Rutebeuf (1230-1285)
Recueil: poèmes

Des plaies du monde


 

Des plaies du monde  - (voir version moderne)


Rimeir me covient de cest monde
Qui de touz biens ce wide et monde.
Por ce que de tot bien se wide,
Diex soloit tistre et or deswide.
Par tans li iert faillie traimme.
Saveiz por quoi nuns ne s'entraimme ?
Gens ne se wellent entrameir,
Qu'einz cuers de genz tant entre ameir,
Cruautei, rancune et envie,
Qu'il n'est nuns hom qui soit en vie
Qui ait talant d'autrui preu faire
S'en faisant n'i fait son afaire.
N'i vaut riens parenz ne parente:
Povre parent nuns n'aparente,
Mout est parens et pou amis.
Nuns n'at parens c'il n'i a mis:
Qui riches est, s'at parentei,
Mais povres hom n'at parent teil,
C'il le tient plus d'une jornee,
Qu'il ne pleigne la sejornee.
Qui auques at, si est ameiz,
Et qui n'at riens c'est fox clameiz.
Fox est clarneiz cil qui n'at riens:
N'at pas tot perdu son marrien,
Ainz en a .I. fou retenu.
N'est mais nuns qui reveste nu,
Ansois est partout la coustume
Qu'au dezouz est, chacuns le plume
Et le gietë en la longaigne.
Por ce est fox qui ne gaaigne
Et qui ne garde son gahaing,
Qu'en povretei a grant mahaing.
Or avez la premiere plaie
De cest siecle seur la gent laie.
La seconde n'est pas petite
Qui sus la gent clergie est dite.
Fors escolier, autre clergié
Sont cuit d'avarisce vergié.
Plus est bons clers qui plus est riches,
Et qui a plus a, s'est li plus chiches,
Car il at fait a son avoir
Homage, se vos fais savoir.
Et puis qu'il n'est sires de lui,
Comment puet il aidier nelui ?
Ce ne puet estre, ce me semble.
Com plus amasse et plus assemble,
Et plus li plait a regardeir.
Si ce lairoit avant lardeir
Que on en peüst bonté traire
S'on ne li fait a force faire,
Ainz lait bien aleir et venir
Les povres Dieu sens souvenir.
Touz jors acquiert jusqu'a la mort.
Mais quant la mors a lui s'amort,
Que la mort vient qui le wet mordre,
Qui de riens n'en fait a remordre,
Si ne le lait pas delivreir:
A autrui li covient livreir
Ce qu'il at gardei longuement,
Et il muert si soudainement
C'om ne wet croire qu'il soit mors.
Mors est il com viz et com ors
Et com cers a autrui chateil.
Or at ce qu'il at achetei.
Son testament ont en lien
Ou archediacre ou doyen
Ou autre qui sont sui acointe,
Si n'en pert puis ne chief ne pointe.
Se gent d'Ordre l'ont entre mains
Et il en donent, c'est le mains:
S'en donent por ce qu'on le sache
.XX. paires de solers de vache
Qui ne lor coustent que .XX. souz.
Or est cil sauvez et assoux !
C'il at bien fait, lors si le trueve,
Que des lors est il en l'esprueve.
Laissiez le, ne vos en sovaigne:
C'il at bien fait, si l'en convaigne.
Avoir de lonc tans arnassei
Ne veïstes si tost passei,
Car li mauffeiz sa part en oste
Por ce qu'il at celui a hoste.
Cil sunt parent qu'au partir peirent.
Les lasses aimes le comperent
Qui en resoivent la justise,
Et li cors au jor dou Juise.
Avoir a clers, toison a chien
Ne doivent pas venir a bien.
Tout plainnement droit escolier
Ont plus de poinne que colier.
Quant il sont en estrange terre
Por pris et por honeur conquerre
Et por honoreir cors et ame,
Si ne sovient home ne fame.
S'om lor envoie, c'est trop pou.
Il lor sovient plus de Saint Pou
Que d'aspostre de paradix,
Car il n'ont mie dix et dix
Les mars d'or ne les mars d'argent.
En dongier sunt d'estrange gent.
Ceux pris, cex aing, et je si doi,
Cex doit on bien monstreir au doi
Qu'il sunt el siecle cleir semei.
Si doivent estre miex amei.
Chevalerie est si granz choze
Que de la tierce plaie n'oze
Parleir qu'ainsi com par defors.
Car tout aussi comme li ors
Est li mieudres metaux c'om truisse,
Est ce li puis lai ou on puise
Tout sen, tout bien et toute henour.
Si est droiz que je les honour.
Mais tout aussi corn draperie
Vaut miex que ne fait fraperie,
Valurent miex cil qui ja furent
De seux qu'or sont, et il si durent,
Car ciz siecles est si changiez
Que un leux blans a toz mangiez
Les chevaliers loiaux et preux.
Por ce n'est mais ciz siecles preuz.

