Dante (1265-1321)
La Divine Comédie

L'Enfer - Chant 17



Argument du Chant 17

Description du monstre Géryon, qui vient d'apparaître, comme une image de la Fourbe. Tandis que Virgile s'arrête auprès de lui pour réclamer le secours de ses larges épaules, Dante s'avance un peu plus loin pour considérer les usuriers, ces pécheurs qui ont outragé violemment la Nature et l'Art, et Dieu par conséquent. Couchés misérablement sur le sable brûlant et sous la pluie de feu, ils portent à leur cou une bourse dont ils semblent repaitre leur vue. Chaque bourse est marquée des armoiries du damné et sert à le faire reconnaître. Dante rejoint Virgile et, non sans effroi, descend avec lui dans le huitième cercle sur le dos de Géryon.

 


Chant 17

« Voici qu'il vient, le monstre à la queue affilée,
Qui passe monts, qui brise armes, tour crénelée,
Et de son souffle impur pourrit le monde entier. »

Mon maître, en même temps qu'il me tint ce langage,
A la bête du geste indiqua le rivage,
L'invitant à monter jusqu'au pierreux sentier.

Et de la Fourbe alors cette hideuse image
S'en vint ; elle avança le torse et le visage,
Laissant pendre sa queue en arrière des bords.

Ses traits semblaient d'abord les traits d'un homme honnête,
Tant douce était la peau qui recouvrait sa tête ;
En serpent s'allongeait le tronc et tout le corps.

Elle avait deux grands bras velus jusqu'aux aisselles,
Et des nœuds tachetés en forme de rondelles
Émaillaient sa poitrine et son dos et ses flancs.

Avec tant de couleurs jamais Turcs ni Tartares
N'ont brodé le dessin de leurs étoffes rares ;
Même Arachné filait des tissus moins brillants.

Comme on voit quelquefois une barque captive :
La poupe est dans les flots, la proue est sur la rive ;
Ou comme sous le ciel du vorace Germain

Le castor pour chasser s'accroupit au rivage ;
Ainsi vint s'aplatir cette bête sauvage
Sur le roc qui bordait le sablonneux chemin.

Elle tordait sa queue énorme dans le vide
Et dressait une fourche au venin homicide.
Vrai dard de scorpion à sa queue attaché.

— « Il faut nous détourner un peu, » dit le poète,
« Et marcher jusqu'auprès de la cruelle bête,
De ce monstre là-bas sur la berge couché. »

Nous descendîmes donc en tournant vers la droite,
Et faisant quelques pas sur la margelle étroite
Pour éviter l'a flamme et le sable brûlant.

Près du monstre hideux lorsque nous arrivâmes,
Je vis un peu plus loin, sur le sable, des âmes
Assises presque au bord de l'abîme béant.

— « De ce giron du cercle, il faut que tu connaisses
Et tous les habitants et toutes les tristesses, »
Dit mon maître, « va donc et vois quel est leur sort !

Mais dans cet entretien trop longtemps ne t'arrête !
Et moi dans l'intervalle irai sommer la bête
De nous prêter l'appui de son dos souple et fort. »

Je m'avançai donc seul sur le rebord extrême
De ce cercle d'Enfer, lequel est le septième,
Allant où se tenaient les malheureux pécheurs.

Leurs pleurs qui jaillissaient trahissaient leurs tortures,
En s'aidant des deux mains, ces pauvres créatures
Luttaient de ci, de là, contre sable et vapeurs.

Tels on voit les grands chiens pendant la canicule,
De mouches et de taons lorsque tout leur corps brûle,
Fatiguer griffe et dents contre l'immonde essaim.

En vain j'en regardais quelques-uns au visage.
Sous le feu qui pleuvait sur eux comme un orage,
Je n'en pus reconnaître aucun ; mais à leur sein,

Au cou de chacun d'eux, j'aperçus suspendue
Une bourse ; ils semblaient en repaître leur vue.
Chacun avait un signe autrement coloré.

Pour les considérer, je m'avançai plus proche,
Et du premier d'entre eux regardant la sacoche,
J'aperçus sur champ d'or un lion azuré.

