passe en moi, Amour ; si elle te le demande, dis-lui ce que tu dois lui dire. Pour moi, j’estimerais trois, quatre et six fois heureux celui qui, destiné à languir, mourrait tout d’abord. J’ai servi pour Rachel et non pour Lia ; et je ne saurais vivre avec une autre ; et, quand le ciel nous rappellera à lui, je n’hésiterai pas à m’en aller avec elle sur le char d’Élie.
Il ne peut vivre sans la voir, et il voudrait ne pas mourir pour pouvoir l’aimer éternellement.
Li occhi soavi ond'io soglio aver vita, Ch'i' ò cercate già vie piú di mille Di mia morte mi pasco, et vivo in fiamme: Chi nol sa di ch'io vivo, et vissi sempre, Chiusa fiamma è piú ardente; et se pur cresce, Cosí di ben amar porto tormento, Canzon mia, fermo in campo
Les yeux suaves, qui me donnent d’habitude la vie, me furent au commencement si prodigues de leurs hautes beautés divines, que je me vis comme un homme qui s’appuie non sur ses propres ressources. mais sur l’aide caché qui lui vient du dehors ; or, bien que cela me pèse, je devins injurieux et importun, car le malheureux qui est à jeun, en arrive parfois à commettre des actes qu’il aurait blâmés chez autrui, s’il eût été en meilleur état. Si l’envie m’a fermé les mains de la pitié, ma faim amoureuse et mon impuissance à faire autrement, doit être mon excuse. Car j’ai déjà cherché plus de mille voies pour voir si, sans ces yeux, il y aurait chose mortelle au monde qui pût tenir un seul jour mon âme en vie, puisqu’elle ne trouve pas de repos ailleurs, et qu’elle court uniquement aux angéliques étincelles. Et moi, qui suis de cire, je retourne au feu ; et j’observe tout autour de moi pour voir où l’on fait le moins de garde à ce que je désire. Et comme l’oiseau sur la branche, là où il craint le moins, il est plutôt pris ; ainsi de son beau visage, je ravis de temps en temps un regard, et je me nourris de cela, en même temps que je m’en consume. Je me repais de ma mort et je vis dans les flammes ; étrange nourriture et étonnante salamandre ! Mais ce n’est point un miracle ; c’est Amour qui le veut. Je fus quelque temps tranquille ; maintenant en dernier lieu Fortune et Amour me traitent selon leur habitude. Ainsi le printemps a les roses et les violettes, et l’hiver la neige et la glace. Donc, si de côté et d’autre je pourchasse des aliments pour ma courte existence, on dit que je suis un voleur ; si riche dame doit être satisfaite de ce qu’autrui vive de son bien sans qu’elle s’en aperçoive. Qui ne sait que je vis et que j’ai toujours vécu du jour où j’ai vu, pour la première fois, ces beaux yeux qui m’ont fait changer de vie et d’habitude ? À chercher par terre et par mer sur tous les rivages, qui peut savoir toutes les conditions de la vie humaine ? Voici que l’on vit d’odeurs là-bas sur le grand fleuve ; mais je nourris ici de feu et de lumière mes frêles et faméliques esprits. Amour, je puis bien te le dire, il n’est pas convenable à un maître d’être si parcimonieux. Tu as les traits et l’arc ; fais que je meure de ta main, et que je ne me consume pas de faim et de désir, car une belle mort honore toute la vie. Une flamme enfermée est plus ardente ; et si cependant elle s’accroît, on ne peut plus, en aucune façon, la cacher. Amour, je le sais, car je l’éprouve par toi. Or, mes propres gémissements me fatiguent moi-même, car j’ennuie mes plus proches voisins et ceux qui sont le plus éloignés. Ô monde, ô pensers vains ! Ô cruelle malechance, où m’as-tu conduit ? Ô jour où une belle lumière fit naître en mon cœur l’espoir tenace, grâce auquel m’enchaîne et m’oppresse celle qui, par la force que tu lui prêtes, me mène à la mort ! La faute en est à vous, et moi j’en supporte le dommage et la peine. Ainsi je porte le tourment de bien aimer, et je demande pardon de la faute d’autrui, ou plutôt de la mienne, car je devrais détourner mes yeux d’une lumière trop forte et fermer les oreilles à ce chant de sirènes ; et je ne m’en repends pas encore, car c’est d’un doux venin que mon cœur déborde. J’attends seulement que celui qui me donna le premier coup me porte le dernier ; ce sera, si j’estime juste, une sorte de pitié que de me tuer promptement, car je ne suis pas disposé à faire de moi autre chose que ce que j’ai coutume de faire ; car il meurt toujours bien, celui qui, en mourant, s’affranchit de ses maux. Ma chanson, je resterai ferme sur le champ du combat, car c’est un déshonneur de mourir en fuyant ; et c’est moi seul que je reprends de tant de lamentations, si doux est mon sort, et si doux sont mes pleurs, mes soupirs et ma mort. Serf d’Amour, qui vois ces rimes, le monde n’a pas de bien qui se puisse comparer à mon mal.
Il confesse ses misères et voudrait en être délivré ; mais comme il n’a pas l’énergie nécessaire, il ne le peut.