 

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Les plaies du monde (Français moderne)

 

Il me faut rimer sur ce monde
qui de tout bien se vide et s’émonde.
De tout bien il se vide :
Dieu tissait, le voilà qui dévide.
Bientôt la trame lui manquera.
Savez-vous pourquoi nul ne s’entr’aime ?
les gens ne veulent plus s’entr’aimer,
car dans le cœur il y a tant d’amertume,
de cruauté, de rancune et d’envie
qu’il n’est personne au monde
qui soit disposé à faire du bien aux autres
s’il n’y trouve pas son profit.
Rien ne sert de lui être parent ou parente,
un parent pauvre n’a pas de parenté ;
parent, il l’est bien, ami, il ne l’est guère.
Nul n’a des parents s’il n’y a mis le prix :
qui est riche a de la parentèle,
mais le pauvre n’a de parent tel
qu’il ne plaigne les frais
s’il reste chez lui plus d’un jour.
Qui a de quoi, il est aimé,
qui n’a rien, on le traite de fou.
On le traite de fou celui qui n’a rien :
il n’a pas perdu tout son bois,
il lui reste au moins du hêtre - du fou.
Désormais, nul ne revêt plus ceux qui sont nus,
au contraire , c’est partout la coutume :
qui est faible, chacun le plume,
et le plonge dans l’ordure.
Fou donc, qui ne gagne rien
et qui ne garde pas son grain,
car la pauvreté est une maladie grave.
Voilà la première plaie
de ce monde : elle frappe les laïcs.
La seconde n’est pas peu de chose :
c’est aux clercs qu’elle s’attaque.
Étudiants exceptés, les autres clercs
sont tous agrémentés d’avarice.
Le meilleur clerc, c’est le plus riche,
et qui a le plus, c’est le plus chiche,
car à son avoir, je vous préviens,
il a fait hommage.
Et dès lors qu’il n’est plus ainsi son propre maître
comment peut-il aider autrui ?
c’est impossible, il me semble.
Plus il amasse, plus il assemble,
et plus il prend plaisir à contempler ses biens.
Il se laisserait écorcher
avant qu’on pût en tirer un beau geste,
si ce n’est de force :
il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu
sans en avoir mémoire.
Chaque jour il amasse jusqu’à sa mort.
Mais quand la mort le mord
quand la mord vient , qui veut le mordre,
et qui ne veut pas en démordre,
elle ne le laisse rien sauver :
à autrui, il lui faut livrer
ce qu’il a longuement gardé,
et il meurt si soudainement
qu’on ne veut pas croire qu’il soit mort.
Il est mort comme un malpropre,
comme l’esclave des biens d’autrui.
Il l’a maintenant, ce qu’il a acheté.
Son testament est sous le coude
d’un archidiacre ou d’un doyen,
ou d’autres de ses amis :
on n’en verra plus trace.
S’il est entre les mains de moines
et qu’ils en prélèvent des dons, c’est le moins possible :
comme dons, ils prélèvent, en le faisant savoir,
vingt paires de godillots
qui ne leur coûtent que vingt sous.
Avec cela, le voilà racheté et absous !
S’il a fait le bien, c’est le moment de le montrer
car le voilà sur la sellette.
Laissez-le où il est, oubliez-le :
s’il a fait le bien, tant mieux pour lui.
Vous n’avez jamais si tôt dépensé
de l’argent amassé depuis si longtemps.
C’est que le diable en prend sa part
comme loyer, puisqu’il l’héberge.
Ceux-là sont ses parents qui paraissent au partage.
Les pauvres âmes le paient,
elles en reçoivent le châtiment ;
les corps le recevront le jour du Jugement.
Fortune de clerc, fourrure de chien
ne doivent pas prospérer.
C’est clair, les bons étudiants
S’en voient plus que des portefaix.
Quand ils sont à l’étranger
pour acquérir mérite, estime,
honneur pour le corps et pour l’âme,
personne, homme ou femme, ne pense plus à eux.
Si on leur envoie de l’argent, il est léger :
ils font mémoire de saint Léger
plus que de tous les saints du paradis,
Car ils ne les comptent pas dix par dix,
les pièces d’or et d’argent.
Ils sont à la merci d’étrangers.
Ceux-là, je les estime et les aime, comme je dois,
ceux-là, on doit bien les montrer en exemple,
car, en ce monde, ils sont clairsemés.
Il faut d’autant plus les aimer.
La chevalerie est une si grande chose
que je n’ose parler de la troisième plaie
que superficiellement.
Car de même que l’or
est le meilleur métal que l’on puisse trouver,
de même elle est le puits où l’on puise
toute sagesse, tout bien et tout honneur.
Il est donc juste que j’honore les chevaliers.
Mais de même que les habits neufs
valent mieux que les fripes,
les chevaliers de jadis valaient mieux,
Forcément, que ceux d’aujourd’hui ,
car le monde a tant changé
qu’un loup blanc a mangé
tous les chevaliers loyaux et vaillants.
C’est pourquoi le monde a perdu sa valeur.

 

 


Rutebeuf

 

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