Et poursuivant, j'en vis, à nulle autre pareille,
Une qui paraissait comme du sang vermeille.
Une oie y ressortait blanche comme du lait.

Une troisième portait sur sa besace blanche
Une truie azurée et grosse ; or, il se penche
Et me dit : « Que fais-tu sur ce pierreux ourlet ?

Va-t-en, et souviens-toi, pour le dire à la terre,
Que Vitaliano, mon voisin, comme un frère,
Un jour à mon flanc gauche, ici viendra s'asseoir.

Mêlé, moi Padouan, à ces morts de Florence,
Je les entends aussi crier pleins d'espérance :
Vienne le chevalier ! Quand pourrons-nous le voir,

Et sa bourse aux-trois becs ! » Au bout de sa harangue
L'ombre tordit sa bouche et puis sortit sa langue,
Ainsi que fait un bœuf pour lécher ses naseaux.

Et moi, me souvenant des paroles du sage,
Craignant de l'irriter en restant davantage,
Je laissai ces damnés à leurs terribles maux.

En arrivant, je vis déjà le doux poète
Établi sur le dos de la farouche bête,
Et qui me dit : « Allons, viens vite, et point d'effroi !

On ne descend ici que par semblable échelle.
Monte au cou de la bête, et, pour être sûr d'elle,
Moi je vais me placer entre la queue et toi.

Tel un homme aux accès de la fièvre quartaine,
Les ongles déjà bleus, grelottant, sans haleine,
Rien qu'à voir l'ombre, est pris d'une froide sueur,

Un frisson à ces mots agita tout mon être ;
Mais devant lui ma peur eut honte de paraître :
Un maître courageux impose au serviteur.

Force fut de m'asseoir sur cette large échine.
J'essayai de parler : la voix dans ma poitrine
Manqua; je murmurai : « Par grâce, tiens-moi bien ! »

Mais lui, le guide tendre et toujours secourable,
Dès que j'eus enfourché le dragon redoutable,
M'entoure de ses bras qui me font un soutien,

Et dit : « Va, Géryon; d'une aile obéissante,
Par de larges circuits adoucit la descente :
Songe au fardeau nouveau dont tu t'en vas chargé. »

Comme une barque à flot qui s'éloigne de terre,
Le monstre lentement de la rive en arrière
Recule, et quand du bord il se sent dégagé,

Il se tourne à demi, puis semblable à l'anguille,
Il agite sa queue allongée, et frétille,
Et de sa double griffe il fend l'air embrasé.

Phaéton trembla moins dans les célestes plaines.
Quand de ses faibles mains laissant tomber les rênes,
Il mit en feu le Ciel, encor cicatrisé ;

Icare eut moins d'effroi, moins d'angoisses mortelles,
Sentant fondre la cire et s'échapper ses ailes,
Son père lui criant : « Tu te perds, malheureux ! »

Que je ne tremblai, moi, quand je sentis la terre
Autour de moi manquer, et que dans l'atmosphère
Plus rien ne vis, plus rien, que le monstre hideux !

Lentement, lentement il nage dans le vide
Et descend en tournant, car je sens l'air humide
Qui me frappe au visage et qui souffle sous moi.

Et déjà j'entendais comme un fracas horrible,
A ma droite, monter de l'abîme invisible.
Je plongeai dans le gouffre un regard plein d'émoi.

Ce coup d'œil dans l'abîme augmenta bien mes craintes !
J'avais vu si grands feux, ouï si grandes plaintes
Que je me ramassai sur moi-même en tremblant.

Et je vis, jusqu'alors resté dans l'ignorance,
Que j'étais descendu dans plus vive souffrance
Qui de tous les côtés venait se rapprochant.

Tel un faucon lassé de déployer son aile
Sans découvrir d'oiseau, sans qu'un leurre l'appelle,
En vain le fauconnier lui crie : « Ah, scélérat ! »

Il descend fatigué de ses hauteurs limpides.
Et, traçant dans les airs mille cercles rapides,
Maussade et révolté loin du chasseur s'abat ;

Tel Géryon au pied de la roche brûlée
Descend, et nous dépose au creux de la vallée :
Et délivré du poids qu'il portait à regret,

Il s'enfuit, et dans l'air s'échappe comme un trait.

 


Dante

 

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