L'un penser parla co la mente, et dice: Già sai tu ben quanta dolcezza porse Da l'altra parte un pensier dolce et agro, Ma quell'altro voler di ch'i'son pieno, Quel ch'i' fo veggio, et non m'inganna il vero Né so che spatio mi si desse il cielo Canzon, qui sono, ed ò 'l cor via piú freddo
L’un de mes pensers parle à mon esprit et dit : que veux-tu donc ? d’où attends-tu du secours ? Malheureux, ne vois-tu pas comme le temps s’enfuit à ton grand déshonneur ? Prends un parti prudent, prends-le, et arrache de ton cœur toute racine du plaisir qui ne peut jamais le rendre heureux et qui ne le laisse pas respirer. Si, depuis longtemps déjà, tu es fatigué et las de cette douceur fausse et fugitive que le monde trompeur peut donner aux hommes, pourquoi faire reposer davantage en lui ton espoir, puisqu’il est entièrement dénué de paix et de stabilité ? Pendant que ton corps est vivant, tu as en ta main le frein de tes pensers. Ah ! serre-le, maintenant que tu le peux ; car tout retard est dangereux, comme tu sais, et il ne sera plus temps désormais de commencer. Tu sais déjà bien quelle douceur apporta à tes yeux la vue de celle que tu voudrais savoir encore à naître pour notre plus grande paix. Tu te souviens bien — et tu dois t’en souvenir — de son image, alors qu’elle courut à ton cœur, où peut-être aucun autre flambeau ne pouvait introduire la flamme ; Elle l’embrasa ; et si l’ardeur trompeuse a duré de longues années en attendant un jour qui, pour notre salut, n’est jamais venu, élève-toi maintenant à une plus heureuse espérance, en regardant le ciel qui tourne autour de toi, immortel et splendide. Car puisque votre désir, si heureux de son mal ici-bas, est apaisé par un mouvement d’yeux, une parole, un chant, combien sera grand le plaisir céleste, si celui-ci est tel ? De l’autre côté, un penser aigre et doux, s’asseyant en dedans de l’âme où il pèse d’un pied fatigant et délicieux, oppresse le cœur de désir, le repaît d’espérance ; car rien que l’amour de la renommée glorieuse et éclatante fait que je ne sens pas quand je gèle ou quand je brûle, si je suis pâle ou maigre ; et si j’étouffe cette pensée, elle renaît plus forte. Depuis le temps où je dormais dans le maillot, elle m’a suivi grandissant de jour en jour avec moi, et je crains qu’un même sépulcre ne nous enferme tous deux. Quand l’âme a dépouillé les membres, ce désir ne peut plus la suivre. Mais si le Latin et le Grec parlent de moi après la mort, ce n’est rien que du vent ; aussi, comme je redoute d’amasser sans cesse ce qu’une heure disperse, je voudrais embrasser le vrai, et laisser les ombres. Mais cet autre vouloir dont je suis rempli, semble étouffer tous ceux qui naissent à côté de lui ; et le temps fuit tandis que j’écris sur un autre sans souci de moi-même ; et la lumière des beaux yeux, qui me consume délicieusement à sa tiède clarté, me retient avec un frein contre lequel aucun esprit, aucune force ne me garantissent. À quoi sert donc que ma petite barque soit toute goudronnée, puisqu’elle est encore retenue parmi les écueils par deux liens pareils ? Toi qui m’as délivré complètement des autres liens qui, de diverses façons, enchaînent le monde, ô mon Maître, que n’enlèves-tu désormais cette honte de mon visage ? Car, ainsi qu’un homme qui rêve, il me semble avoir la mort devant les yeux ; et je voudrais me défendre, et je n’ai point les armes pour cela. Ce que je fais, je le vois ; et je ne suis pas trompé par la vérité que je connais mal, mais je subis la volonté de l’Amour qui ne laisse jamais suivre le chemin de l’honneur à celui qui croit trop en lui. Et je sens d’heure en heure me venir au cœur un gracieux mépris, âpre et sévère, qui amène mes plus secrètes pensées sur mon front, où tout le monde peut les voir. Car aimer une chose mortelle avec la foi qu’il convient d’avoir pour Dieu seul à qui elle est due, est d’autant plus coupable qu’on en désire une plus grande récompense. Voilà ce que proclame à haute voix la raison égarée derrière les sens ; mais bien que je l’écoute, et que je pense à retourner en arrière, la mauvaise habitude la met en fuite, et retrace à mes yeux celle qui naquit uniquement pour me faire mourir, attendu qu’elle me plaît trop et qu’elle se plaît trop à elle-même. Je ne sais pas quel espace le ciel m’a destiné, quand je vins tout d’abord sur la terre pour subir l’âpre guerre que j’ai su ourdir contre moi-même ; et je ne puis, à cause du voile corporel, prévoir le jour qui clôt la vie ; mais je vois mes cheveux changer, et, au dedans de moi-même, mes désirs changer également. Maintenant que je me crois près du moment du départ, ou n’en être guère loin, semblable à celui que la perte a rendu prudent et sage, je vais repensant où j’ai laissé la route, à main droite, qui mène à bon port ; et si d’un côté je suis aiguillonné par la honte et la douleur qui me font retourner en arrière, de l’autre, je n’ai pas la force de me débarrasser d’une passion dont l’habitude est en moi si forte, qu’elle me donne la hardiesse de pactiser avec la mort. Chanson, voilà où j’en suis ; et la peur m’a bien plus refroidi que la neige glacée, car je me sens périr sans aucun doute. Pourtant, après réflexion, j’ai roulé autour de l’ensuble une grande partie de ma courte toile ; et jamais fardeau ne fut aussi lourd que celui que je supporte en cet état ; car, avec la mort à mon côté, je cherche une nouvelle manière de vivre ; et je vois la meilleure et c’est la pire que je choisis.
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Pétrarque
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